19 mai 2014

Gun Crazy

On reçoit aujourd'hui notre ami et collaborateur Simon pour nous parler du chef-d’œuvre de Joseph H. Lewis :

Depuis toujours on entend parler de Gun Crazy comme d'un chef-d’œuvre de la série B, et d'un objet cinéphile culte. Wild Side l’a sorti il y a quelques mois dans un luxueux coffret DVD/Blu-ray/livre (passionnant, signé Eddie Muller), et le moins qu'on puisse dire est que la réputation du film n'est pas usurpée : à la fois polar nerveux et très rythmé, histoire d'amour poignante, ambigüe et très audacieuse par son sous-texte sexuel, réflexion sur l'obsession et la passion dévorante, il est aussi une des influences esthétiques principales, 10 ans avant son émergence, de la nouvelle vague.




C'est l'histoire de Bart (John Dall), obsédé par les armes depuis sa plus tendre enfance, mais incapable de s'en servir contre qui que ce soit, malgré ses aptitudes exceptionnelles. Orphelin, il est élevé par sa grande sœur, jusqu'à être placé dans un centre de redressement juvénile après un énième vol de fusil. Après l'armée, il revient dans sa ville natale, où il retrouve ses deux amis d'enfance (l'un est devenu journaliste, l'autre shérif). Ils fêtent leurs retrouvailles dans une fête foraine. Là, Bart rencontre Annie Laurie Starr (Peggy Cummins), vedette d'un numéro de tir au pistolet. Coup de foudre. Sous l'impulsion de Laurie, le couple décide de prendre la route et de braquer des banques.




Trame classique de film de couple criminel, qui, bien que tourné une vingtaine d'années avant, n'a rien à envier à des films comme Bonnie and Clyde ou La Balade sauvage sur les plans du rythme, de la mise en scène, de l'audace, et de la richesse thématique. On se dit qu'il est assez curieux que Joseph H. Lewis ne soit pas plus reconnu et n'ait pas fait d'autres films de cette envergure. Sa mise en scène est hyper nerveuse et extrêmement inspirée : il faut voir ce braquage filmé en un seul plan de 3 minutes, du point de vue de Laurie restée dans la voiture - beaucoup de cinéastes aussi différents que Godard première période ou Tarantino (celui de Reservoir Dogs et de Pulp Fiction) peuvent dire merci. Particulièrement mémorable aussi, la scène de la rencontre entre Laurie et Bart, la première irruption de Cummins dans le plan lors de son numéro, les jeux de regards, la tension sexuelle qui se dégage de la scène. Que dire encore de toutes ces scènes qui semblent volées à la foule, arrachées au réel, provoquant un type de réalisme surprenant pour l'époque ; et puis les scènes de poursuite et d'action en général, très tendues, sèches, admirables, jusqu’à ce final aux accents oniriques, d’une cruauté déchirante.




L’absence d’autres chefs d’œuvre dans la filmographie de Lewis et son relatif anonymat posthume sont sûrement dus, comme l'explique Muller dans son livre, au fait que Gun Crazy est avant tout une vraie réussite collective : tout est parti du travail de MacKinlay Kantor, auteur de la nouvelle originale et de la première version du scénario, qui en contenait déjà une bonne partie de la sève ; aux commandes du projet, il y avait aussi les sulfureux frères King à la production, à qui on prêtait des relations plus qu’étroites avec différents milieux criminels, mais qui étaient surtout dotés d’un sacré flair. Ce sont en particulier eux qui ont eu l'audace et la bonne idée de faire appel à Dalton Trumbo (alors black-listé par McCarthy), qui a su à la fois épurer et sublimer l’histoire de Kantor pour livrer la version définitive du scénario. Et évidemment, Gun Crazy ne serait pas ce qu’il est sans son couple d'acteurs principaux, absolument géniaux : John Dall en obsessionnel fragile, braqueur as de la gâchette viscéralement incapable de tirer sur qui que ce soit, grande carcasse empêchée mais amoureux fou prêt à tout pour Laurie ; et Peggy Cummins, bombe d’énergie, de folie et de sensualité, garce manipulatrice et vénale mais réellement amoureuse de Bart, elle aussi. L’incroyable expressivité de leurs corps et de leurs visages donnent au film ce qu’il a de plus précieux : deux personnages inoubliables, qui nous font ressentir comme rarement ce que l’amour et la passion peuvent engendrer de folie.


Gun Crazy (Le Démon des armes) de Joseph H. Lewis avec Peggy Cummins et John Dall (1950)

43 commentaires:

  1. Super critique, Simon. Tu m'as même filé envie de le revoir. Tu fais vachement bien passer tout ton enthousiasme pour ce film et je te rejoins à fond !
    J'ajoute l'édition Wild Side à la liste de mes futures acquisitions !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'ai failli me le faire offrir à Noël (il est bien cher...).

      Supprimer
    2. Il vaut le coup ! Superbe copie, très chouettes bonus, livre passionnant et richement illustré.. Un bien bel objet.

      Supprimer
  2. "Sa mise en scène est hyper nerveuse et extrêmement inspirée : il faut voir ce braquage filmé en un seul plan de 3 minutes, du point de vue de Laurie restée dans la voiture - beaucoup de cinéastes aussi différents que Godard première période ou Tarantino (celui de Reservoir Dogs et de Pulp Fiction) peuvent dire merci."

    Harmony Korine aussi (Spring Breakers) ?

    RépondreSupprimer
  3. Hamsterjovial20 mai, 2014 06:28

    'The Big Combo', du même Joseph Lewis, est pas mal aussi, mais c'est vrai qu'il ne vaut pas 'Gun Crazy'.

    Étonnamment, le micro-genre qu'est le « film d'amants en fuite » a donné pas mal de bonnes choses. Il n'est qu'à citer, outre 'Bonnie and Clyde' et 'La Balade sauvage' mentionnés par Simon : 'J'ai le droit de vivre', 'Les Amants de la nuit', 'Guet-apens', 'Pierrot le fou' et 'La Sirène du Mississipi' (voire le début et la fin du 'Crime de Monsieur Lange' de Renoir, ou même certains moments de films d'Hitchcock dans lesquels un couple criminalisé — bien qu'en réalité « innocent » — est poursuivi : 'Les 39 Marches', 'Jeune et innocent', 'Cinquième Colonne', 'La Maison du Docteur Edwardes', 'Le Rideau déchire', etc.). Peut-être est-ce dû à l'alchimie particulière qui s'y joue entre film criminel, film d'amour et road-movie.

    (J'imagine qu'en fonction de goûts cinématographiques différents, on pourrait proposer une autre liste que celle ci-dessus : 'Sugarland Express', 'Tueur nés', 'True Romance', 'Sailor et Lula' voire 'Thelma et Louise'. Ce ne serait pas du tout la mienne, mais ce ne sont pas non plus des films nuls. Comme s'il y avait au cœur de ce type de film quelque chose d'intrinsèquement cinégénique...)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je mettrais volontiers Sugarland Express dans la première série, loin, très loin des films d'Oliver Stone et de Tony Scott.
      Première série aussi pour Wanda de Barbara Loden.

      Quid du road movie père-fille, genre moins représenté mais efficace (Paper Moon, Alice dans les villes).

      Supprimer
    2. Hamsterjovial20 mai, 2014 08:40

      « Je mettrais volontiers Sugarland Express dans la première série »
      —> il faudrait que je le revoie !

      « loin, très loin des films d'Oliver Stone et de Tony Scott. »
      —> C'est si vrai que ceux-ci, je ne les reverrai pas ! Mais en même temps, bien qu'il me sorte par les yeux, je peux comprendre l'intérêt particulier que certains éprouvent pour 'Tueurs nés', sans pour autant s'intéresser aux autres films de Stone.

      « Première série aussi pour Wanda de Barbara Loden. »
      —> En effet, j'avais oublié cet aspect dans 'Wanda'...

      « Quid du road movie père-fille, genre moins représenté mais efficace (Paper Moon, Alice dans les villes). »
      —> Intéressant aussi, mais il me semble que la force du « film d'amants en fuite » tient à l'ensemble de ses composantes entrecroisées, la composante sexuelle n'étant pas la moindre de celles-ci. Parce que sinon, on peut se perdre dans des variantes sans fin ! La première qui me vient à l'esprit, c'est celle, chère à Eastwood, du road-movie « petit garçon / père de substitution » : 'Honkytonk Man', 'Un monde parfait'. Ou encore la variation ciminienne, le road-movie « jeune homme / grand frère de substitution » : 'Le Canardeur', 'Sunchaser'.

      Supprimer
    3. Oui, j'ai cité ces deux-là car ils sont souvent considérés comme représentatifs d'une certaine modernité, mais la liste est longue, en effet.. le Guet-Apens de Peckinpah m'est aussi souvent venu à l'esprit devant Gun Crazy, les deux films partageant, dans des styles différents, une réflexion intéressante sur la violence au sein du couple.

      Supprimer
    4. Hamsterjovial20 mai, 2014 13:27

      Oui, et en même temps, dans mon souvenir, on assiste dans 'Guet-apens' à un retour de machisme délibéré dans lequel c'est de nouveau l'homme, au sein du couple, qui est en position de « force ». Au contraire, dans la plupart des « films d'amants en fuite » que nous avons cités, l'homme est caractérisé (dès le départ ou en cours de route) comme enfantin, faible, fragile ou impuissant, en rupture avec le protagoniste conventionnel de films de gangsters (rupture quasiment explicitée dans 'Les Amants de la nuit').

      Supprimer
    5. Dans mon souvenir, la domination de l'homme n'est qu'un trompe l’œil dans Guet-Apens aussi, non ? Il me semble qu'entre deux accès de violence, McQueen y est souvent montré comme très amoureux et dépendant de MacGraw, presque "infantilisé".

      Supprimer
    6. Hamsterjovial20 mai, 2014 18:30

      Oui, c'est très possible, là encore je n'ai pas revu le film depuis très longtemps... Ce serait donc une constante de ce genre de film, depuis 'J'ai le droit de vivre'. On va finir par pouvoir écrire un bouquin sur la question !

      Supprimer
  4. Hamsterjovial20 mai, 2014 07:54

    Juste un petit retour sur un passage du texte : « Trame classique de film de couple criminel ».
    Pas si classique que cela, même en tant que « trame » — le très bon résumé que Simon donne du film, quelques lignes plus haut, suggère bien les aspects très étonnants de son point de départ narratif...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. En écrivant "trame classique" je pensais à la toute dernière partie de mon petit résumé ("le couple décide de prendre la route et de braquer des banques"). Car on est bien d'accord sur la richesse thématique du film, et la complexité de ses personnages ;-)

      Supprimer
    2. Hamsterjovial20 mai, 2014 13:29

      Oui, j'ai un peu coupé les cheveux en quatre ! :)

      Supprimer
  5. Ginger F. Lisa29 mai, 2014 15:35

    Ah ? The Big combo ne vaut pas Gun Crazy ? Moi je prétends que si.
    Après, c'est une affaire de préférence perso. , type "avec ou sans rondelle de citron"
    J'adore Gun Crazy et je le mets dans mon top 10 des films noirs.
    Mais, perso, juste avant, je place Big Combo et je me garderai bien de dire que l'un est meilleur que l'autre.
    C'est à peu près aussi insoluble que dire qui de Fred ou de Gene danse le mieux.
    (Pour moi, Fred...)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il y a quoi d'autre dans ton top 10 ? :)

      Supprimer
    2. Hamsterjovial29 mai, 2014 18:53

      Je rappelais 'The Big Combo' pour relativiser un peu l'affirmation de Simon selon laquelle Lewis n'aurait « pas fait d'autres films de cette envergure », mais c'est vrai que je le place finalement moi aussi légèrement en dessous de 'Gun Crazy' pour une raison principale : 'Gun Crazy' fait du fétichisme son sujet, alors que dans 'The Big Combo' cela devient plus un effet (cf. l'écouteur de Brian Donlevy), très réussi mais qui prête à son tour plus facilement, il me semble, à la fétichisation cinéphile. Tandis qu'en faisant du fétichisme son sujet, 'Gun Crazy' l'aborde je trouve avec plus d'intelligence, presque de froideur théorique, tout en restant pourtant chaud comme la braise...

      Supprimer
    3. Lisa Fremont30 mai, 2014 00:16

      Belle riposte.
      Mais je suis fétichiste à mort, cinéphiliquement parlant (entre autres aussi). Donc, le Sonotone de Donlévy, ou le plan de Jean Wallace "prise par derrière" par Conte, ou la Wallace, toujours, courant, jupe battante, dans la lumière nocturne de James Wong Howe, moi, ça me "chauffe" plus, pour reprendre ta métaphore incendiaire.

      Supprimer
    4. Lisa Fremont30 mai, 2014 00:20

      Belle riposte.
      Mais je suis fétichiste à mort, cinéphiliquement parlant (et entre autres aussi). Donc, le Sonotone de Donlevy, ou le plan de Jean Wallace prise par derrière par le gars Conte, ou bien la Wallace, toujours, courant jupe battante, dans la lumière nocturne de James Wong Howe, moi ça me chauffe davantage, pour reprendre ta métaphore incendiaire...

      Supprimer
    5. Lisa Fremont30 mai, 2014 00:37

      Toujours un peu chiant, les listes. Et puis, elles changent, forcément.
      Disons, pour te faire plaisir, Nada (dans le cinéma noir classique américain, s'entend. Et pas forcément dans l'ordre) : Règlement de comptes, Man Hunt, The Big Combo, Gun Crazy, Cry of the city, Laura, La soif du mal, White heat, La maison dans l'ombre, Traquenard...
      Que du banal, quoi. Suis cinéphile de base, sorry.
      Et puis, y en a une foule d'autres que j'adore aussi. Ceux-là sont juste ceux que j'ai encore vraiment plaisir à revoir même après la 17e fois....

      Supprimer
    6. Lisa Fremont30 mai, 2014 12:20

      Une main efficace peut-elle effacer un des commentaires en doublon ci-dessus ? (et celui-ci, une fois la chose faite...?)

      Supprimer
    7. Si je le supprime, ça supprimera les réponses, ton commentaire de 00h37 disparaitra aussi.

      Supprimer
    8. Lisa Lisa Lisa Lisa31 mai, 2014 00:36

      Pffff... Décidément , les choses les plus évidentes ne le sont jamais....
      Désolée, mais parfois le site mouline tellement qu'on a l'impression que la page est effacée. Alors on clique, on clique, clik clik de ouf.... Et on se transforme sans le savoir en photocopieuse .

      Supprimer
    9. Lisa Fremont > Règlement de comptes, Man Hunt, The Big Combo, Gun Crazy, Cry of the city, Laura, La soif du mal, White heat, La maison dans l'ombre, Traquenard

      On en a critiqué 4 ! Plus que 6 !

      Supprimer
    10. Bravo.
      Mais, aaargh, oublié Sweet smell of success ! Comment ai-je pu ? Comment ai-je pu ?Comment ai-je pu ? Comment ai-je pu ?!!!!
      Pourtant Prem's parmi les prem's, çui-là !

      Supprimer
    11. Hamsterjovial02 juin, 2014 23:00

      Plus 'Le Grand Sommeil', 'La Griffe du passé' (rhââ lovely...), 'Le Port de la drogue' et 'En quatrième vitesse' (et 'Assurance sur la mort' certains jours), en ce qui me concerne. Et en ce qui concerne Lisette aussi, j'en suis persuadé ! Chez Lang, le « film noir » le plus pur et le plus réussi, pour moi, ce serait 'La Femme au portrait'.

      Supprimer
    12. Que certains jours, "Assurance sur la mort" ? Tous les jours en ce qui me concerne. Idem pour le Aldrich, et plus encore le Lang (en double programme avec "La rue rouge"). Et "Les amants de la nuit", vous le mettez dans le genre ? Parce que si on l'y met, il est forcément parmi les dix !

      Supprimer
    13. Plus Chasse au gang, Les Forbans de la nuit, Nous avons gagné ce soir, L'énigme du Chicago Express et Le Quatrième Homme, me concernant, mais la liste pourrait s'allonger encore... :)

      Supprimer
    14. Ouais... j'ai préféré m'arrêter à deux films (La Rue rouge et Les Amants de la nuit) qui pourraient prétendre à l'aise à mon top 10 perso (les 8 autres ont sans doute déjà été évoqués ici ou là dans les commentaires de Lisa et d'Hamster : Traquenard, La Soif du mal, Laura, En 4ème vitesse, Assurance sur la mort, etc., auxquels je rajoute d'ailleurs in extremis La Dame de Shangaï, Gilda, L'enfer est à lui, Boulevard du crépuscule, Les Inconnus dans la ville, en oubliant Alfred "hors-concours" Hitchcock - L'inconnu du nord-express, Vertigo, ... - sous peine de dépasser les 10 avant d'avoir joué).

      Supprimer
    15. Hamsterjovial02 juin, 2014 23:25

      @ Rémi : J'ai un rapport compliqué aux films de Billy Wilder... Moins à 'Assurance sur la mort', cependant. 'Les Amants de la nuit', même si mille choses l'y rapportent, je ne le mettrais pas dans le film noir, personnellement. Trop tendre. (Attention, ce n'est nullement un reproche !)

      @ John Nada : oui oui oui, même si je ne les mettrais quand même pas au même niveau que les pierres de touche du genre que sont les films de Hawks, Walsh, Lang, Welles, Preminger, Tourneur, Aldrich, Ray ('La Maison dans l'ombre'), Lewis et Fuller. Et Wilder, donc !

      Marrant, cette histoire de « genre ». À la fois cela n'a rien à voir d'essentiel avec la réalité profonde des films, cela peut même parfois sembler dérisoire, réducteur et conventionnel, et d'un autre côté ça a été (empiriquement, pragmatiquement, commercialement, sentimentalement) très important...

      Supprimer
    16. Hamsterjovial02 juin, 2014 23:33

      'L'Enfer est à lui', Lisette l'a cité ('White Heat'). À part pour Lang, je n'ai pas voulu ajouter d'autres films de cinéastes déjà cités. Parce que sinon : 'La Femme à abattre' (Walsh), 'Dossier secret' (Welles), 'La Femme au gardénia' (re-Lang), 'The Crimson Kimono' (Fuller), etc.

      Exemple même du film qu'on peut dire noir et qui est à cheval sur la frontière entre « majeur » et « mineur » (mais Nada pourrait sans doute en dire autant des films qu'il a cités) : 'Du plomb pour l'inspecteur', de Richard Quine. Très, très bon.

      Supprimer
    17. Hamsterjovial05 juin, 2014 20:39

      Et quitte à enfiler les Fritz Lang « noirs », comme des perles, en voici une autre (de perle) : 'House by the River'. Le film ne se déroule ni dans le décor ni à l'époque typiques du « film noir », mais c'est un joyau du genre. De même, Lisette a cité dans sa liste 'Man Hunt' : faux film de guerre, vrai film noir. Lang est sans doute celui qui a le mieux su « dépayser » le film noir, et il l'a fait de surcroît durant la période canonique de ce dernier. Cela n'est pas forcément dû à son origine viennoise : Preminger et Siodmak sont ses cousins « germains », mais n'ont pas comme lui transplanté le genre dans d'autres contextes, bien qu'ils l'aient beaucoup pratiqué.

      Cela me fait penser que les films de Lang présentent la qualité peu orthodoxe, pour un cinéaste aussi inspiré et « sérieux  » que lui, de pouvoir s'agrémenter de qualités qui leurs sont incidentes. Je me rappelle ainsi avec émotion des premières copies hyper-charbonneuses, littéralement noires et blanches, dans lesquelles j'ai découvert 'House by the River' et 'Le Testament du Docteur Mabuse' (au Cinéma de Minuit). J'ai presque éprouvé de la déception devant leurs copies repasteurisées, bien contrastées et sans bavures, qui ont été par la suite éditées en dvd (je ne suis pourtant pas, d'habitude, un fétichiste des vieilles copies abîmées). De même, je fais partie de ceux qui aiment bien la version giorgiomorodeurisée de 'Metropolis' sortie en 1984, avec ses couleurs et ses chansons criardes (pas si criardes que cela, d'ailleurs, du moins en ce qui concerne les couleurs). Comme si l'imaginaire languien était si puissant qu'il pouvait s'approprier, tel l'aimant attirant à lui les limailles de fer, les diverses scories que le temps lui fait subir.

      Supprimer
    18. J'ai découvert 'House by the River' il y a quelques semaines. Excellent film, évidemment, et dont la conclusion m'a beaucoup surpris (j'étais persuadé que ça se terminerait sur un twist digne de celui de 'La Femme au portrait', vu que le personnage principal est écrivain, que le film s'ouvre avec lui à sa table de jardin, en pleine crise d'inspiration, quand sa voisine évoque la saleté du lac en face de chez eux... mais non). Excellent mais pas de mes préférés, malgré de sublimes choses, et notamment les plans terribles sur le héros, au bas de l'escalier, au début du film, lorgnant vers les jambes nues d'un futur cadavre, image effrayante en soi (malgré la pasteurisation !) qui sert d'ailleurs de couverture à l'édition dvd du film chez Wild Side.

      Très fan de "Man Hunt" par contre, découvert quant à lui au cinéma il y a déjà quelques années. Une merveille. J'avais essayé d'en causer ici : http://ilaose.blogspot.com/2011/02/chasse-lhomme.html

      Quant aux scories du temps et autres défauts de pellicule absorbés, exploités même, à rebours et malgré lui, par le puissant Lang, ma petite bafouille sur 'Désirs humains' (le doublon de 'Règlement de comptes' au même titre que 'La Rue rouge' est celui de 'La Femme au portrait', ou l'inverse) pourrait s'ajouter à la liste : http://ilaose.blogspot.com/2013/06/desirs-humains.html

      Supprimer
    19. Hamsterjovial05 juin, 2014 22:15

      'House by the River' : toute la séquence que tu évoques, depuis les bruits d'eau dans la canalisation qui évoquent la douche de la jeune femme, est fascinante. Et les scènes nocturnes sur le fleuve itou.

      'Man Hunt' : peut-être le film de Lang qui montre le plus nettement qu'il n'est pas le cinéaste de « la » morale, à quoi on le réduit trop souvent, mais celui de la relativité des diverses morales, qu'il s'agit d'avoir le discernement de choisir en fonction des circonstances (surtout à partir de la période américaine, mais déjà dans 'Mabuse'...) : une morale de chasseur (choisir de tirer à blanc sur un gibier difficilement débusqué) devient immorale et totalement déplacée quand le gibier se trouve être Adolf Hitler. Le protagoniste passe le film entier à payer les frais de cette erreur initiale.

      Effectivement, nos remarques respectives sur la capacité d'absorbtion des films de Lang vont dans le même sens !

      Et c'est vrai que chez Lang, les films vont par deux. Avant même les exemples que tu cites : les deux Mabuse muets, les deux Nibelungen, et plus tard les deux volets du diptyque indien...

      Supprimer
    20. Wah ! House by the river...
      Quelle atmosphère! Une des plus envoûtantes dans la filmographie du Herr Lang, non?
      Je me demande parfois si Hitchcock ne l'avait pas dans un coin de son immense cerveau quand il faisait Psycho.
      Toutes ces liquidités, ces glouglous nocturnes, ces borborygmes fluides...
      Incroyables tous ces "petits Lang mineurs" qui se placent direct chez les majeurs et droit sur le haut du panier encore...
      "Cape et poignard se tient très bien aussi. Malgré le scenario parfois bancale, et en tout cas moins ironique et caustique que "Ministry of fear".
      Je préfère de toute façon "House" . Je le mettrais dans mon... top 17 (oui, quoi..?).
      @Hamster : Je trouve que Siodmak a parfois "déplacé" lui aussi le film noir, à sa façon.
      En termes de géographie, Le Suspect se déroule à Londres par exemple.
      Et "Pièges" est un vrai film noir français (dans ce cas précis, vu l'époque, je dirais même que Siodmak faisait du "film noir" sans le savoir ). Ou , plus tard, "Les SS attaquent la nuit", à Berlin . Il y a sûrement d'autres exemples que je n'ai pas en tête en cet instant et j'ai la flemme de chercher.
      Pour en revenir à Man Hunt... Voilà un des plus renversants, un des plus forts, un des plus prodigieux début de film de toute l'Histoire !!!
      Et que personne ne me contredise.

      Supprimer
    21. On pourrait analyser chaque film d'Hitchcock période ricaine à l'aune de ceux de Lang, et vice versa. L'intro de "La Cinquième victime", c'est pas que dalle non plus !

      Supprimer
    22. Hamsterjovial06 juin, 2014 10:03

      En ce qui concerne Siodmak, je n'avais pas inclus 'Pièges' ni 'Les SS attaquent la nuit' dans mes considérations car le premier est un film français et le second est allemand : je ne parlais que des films noirs tournés en Amérique. Ce qui, cependant, n'invalide pas ta remarque, qui est encore plus juste concernant 'Le Suspect', film pour le coup américain qui se déroule en Angleterre. Point ne l'ai vu, je l'avoue...

      Le début de 'Man Hunt' produit un effet prodigieux encore aujourd'hui, mais je me dis toujours que l'effet devait être encore plus incroyable sur les personnes qui l'ont vu à sa sortie, en 1941. Hitler dans le viseur ! (Et un Hitler hyper-crédible.)

      Côté débuts de films de Lang, j'aime aussi beaucoup l'attente initiale du personnage de 'Ministry of Fear'.

      Supprimer
  6. Pour revenir sur cette discussion à propos du film noir entamée avec le texte de Simon sur 'Gun Crazy', je crois que personne n'a parlé de 'Murder by Contract', réalisé par Irving Lerner en 1958. Après en avoir longtemps entendu parler, je viens seulement de le voir et c'est for-mi-dable (da-ble). Avec 'Gun Crazy', 'En quatrième vitesse' et l'un peu plus tardif 'Les Tueurs de la lune de miel', il forme à mes yeux le carré d'as des plus beaux « exercices de style » de ce genre cinématographique (pour des raisons que je n'ai pas le temps d'expliquer ici, je mets 'La Soif du mal' hors-concours). Évidemment, l'expression « exercice de style » ne rend compte que très imparfaitement de la beauté du film. C'est racé, poétique, moderne, spontanément anticonformiste, doux, dur et dingue à la fois, toujours inattendu et toujours logique, jamais poseur mais d'une séduction sans faille. Je crois savoir que des gens comme Scorsese, Nolan et Tarantino en sont tombés raides dingues, et je vois bien pourquoi, malheureusement ils ont été infichus d'en reproduire la beauté (si tant est que la beauté soit reproductible). Scorsese peut-être un peu, dans certains moments de 'Taxi Driver'.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ca donne bougrement envie !

      Supprimer
    2. Je l'ai dans ma ptite collec' de films noirs, je le materai en priorité !

      Supprimer
    3. Dans la foulée, j'ai vu 'City of Fear', réalisé un an après 'Murder by Contract' par le même Irving Lerner, de nouveau avec Vince Edwards dans le rôle principal (rarement vu un acteur capable d'être à la fois aussi séduisant et repoussant) et l'excellent Lucien Ballard à l'image (ne serait-ce que pour les prises de vues noir et blanc en extérieur à Los Angeles, les deux films valent le coup d'œil). Souffre de la comparaison avec 'Murder', mais très bien tout de même. Formerait une jolie programmation « radioactive » avec 'En quatrième vitesse' et 'L'homme qui rétrécit'...

      Supprimer