19 mai 2013

La Femme des sables

La Femme des sables, réalisé par Hiroshi Teshigahara en 1964 et auréolé du Prix du Jury à Cannes la même année, est un conte cruel sur la condition humaine. Un jeune entomologiste (Eiji Okada) marche dans un désert de sable à la recherche d'insectes rares. Lors d'une halte, il rencontre une poignée de villageois qui l'invitent à se désaltérer chez eux et le conduisent dans une auberge, au creux d'un puits de sable. Son hôte, une sympathique jeune femme (Kyôko Kishida), lui offre le gîte et le couvert et répond à ses questions tout en déblayant le sable qui s'écoule continuellement du plafond. Le lendemain matin, l'homme se rend compte qu'il vient d'être fait prisonnier et qu'il est condamné à demeurer avec la femme des sables pour le restant de ses jours, travaillant d'arrache-pied à faire remonter aux villageois les quantités de sable qui s'abattent sur sa tête.




C'est une très complète métaphore de la vie moderne, une parabole où l'homme est insecte, fourmi ouvrière, pris au piège d'un tube à essai géant, Sisyphe réduit à l'absurdité du travail, appâté par la carotte d'une misérable pitance, récompensé par un minimum absolu de ressources vitales. Et pas le droit de se plaindre. Et même qu'il doit s'estimer heureux. Quand le héros demande à la femme des sables "est-ce que tu travailles pour vivre ou est-ce que tu vis pour travailler ?", c'est une autre formulation de la fameuse sentence entendue chez Leone dans Le Bon, la brute et le truand : "If you work for a living, why do you kill yourself working ?". L'entomologiste et la femme des sables, héros et héroïne enterrés vivants de cette histoire, miroirs de l'humanité entière, se satisfont de presque rien, s'échinent pour obtenir une radio supposée les divertir, s'abrutissent à force d'isolement et de vacuité, travaillent bêtement à enrichir de plus gros qu'eux quitte à participer à une entreprise néfaste pour d'autres populations dont finalement ils doivent bien se foutre, et ce quitte à vivre repliés dans un quant à soi égoïste et naïf, voué au déclin de chacun.




Voilà le genre de pensées qui nous traversent devant ce film. On songe à la prostitution consentie et implicite des foules (littérale dans le film) qui remettent leur liberté à demain. Au syndrome de Stockholm généralisé à l'ensemble de la population humaine, plongée dans la servitude volontaire de La Boétie jusqu'au cou. Reclus dans la Caverne de Platon, les hommes vivent sans jamais voir le jour, rejettent l'expérience aveuglante du soleil et retournent à la noirceur de leur trou confortable. A ceci près que le héros du film, contrairement à la femme des sables, a connu le soleil avant l'obscurité, la liberté avant la captivité, mais la vraie question pour lui est de savoir si ledit soleil était réel, et s'il ne vit pas finalement (à l'intérieur du trou de sable, avec la petite marotte obsédante de sa découverte : obtenir de l'eau par capillarité) dans un microcosme reproduisant exactement, à une échelle réduite, les conditions du monde réel, plus vaste bien qu'identique. Dès lors pourquoi quitter son trou ? Pourquoi ne pas y rester comme nous restons tous dans notre carcan quotidien ?




La femme des sables est un film très riche, suffisamment ingénieux et minimaliste pour contenir en puissance une foule d'idées, d'hypothèses et de conceptions philosophiques, et pour parvenir à les faire germer en nous par grappes. Le seul bémol, c'est que le film n'est pas non plus toujours d'une grande finesse, et que la plupart de ces thématiques (tendance très japonaise à donner dans la grande critique pessimiste du sort tragique et absurde de l'humanité dans un conte farfelu et intriguant) sont très explicites, voire lourdement explicitées par les dialogues.




En revanche le film contient de très belles choses sur le plan formel, des choses moins directement écrites, moins dialoguées (à l'image de la tirade sur le travail ou la vie) ou scénarisées (tel le cartoon débile qui rend le héros bêtement hilare avant de l'agacer tout à coup). Par exemple, Teshigahara excelle à filmer les corps, fait des gros plans sur les gorges des personnages, brisant l'humanité des figures pour les rendre animales et placer sous notre regard de voyeurs, et sous le sien d'expérimentateur, l'humain observé à la loupe tel un insecte fascinant. On trouve aussi de magnifiques plans sur le sable qui s'affaisse et qui coule sur les parois du trou comme dans un sablier géant, créant un vrai sentiment du temps écoulé (la durée du film y contribue aussi mais n'y suffirait pas). Ces images du sable fondant sur lui-même par ridules, presque abstraites et un peu érotiques en elles-mêmes, rajoutent au côté fablesque du film, à sa part fantastique déroutante aussi, qui trouve son apogée dans cette séquence terrible de la "demande de viol" où les figures des villageois masqués, monstrueux, juxtaposés par un montage brutal, éclatent dans le plan et font réellement peur.




Le film doit aussi beaucoup à son acteur principal, Eiji Okada, le premier rôle masculin de Hiroshima mon amour. On retrouve chez Teshigahara des plans quasi identiques à ceux de l'introduction sublime du premier film de Resnais (tourné 5 ans plus tôt) quand Okada fait l'amour avec la femme des sables et qu'on voit son dos filmé en gros plan, parcouru par les mains de sa maîtresse et recouvert tantôt de sueur tantôt de sable, plans qui comptent parmi les plus beaux moments du film, comme toutes les scènes où le cinéaste se décide à ne plus trop verbaliser, théoriser et réfléchir, pour mieux montrer, matérialiser, faire surgir.


La Femme des sables de Hiroshi Teshigahara avec Eiji Okada et Kyoko Kishida (1964)

5 commentaires:

  1. Je suis aussi enfermé dans ma réflexion sur ce film qu'un entomologiste dans un entonnoir de sables. C'est un film très beau par ce qu'il associe la friabilité de la société des grains de sables en dunes à celle de l'empathie des hommes en meutes. Beau parce que Teshigahara filme aussi bien le sable que les corps humains (à ce titre les scènes pulsionnelles, de la première apparition du corps nu ensablé de la femme à la bataille viol-ante en passant par les caresses destinées à faire tomber le sable sont parmi les plus prenantes). De ce matériau à l'étude (le grain de sable humain, pris malgré lui dans une tempête qu'on pourrait voir comme une allégorie du totalitarisme collectiviste voisin) on apprend bien vite que le piqueur d'insectes se retrouve tout aussi vite cloué que ceux qu'il n'hésite pourtant pas à priver de leur vie. Et il ne faut pas longtemps au scientifique un brin sophiste (qui à sa première rencontre croit savoir mieux que la femme des sables ce qu'est le sable) pour perdre de vue sa tenue de ville : ses pulsions et ses instincts le rattrapent. Il manque d'eau, de contact et puis il l'avoue lui-même : "Nous sommes des animaux" bien qu'il ne parvienne pas à gagner son sucre en cédant entièrement à l'animalité, à la bestialité de l'injustice. "On ne peut pas battre la nature dit-il au début" et il a raison.

    Le film pourrait en rester là mais j'ai aimé qu'il poursuive.

    C'est justement en découvrant ce qu'est réellement le sable, c'est-à-dire lui-même, en comprenant que le grain le plus insignifiant et le plus futile à première vue pouvait produire contre toute attente le plus grand des biens (l'eau - argument qu'il moquait au début), que le grain d'homme en vient à se sentir investi d'un possible. Reconversion inattendue, le voilà devenu miroir d'un grain de verre, qui va produire lentement mais sûrement sa propre réserve, notant (pour qui ? peu importe, pour quelqu'un, un jour) ses découvertes sur l'étonnant phénomène et sacrifiant pour cela sa propre liberté, sacrifiant ainsi au parallélisme, devenant lui-même sujet d'étude, le grain d'homme rejetant sciemment la liberté pour s'insérer dans un tout, plus grand que lui, et travailler non pour la gloire, comme il l'avait prédit auparavant, mais pour la science de la nature, qu'il ne pourra de toute manière pas battre. Autant, alors, travailler avec elle, de concert.

    C'est un film très réussi, je trouve, non pas sur la liberté ou sa privation, mais sur l'accomplissement au sein d'un tout.

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    1. Lecture intéressante. Mais le film parle alors de l'accomplissement au sein d'un tout oppressant, contraignant, et donc parle aussi de liberté et de privation. Au sens large bien sûr. L'entomologiste travaille uniquement pour sa survie en milieu carcéral, et Teshigahara étend ça à une métaphore de l'humain qui, même quand il se croit libre, ne travaille peut-être qu'à la même chose : organiser sa survie face à des contraintes plus ou moins conscientes et explicites imposées par tout un tas de choses parmi lesquelles compte la société. Qu'on soit dans le particulier ou dans le général, la liberté et sa privation restent donc un sujet du film, et pas des moindres.

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  2. Zila Fremonto20 mai, 2013 22:19

    A propos de votre édito sur Hitchcock en pub Slim fast... C'est rigolo, parce qu'il l'a faite lui-même!
    Enfin, presque. Dans le film "Lifeboat" dont l'action se déroule en un lieu unique, un canot de sauvetage, il s'était demandé comment régler son habituelle apparition. A l'époque il suivait un régime. Il a donc eu l'idée de faire son cameo dans un journal, avec une pub pour un produit amaigrissant. On l'y voit sur 2 photos, style "avant" / "après".
    Ceci mis à part, je suis 100% d'accord avec cet édito!

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    1. Les éditos qui apparaissent dans la bande de droite sur la page principale du blog apparaissent aussi dans la page "Editos", accompagnés d'illustrations. Je t'invite à découvrir celle du dernier édito ici : http://ilaose.blogspot.com/p/editos.html :)

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  3. Bonsoir, j'avais écrit le bien que je pensais de ce film qui est une vraie expérience cinématographique. http://dasola.canalblog.com/archives/2007/05/23/5205581.html Bonne soirée.

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