28 avril 2012

Le Fossé

Notre fidèle guest-rédacteur Joe, le chef d'orchestre et fondateur du webzine musical et polémique C'est Entendu, aka Joe Bean, littéralement Joe le Harricot, vient nous parler du Fossé de Wang Bing, dont nous regrettions l'invisibilité dans notre édito du 1er avril, pour nous en dire tout le bien qu'il en pense et l'urgente nécessité pour le public, notamment français, de voir ce film, de voir d'autres films, de voir, tout court.

Le film de Wang Bing a vraiment raté son audience, pour le coup. Ou disons plutôt qu'on n'a pas vraiment laissé au public une chance de le rencontrer. Très peu de séances dans un nombre réduit de salles, le temps d'une semaine et demi : même à Paris, il fallait se presser pour le voir. Passons sur le manque de visibilité offert aux "petits films", surtout lorsqu'ils sont comme celui-ci présentés dans le cadre d'un diptyque (dont l'autre moitié est Fengming, chronique d'une femme chinoise, un documentaire du même auteur sur le même sujet paru en même temps mais encore moins visible dans les salles), ça ne sera pas le sujet d'aujourd'hui. Si je déplore que Le Fossé n'ait pas bénéficié d'une véritable chance d'être vu, c'est surtout parce qu'il me semble capital de faire voir aux français de 2012 les conditions de détention des prisonniers "droitiers" du régime communiste chinois de 1960.



Parallèlement à l'interview-documentaire de Fengming, survivante chinoise des camps de déportés, Wang Bing a ainsi tourné une fiction autour du camp de "rééducation par le travail" de Jiabiangou, dans le nord-ouest aride et sec de la Chine, qui dépeint les conditions de vie et surtout de mort des "travailleurs" qui par manque de vivres, de forces et d'espoir deviennent rapidement des morts en sursis. On y voit s'élever, tant bien que mal dans cette atmosphère délétère, quelques pics d'énergie aussi éphémères qu'inutiles lorsqu'une discussion politique "éclate" entre un fidèle du parti enfermé à tort et qui y croit encore et d'autres beaucoup plus critiques, lorsque la femme d'un condamné vient le retrouver et arrive huit jours trop tard, lorsque la nouvelle de la mort de son époux lui est annoncée et qu'elle hurle son désespoir, lorsqu'elle exige de connaitre l'emplacement de sa tombe et qu'on la menace de représailles pour ses velléités dissidentes, lorsqu'elle parcourt le désert de tombe en tombe pour finalement trouver les restes de son bien-aimé, lorsqu'enfin le plus "candide" des prisonniers et son ancien professeur se lancent dans une évasion perdue d'avance. Tout cela étouffé par le désespoir extrême entourant le camp, jusqu'à ses figures d'autorité, du chef résigné au kapo que le destin condamnera à ne jamais quitter les lieux.



Le réalisateur fait montre de détermination, de réalisme et de simplicité pour transmettre des sentiments de honte, de péril et de profonde désillusion. Dans le même temps, en filmant non seulement les "ennemis" du régime communiste mais aussi des amis déchus ou exilés des idées de Mao, Bing défie la déchéance des idées communistes et dénonce une soumission totale (face au régime et en son sein). De très beaux plans très clairs, dénués de vie mais bourrés de sens, alternent avec des séquences sombres, poussiéreuses, dans les abris souterrains des prisonniers rendus cannibales par la fin. La faim, ça n'est pas la leur qu'ils ressentent mais celle dont ils font l'objet. On les a envoyés s'entasser dans le désert afin qu'il les dévore, d'abord les corps, puis le langage, l'âme et enfin la vie elle-même.



C'est en somme une rengaine "connue", si je puis dire. La dénonciation des camps de travail ou de concentration, on y a eu droit au cinéma, de Lanzmann à Resnais en passant par Rithy Pahn et d'autres... Ne restait-il pour Wang Bing que l'espace d'une chinoiserie de l'horreur, certes cinématographiquement parlante et idéologiquement pertinente ? Je ne le crois pas. Le Fossé et Fengming présentent une valeur particulière, supplémentaire, qui me semble fondamentale dans le contexte de leur parution (et en dépit de leur maigre visibilité) en Europe, et puisque nous y sommes plus particulièrement en France, en 2012. Ce pour la bonne raison que le désespoir soumis que dépeint Bing à travers son portrait de Jiabiangou, ce fossé entre les promesses d'une société et la réalité de ses enfants devrait nous concerner directement, nous autres français, puisque nous sommes en plein dedans.



Le sommeil dans lequel nous baignons depuis si longtemps ne saurait durer éternellement. En 2012 ressent-on seulement les frémissements précédant le glissement de terrain qui surviendra forcément. Loin de moi l'idée de dénoncer ici la mort d'une civilisation et la fin annoncée du système capitaliste dans le détail et les effusions, mais comprenez-moi bien : je suis persuadé que ces choses surviendront. Sinon par un soulèvement interne généralisé (et non pas une indignation de pacotille), en tout cas par un conflit général. C'est inévitable. On ne peut pas asséner nuit et jour aux gens qu'ils doivent faire de l'exercice et s'enfiler dix fruits et légumes par jour tout en les incitant à travailler davantage et à manger vite et mal pour gagner du temps (de travail, pas de vie). Ceux qui travaillent au bureau, au chantier, à l'usine, et qui n'ont pas la chance d'avoir une cantine bon-marché-mal-bouffe à disposition font comme moi : ils mangent des sandwiches à la pause déjeuner. Ca n'est pas une simple question de temps (celui de commander dans un restaurant) ou d'organisation (on peut préparer ses repas la veille au soir et les tupperwarer), c'est une question d'argent. Pas besoin d'être au SMIC pour ne pas disposer des moyens de déjeuner au restaurant, pas même une saucisse/salade. Même en faisant grimper le SMIC à 1700 euros comme certains le promettent, un tel train de vie (je ne parle que de la simple idée d'être en mesure de déjeuner allez, disons deux à trois fois par semaine dans un bistrot de quartier) resterait impossible.



Ceci n'est qu'un exemple et pas le pire de ce que la situation a de terrible. Ne pas avoir les moyens de déjeuner, peu importe à la limite, ça n'est pas quelque fracture sociale ou quelque précarité généralisée qui soit le sujet. Il s'agit de réalisme ! Les français d'aujourd'hui veulent à tout prix conserver un modèle social déjà disparu, parce qu'ils refusent de voir qu'il a disparu, de se l'avouer. Oh pas tous, bien entendu. Les plus précaires le savent bien, mais tant d'autres semblent s'accrocher à l'idée que nous pouvons bricoler ces crises, tripatouiller le système qui fuit de partout, reboucher les trous avec des mensonges (pas ceux des politiques, ceux que la masse exige d'eux !) et vaille que vaille. On en est là. Dans un pays d'aveugles ou les borgnes sont bien emmerdés et qui ne demande qu'à s'effondrer pour mieux renaître. Or, pour que les choses avancent, il faut combattre cette cécité opportune et le film de Wang Bing participe de cet effort, à sa façon, en proposant une réflexion sur le regard. Regard des masses chinoises détourné des camps, regard des communistes brouillé par l'idée unique de Mao et regard des condamnés interdit de cité. Malgré ses faibles moyens et sa visibilité réduite, Le Fossé peut éveiller le regard de non-voyants français et c'est là toute la force de sa parution ici et maintenant.



Seulement voilà : qui pour voir Le Fossé ? Évidemment personne, ou presque. La réponse était dans la question. Pas de robots géants pour divertir, pas d'exotisme pour éveiller les sens (un désert, ça n'a jamais fait vendre au Club Med) et pas même une belle musique signée John Williams (le film est dénué de tout habillage musical, il est nu, sincère) capable d'en faire un Schindler du pauvre (du chinois). Justement ! C'est là l'une des manières les plus intelligentes de montrer l'horreur. Sans voix off, sans travelling sur des barbelés et sans divertissement. Nous sommes bien assez divertis par ailleurs, nous autres riverains de la Société du Spectacle et adeptes quotidiens du festivisme. Si l'on entreprend de nous faire voir ce que l'on refuse (la vérité), qu'on le fasse de façon intelligente, après tout. Il y a bien des façons de dénoncer, de démontrer et de défendre des idées, mais toutes n'ont pas ou n'ont plus la même force à une époque où l'attention est en baisse et la réflexion ne fait plus bander. En 1966, Raoul Servais pouvait se permettre d'user du dessin animé, d'un manichéisme enfantin et d'une schématisation de cour de récré pour "montrer" le Mal (évidemment très germanazié) sans l'explorer vraiment. De ce point de vue, Chromophobia apparait encore comme une introduction valide à la critique de la violence, mais une introduction seulement, et même un brin anachronique tant on a dépassé la lutte idéalisée d'un bien contre un mal aisément identifiables. Aujourd'hui, pas de tsar, de nazis, l'ennemi est diffus. Ou alors il s'appelle El-Assad et il ne sert à rien d'éveiller les consciences contre ses méfaits : il s'en charge pour vous. Éviter simplicité et manichéisme ne suffit pas : les français refusent la plupart du temps, pauvres d'eux, la pédagogie appliquée. Voyez l'échec auprès du public d'un film comme Les Amours d'Astrée et de Céladon, pourtant éclatant de sincérité, d'enseignements et de beauté. Peut-on citer un autre film qui s'intéresserait à l'adaptation d'Honoré d'Urfé, à l'époque Gallo-Romaine ou qui prenne le temps de renseigner personnages et spectateurs quant à la religion des Gaulois d'alors ? Imagine-t-on tant de scénarios consacrés à la politique de l'amour qu'il faille en snober un si beau, un qui professe avec une telle sagesse les enseignements de sentiments aussi importants que le respect, la colère, la jalousie et l'adoration ? Une œuvre pédagogique aurait peut-être davantage de prise sur la réflexion des spectateurs, c'est en tout cas mon sentiment profond et je regrette que le public n'y soit pas sensible, mais si l'on ne peut enseigner, il convient de renseigner, d'ouvrir des yeux trop souvent mi-clos, et la sincérité crue et directe du film de Wang Bing me semble plus à même d'être accueillie avec bienveillance par nos concitoyens. Ne prenez pas cela pour de la condescendance, d'ailleurs. Essayer d'être honnête avec les siens, jusque dans leurs travers, ne me parait pas négatif, au contraire ! C'est parce que je convoite le bien de mon pays et de mes frères français (et européens, le nationalisme n'étant pas mon dada) que je me permets de suggérer qu'ils seront sans doute plus réceptifs face à un film quasi-documentaire comme Général Idi Amin Dada : Autoportrait (de Barbet Schroeder, 1972), tourné en Ouganda face au charismatique leader, le montrant sans fard (et sans grandeur cinématographique) au quotidien, qu'au Mishima : A Life in Four Chapters de Paul Schrader (1985) qui montre avec poésie et théâtralité que tout combat, même réactionnaire, même perdu d'avance, vaut mieux que la paresse et la soumission. Le Fossé n'est pas simple à voir, c'est une vision effrayante, éprouvante, désolante et inaccessible au plus grand nombre. Je soutiens que si l'on faisait l'effort de régler la question de l'accès, les spectateurs, les français et les européens qui le verraient, eux se joueraient de l'épreuve et en sortiraient les yeux agrandis.


Le Fossé de Wang Bing avec Li Xiangnian, Lu Ye et Lian Renjun (2012)

17 commentaires:

  1. Chouette article, qui fait tiquer quelques fois mais j'imagine que c'est fait exprès. Ca donne envie de voir ce film, et je vais ptet y aller demain d'ailleurs !

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  2. Pour moi ce sera en entrée une salade de bœuf sauce anchois, une entrecôte sur le grill à point en plat, et une tarte fine aux pommes pour finir.

    Un café, un pour ma femme, et un café pour mon chien. Un café, deux cafés, trois cafés, ça nous fait six cafés ça ?!

    Et j'aimerais bien voir ce film :)

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  3. Ils auraient dû coller la tête de Ségolène Royal sur celle de la bonne femme à poil dans le tableau de Monet. Elle m'a toujours titillé...

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  4. Ce film parle-t'il du petit village bucolique du Fossat dans l'Ariège ?

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  5. Bravo !
    Mais ne pas pouvoir aller à la Brasserie du coin,
    c'est parfois aussi ne pas pouvoir aller au cinéma...

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  6. Voilà,j'aime quand ce blog fait des critiques aussi passionnées et bien écrites.
    Aucun grossiereté,pas de haine gratuite,c'est un plaisir de lire.
    Si c'était la même chose pour les critiques négatives,trop extrèmes et faciles,je posterai beaucoup plus de commentaires.

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    1. N'hésite quand même pas à nous dire quelles sont les critiques négatives qui te déplaisent et à les commenter. :)

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  7. c'est marrant moi c'est tout le contraire: si toutes les critiques du site étaient comme ça je ne viendrais plus souvent (lire et commenter)... Mais tant mieux s'il y en a pour tous les gou^ts on va dire...

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    1. Il en faut pour tous les goûts, oui !

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    2. Bah,disons que je trouve con d'avoir une si bonne plume et de se perdre dans des critiques verbalement désagréables(The Dark Knight par exemple ou Polisse,film que je n'aime pas non plus)et d'avoir d'un autre coté une passion indéniable et superbement mise en valeur,comme cette critique.
      Enfin,après,ça reste mon avis.

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  8. BertranD > J'ai volontairement laissé de côté le sujet de la visibilité des films (que ce soit le nombre de séances ou le prix de ces séances) parce que c'est un sujet différent, mais si on veut vraiment voir un film, on peut le faire "autrement"...

    PHTP > Merci !

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  9. J'ai bien pigé l'enchaînement de tes idées, et même si je les comprends, ça fait quand même un petit déclic de passer en un alinéa des camps de concentration au prix du bifteck à la brasserie du coin. Drôle de cocktail, et pari réussi d'une pensée pas immobile, ça se meut et pas qu'un peu dans ton développement.

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  10. Oui j'adore alambiquer mon zob.

    PHTP > Cette critique-ci est signée de ma plume (Joe Gonzalez, pigiste chez Il a Osé et Rédacteur en Chef de cestentendu.com), tandis que celle sur Polisse et The Dark Knight sont signées par les deux rédacteurs principaux d'IAO (Rémi et Félix).

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  11. Ben, moi je l'ai vu. Et je peux dire que c'est une de mes expériences de cinéma les plus dures (et pas au sens du Cheval de Turin, où on peut rigoler en cachette de la critique qu'on écrira).
    J'en parlais ici : http://www.christoblog.net/article-festival-continents-2010-82275453.html

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    1. Je l'ai aussi trouvé assez éprouvant.

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  12. De mon côté je suis très touché par la référence de plus en plus régulière à la saucisse-salade... :)

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