22 janvier 2025

Apocalypto

En 2006, après le scandale La Passion du Christ, Mel Gibson sombre comme à son habitude dans l'alcool et la drogue. Il part en vacances au Brésil avec une compilation de bossa nova récupérée dans les bureaux de la Warner. Il s'identifie soudain profondément au sentiment de saudade, ce sentiment typiquement lusophone qui consiste en un mélange décapant de mélancolie, de joie diffuse et de rage de vaincre. Deux rencontres l'aident à sortir de la dépression : Romario Bebeto, qu'on ne présente plus, l'avant-centre brésilien aux mille buts imaginaires et aux mille femmes bien réelles, seul joueur offensif de gauche de l'histoire du football, et Chico Buarque, le roi de la bossa, dont la reine est Gilberto Gil. Chico, roi de la chanson populaire au Brésil, devient son confident, son ami, son grand frère et son binôme dans les soirées chaudes de Rio de Janeiro. Mel Gibson prend conscience qu'être l'un des acteurs les mieux payés de sa génération, un pur sex symbol mondial, un réalisateur de génie et un antisémite avéré ne suffit plus à son bonheur : il entend trouver le salut dans l'amour, la famille, la lecture obsessionnelle de l'autobiographie de la star du ballon rond Romario (Comment j'ai soi-disant marqué 1000 buts, paru en France aux éditions PUF) et la fréquentation assidue de Chico Buarque. 
 
 
 
 
Comme Mel, Chico Buarque nourrit une passion pour les femmes et pour l'Amérique du Sud, son propre continent, ainsi que pour son Histoire. Si bien que le couple sillonne le Brésil pour redécouvrir un pays que l'un des deux connaît déjà par cœur malgré sa superficie hallucinante. Sujet à des douleurs de dos, Mel accepte de consulter au fin fond de la jungle un mage vaudou, un nécromancien des forêts atrabilaire et pyromane. Le naturel incrédule de Mel, athée convaincu, sceptique de naissance et antisémite de conversion ne le prépare pas à l'intense thérapie qui en découle : il vit une renaissance sur les bords du fleuve Orénoque, un christian reborn quelques kilomètres au sud de Manaus, qu'il entend bien partager avec le monde entier. De retour à L.A., il pratique intensément le yoga ayurvédique et organise enfin sa vie autour de ses enfants, nés entre les années 60 et 90 et répartis dans tous les États d'Amérique du Nord et d'Australie. Le souvenir enfoui du divorce de ses propres parents ressurgit et l'affecte à tel point qu'il envisage de quitter le cinéma pour ne pas redevenir un père absentéiste et dans l'optique d'être enfin là pour ses enfants, y compris les plus âgés, déjà adultes, retraités et calés en EPHAD. Sa passion pour la culture brésilienne grandit avec l'écoute ininterrompue de bossa nova et au gré de son évolution psychédélique. Intarissable sur Chico Buarque, Gilberto Gil et Romario Bebeto, il retrouve les plaisirs de la culture populaire de Recife avec ses enfants très âgés.
 
 
 
 
Au point culminant du scandale autour de la sortie de son brûlot antisémite, Mel part en famille pendant plusieurs jours dans une ferme sans internet, près d'Ubatuba, une ville du Brésil située dans le désert du Sertao, entre Sao Polo et le cercle arctique. Débarqué en hélicoptère avec toute sa smala, il s'installe dans une chambre sans confort ni fenêtres, au sein d'une villa de dingue, et prévoit de rédiger d'un jet et sur ordinateur portable, avec le logiciel Apleton, le scénario de son futur film, celui qui le sortira du pétrin et le lavera de tout soupçon quant à son antisémitisme revendiqué et assumé jusqu'à la mort. Les sonorités métalliques de son clavier Windows Surface ne correspondent pas à son nouvel état d'esprit sud-américain. Il réclame une machine à écrire Olivetti 32, 36kBPS, à touches en bois de manguier, avec renforts de ressorts en acajou et caractères rigides forgés en caoutchouc du Brésil. Mais au bout de deux jours, les ongles en sang, les phalanges fracturées et du cal plein les paumes, devenu le faune du labyrinthe de Pan, Gibson retrouve finalement un attrait pour son ordinateur et, dans un crossover réaliste de Barton Fink et The Shining, il pond, fécond comme jamais, des scènes au rythme endiablé et festif inspirées du carnaval de Rio et des feria du club taurin Lou Seden de Villevieille dans le Gard.





Au fur et à mesure, Mel dépasse la peur de décevoir le monde du 7ème art et les fantômes du IIIème Reich pour célébrer l'amour, la famille et la terre. Au-delà du Brésil, ses influences mêlent les polyrythmies de Waterworld et le funk d'Earth, Wind and Fire dans un creuset évoquant Le Trésor de la Sierra Merdée featuring le contenu de la boîte à gants de Dr. Dre. Le visionnage en famille d'un court-métrage de la NASA consacré aux prédictions mayas l'aide à fixer son scénario sur la disparition de cette culture dont il trouve des traces tout autour de lui. Pourtant Gibson réalise enfin qu'il se trouve sur le bon continent mais pas du tout dans le bon pays. Les Mayas n'ont jamais foutu un pied au Brésil. Que nenni, c'est là qu'il tournera son nouveau film et qu'il mettra d'accord Mad Movies et Les Cahiers du cinéma sans froisser aucun historien du dimanche (il en a froissé des tas, mais de métier, et a également provoqué les foudres de tous les instituts d'archéologie et de collapsologie de la planète, ce qu'il considère comme méritoire, en tant que supporter officiel de Goebbels et de Trump).
 
 
 
 
Les films de pure aventure sont rares, l'étaient déjà en 2006 et le sont encore plus maintenant. Mel Gibson nous a gratifiés de ça, dans un film au rythme haletant, que l'on regarde la mâchoire dans le verre de nuit et les accoudoirs en lambeaux. Difficile de séparer l'homme de l'artiste ? En général, oui. Pas devant Apocalypto, où l'homme Gibson disparaît. Certes il s'efface, mais surtout on l'oublie, forcément, car nous voilà poussés à survivre dans la jungle antédiluvienne d'Amazonie, et on ne donnerait pas cher de nos vies dans ce merdier de chaque instant. Plus difficile en revanche de parler beaucoup plus longtemps du film lui-même car cela nous obligerait à taper notre texte en pleurant de joie et en décroisant nos jambes, encombrés par une érection massive, or en général, ça ne donne rien. Fantasme de cinéma : dans le même film, une éclipse solaire met fin à l'une des plus terribles séquences de sacrifice au monde amenée par un maniaque de la violence sadique ; une course poursuite démentielle entre un jeune indien, Patte de Jaguar (incarné par Rudy Youngblood, un acteur qu'on n'a plus revu au cinéma, car il continue de courir depuis 2006), et une panthère noire, que Mel, avant de l'adopter, s'était amusé à rebaptiser Pattes de Jobard et qu'il s'était lui-même chargé d'affamer en la nourrissant d'herbes sèches trempées dans de la sauce soja sans sucre pendant trois semaines avant de dire "action" ; une chasse à l'homme qui vous fume sur place ; l'arrivée fatidique des premiers conquistadores européens sur le sol du nouveau monde ; le tout tourné en langue inca ! Quelle folie de film. Un délire dégoulinant de sueur, de sang et de bons sentiments, avec des gentils très gentils et des méchants très méchants, le tout noyé par un déluge dans un puits, rythmé par une chasse au potamochère inoubliable, couronné par une visite guidée des favelas préhistoriques de la Mésoamérique, et tant d'autres impensés de l'histoire millénaire de la péninsule du Yucatán et de la civilisation aztèque post-classique. Une anomalie dans les annales de l'art. Vous avez peut-être déjà croisé sur youtube ou dans les rayons des pires librairies quelques anthologies de "ces grands films que vous ne verrez jamais", où le Dune de Jodorowski croise le Napoléon de Kubrick, où le Nostromo de David Lean le cède au Stalingrad de Sergio Leone. Eh bien vous ne trouverez jamais, dans ces listes, le Apocalypto de Mel Gibson, parce qu'il existe. Mais il faut savoir l'apprécier et le reconnaître à sa juste valeur d'apocalypse filmique.


Apocalypto de Mel Gibson avec Rudy Youngblood, Dalia Hernandez, Raoul Trujillo et Jonathan Brewer (2006)

15 janvier 2025

Anima

Durant le tournage d'Anima (Poire à lavement au Québec), qui a duré 15 jours pour 15 secondes de film, Thom Yorke a osé aller demander à PTA : "Pourquoi ne me filmes-tu pas davantage ?", sachant qu'il est à l'image de la 1ère seconde à la dernière, et Paul Thomas Anderson de lui répondre sans bégayer (lui qui est bègue de naissance). Et par des arguments bien précis, notamment sur sa qualité de jeu. On ne sait pas ce qui s'est dit exactement (l'anecdote est (mal) rapportée par Duck Feeling dans son encyclopédique Radiohead, bouquin très complet, presque à gaver, qui flirte avec le trop-perçu), mais la star de la pop n'a plus parlé au cinéaste pendant quelques jours. Anima est néanmoins ce qu'on peut qualifier de "proposition de cinéma". On atteint un tel degré d'expérimentation qu'il faut s'étonner, venant d'un type comme Yorke, que le film ne s'intitule pas plus pompeusement Aenima ou quelque autre saeloperie dans le genre. Toujours est-il qu'avec ce film dystopique en N&B, qui a passé de justesse l'épreuve du banc de mixage, Thom Yorke et PTA se sont réconciliés avec le monde du cinéma. Une seule bobine. Muet. Pas de son direct ni de musique additionnelle. Un pur One-Reeler des premiers temps du cinéma. Avec sa compagne Dajana, Thom Yorke partage une danse hommage au film L'Exorciste, que le chanteur porte dans son cœur, en même temps qu'il adresse un double-clin d’œil appuyé à la RATP.
 


Anima de Paul Thomas Anderson avec Thom Yorke et Dajana Roncione (2019)

30 décembre 2024

Sans un bruit : Jour 1

Après avoir réalisé l'encourageant Pig, Michael Sarnoski a préféré empocher un bon gros chèque co-signé Michael Bay et John Krasinski pour mettre en boîte un préquel à la saga A Quiet Place. Il semble donc avoir choisi son camp et c'est bien dommage pour lui. C'est à la fois poussé par une attention sincèrement bienveillante pour ce réalisateur et par une curiosité toujours malsaine pour ces films-là que je m'y suis encore risqué. De nouveau, beaucoup de temps perdu. Sarnoski, également auteur du scénario qui a dû être surveillé de très près par le gros melon de Krasinski, nous narre une énième histoire de résilience dans un contexte d'apocalypse. Une jeune new-yorkaise en phase terminale de cancer, accompagnée de son chat, veut concrétiser un dernier souhait avant d'y passer : aller déguster une pizza chez Patxi (vu à la Star Ac en 2003 et désormais pizzaïolo réputé de la Big Apple) et tant pis si des aliens redoutables viennent compliquer ses plans. La malade est rapidement rejointe par un étudiant complètement dépressif et inerte auquel elle va, paradoxalement, insufflé un inespéré souffle de vie... C'est beau et touchant. Heureusement, l'importance de demeurer silencieux pour ne pas attirer les monstres empêche les dialogues à la mords-moi-le-nœud. Les deux comédiens, Lupita Nyong'o et Joseph Quinn, n'ont d'ailleurs pas grand chose à se reprocher dans ce spectacle des plus anodins.
 



"Découvrez comment le monde est devenu silencieux" annonce la tagline sur l'affiche. Justement, tout est sur l'affiche... N'espérez guère apprendre des choses intéressantes sur ces créatures à l'allure fort peu mémorable et à l'ouïe particulièrement fine venues de l'espace pour nous envahir. Nous découvrons simplement qu'elles ont débarqué sur terre sous la forme d'une sorte de pluie de météorites et il nous est rappelé avec insistance qu'elles ne savent pas nager (bien mauvais choix de planète de leur part, donc). Le scénario, sans idée, ne se consacre jamais à l'enrichissement d'un univers famélique, à l'exception peut-être d'une courte scène rappelant inévitablement l'Aliens de James Cameron lors de laquelle, dans un décor de ruines plongé dans l'obscurité (comme quasi tout le film), nous apercevons rapidement un monstre plus gros que les autres entretenir maladroitement des espèces de culture d’œufs ou de champignons fibreux puis alerter ses collègues, révélant par la même occasion leur mode de communication rudimentaire (et particulièrement sonore pour des individus aux oreilles si sensibles). Mais, là encore, ce n'est pas vraiment ce sur quoi se concentre le réalisateur à ce moment-là puisqu'il est plus occupé à filmer le gros chat noir et blanc, pas spécialement mignon, mettre en danger notre survivant dépressif en se ruant dans l'un des repaires des bestioles. Je ne fais pas un reproche à Sarnoski en soulignant qu'aucun élément neuf nous est apporté dans ce préquel inutile tant on peut être persuadé que rien ne serait ressorti d'intéressant si le film avait choisi cette voie. 


 
 
L'invasion extraterrestre et la fin du monde tel que nous le connaissons permet simplement de nous rappeler combien il est important de veiller les uns sur les autres, surtout quand on est mourant, et de savoir apprécier les petits plaisirs de la vie, comme une pizza pourrie de chez Patxi. A Quiet Place : Day One nous apprend aussi qu'un chat peut être plongé entièrement dans l'eau et faire de la nage en apnée sur une bonne centaine de mètres pour en ressortir en pleine forme avec le poil légèrement ébouriffé. On vous déconseille très vivement de reproduire l'expérience à la maison, sous peine de perdre votre animal de compagnie dans de bien tristes circonstances. Au plus creux de la vague, Jeff Nichols a longtemps planché sur ce projet, écrivant même un scénario, dont on espère qu'il ne reste rien ici, à partir d'une idée de Krasinski (toute cette saga est fondée "à partir d'une idée de Krasinski" d'où le souci). Si Nichols était allé au bout, en associant son nom à cette sinistre mascarade, il nous aurait sans doute définitivement perdu. Michael Sarnoski a quant à lui choisi de continuer sa carrière sans un bruit.
 
 
Sans un bruit : Jour 1 de Michael Sarnoski avec Lupita Nyong'o et Joseph Quinn (2024)

24 novembre 2024

Eileen

Après Lady Macbeth, qui avait révélé Florence Pugh aux yeux des cinéphiles, William Oldroyd poursuit sur sa lancée en nous proposant un nouveau film d'actrices, Eileen, qui met en vedette Thomasin McKenzie et Anne Hathaway dans deux rôles qui semblent taillés sur mesures. La première incarne une jeune fille vivant seule avec son père alcoolo et noyant son ennui dans ses fantasmes sexuelles et des envies d'ailleurs de plus en plus difficiles à refouler. Sa morne existence est chamboulée quand une nouvelle directrice à l'élégance et à l'assurance magnétiques, campée par Anne Hathaway, est engagée dans la prison où elle travaille. Une relation ambiguë va progressivement se nouer entre elles... Et il ne vaut mieux pas en révéler davantage. Le film se déroule pendant les années 60 dans l'ambiance feutrée d'une petite bourgade de la côte Est et le réalisateur nous plonge délicatement dans cet environnement aux couleurs automnales, effacées par une brume matinale qui rechigne à se lever sur les journées répétitives de notre protagoniste frustrée. On s'y laisse aller comme on se plaît à regarder une toile d'Edward Hopper ou que l'on s'enfonce dans la lecture estivale d'un polar américain de premier choix.


 
 
Le cinéaste parvient facilement à nous choper et à maintenir notre attention grâce à cette atmosphère enveloppante, agréable à l’œil, et ne fait pas que s'appuyer sur deux actrices au diapason. Malgré une durée modeste (90 minutes et des poussières), William Oldroyd nous dresse patiemment le portrait d'un personnage aux abois, en grande détresse affective, totalement coincé dans une bulle qu'il crève d'envie d'éclater. Thomasin McKenzie, déjà remarquée dans Leave No Trace, confirme ici tout le bien que l'on commençait à penser d'elle. Anne Hathaway, appréciée récemment chez James Gray, confirme également la tournure intéressante que prend désormais sa carrière. On met donc un petit moment à comprendre que nous sommes en présence d'un thriller psychologique à combustion lente ou, devrait-on plutôt dire, à mèche très longue. C'est en effet au bout de l'heure de film que l'on bascule pour de bon dans le thriller pur jus et que le rythme s'emballe. Cela a pour effet de nous surprendre et de nous scotcher jusqu'au final à l'appréciable parfum de série B surgie du passé (le générique final assume totalement cette parenté). Bref, on tient là un très bon petit film, un peu passé inaperçu, et cela me semble assez injuste, c'est d'ailleurs ce qui m'a motivé à torcher ces quelques lignes. Will Oldroyd, je continuerai donc à vérifier ce que tu fais. 


Eileen de William Oldroyd avec Tomasin McKenzie et Anne Hathaway (2024)

24 octobre 2024

Geographies of Solitude / Le Plein pays

Allez savoir si chaque homme est une île ou si aucun homme n'en est une, en tout cas Jacquelyn Mills, dans Geographies of Solitude, sorti en 2022, filme une femme et une île. Une femme, Zoé Lucas, naturaliste et environnementaliste. Sur une île. L'Île de sable, minuscule terre canadienne en forme de sourire, sise à 170 kilomètres au large des côtes de la Nouvelle-Écosse, dans l'océan Atlantique. Zoé Lucas y vit depuis plus de 40 ans, seule. En tout cas seule humaine, puisque habitent aussi là de nombreux insectes et autres coléoptères, des oiseaux bien sûr, et même des chevaux, jadis emmenés là par les hommes puis abandonnés, mais qui prospèrent depuis dans les dunes, où ils vivent, se reproduisent, meurent. Le documentaire, d'une grande beauté et d'un calme agréable, montre les tâches incessantes et répétitives de Zoé Lucas sur cette île qu'elle arpente sans relâche depuis des décennies, qu'elle observe, étudie, nettoie et aime, où elle multiplie les prélèvements de toutes sortes, au risque d'accumuler chez elle des collections ubuesques de capsules de bouteilles, de ballons crevés en quantités faramineuses, de badges en plastique et autres menus objets débiles dont elle tente d'identifier la provenance, et qui l'inspirent aussi, dont elle se sert pour confectionner de nombreuses créations artisanales et artistiques qui décorent son foyer.  Et tous les jours de colliger des centaines, des milliers de données sur tout ce qui se passe là, avec un souci renouvelé du détail et de la précision qui laisse pantois non pas en soi mais maintenu sur une telle durée, qui épuise par procuration aussi, et qui interroge : qui lira tout ça ? qui s'en servira, après Zoé Lucas ? Ce travail de fourmi, si précieux et si colossal, restera-t-il vain ?
 
 



Or, comme Zoé Lucas se sert des détritus venus polluer l'île pour en faire de beaux objets, Jacquelyn Mills tend à faire de la matière même de l'île, de son substrat naturel et des objets qui la polluent, son film, ou, pour le dire autrement, tente de faire du film, de la matière filmique, à partir de la matière même de l'île et de ce qui s'y trouve. En utilisant diverses techniques, par exemple de collage, de superposition, et en réalisant des expériences, la cinéaste canadienne ponctue son documentaire de séquences expérimentales où la pellicule, exposée à la lumière des étoiles, développée dans les algues marines ou enfouie dans le sable, est soumise aux aléas et aux substances du milieu. Et le travail sur le son n'est pas en reste, quand Jacquelyn Mills capte avec un microphone de contact les moindres frémissements des herbes, les pas des plus petites bêtes, et en emplit, si l'on peut dire, l'image. Si bien que le film entier prend corps, ou racine, et en finirait presque par devenir une île lui-même, et par faire sentir les embruns et l'iode, nous laisser un petit goût de sable sur la langue. Et dans le même temps, alors que l'île et le film tendent à ne faire plus qu'un, la distance entre la réalisatrice et Zoé Lucas s'amenuise, à mesure que les paroles de la scientifique — que des images d'archives nous montrent toute jeune, à son arrivée sur l'île, avec des collègues encore à l'époque : et l'on mesure alors le temps écoulé depuis sur cette île minuscule et pour ainsi dire nue, tandis que le visage actuel de la chercheuse tarde à être approché, à nous être montré — se font plus personnelles, tentent de dire ce qui la retient à ce petit monde de solitude, et que pointent à la fois quelques regrets, par exemple de ne pas avoir vécu autre chose, et l'évidence, le temps passant, que sa place était bel et bien là.
 
 

 
 
 
Le beau film de Jacquelyn Mills m'a fait repenser à un autre documentaire fascinant, Le Plein pays, du français Antoine Boutet, réalisé en 2009, d'un aspect beaucoup plus brut, avec une image vidéo pauvre en qualité, qui suit, pendant une heure, Jean-Marie, dont on se demande pendant tout le film à quel point il est fou, qui vit seul et isolé dans une forêt française, terrifié par la surpopulation qu'il fuit, certain qu'elle annonce une catastrophe globale inévitable, et qui — quand il n'est pas fourré dans sa cambuse délabrée, envahie d'un fatras pas possible d'objets trouvés plus ou moins dégueulasses et d'autres à l'effigie de vedettes populaires, à écouter de la variété sur son poste radio, dont Jacques Brel chantant le "le plein pays" qui est le sien, et Jean-Marie de chanter par-dessus en faisant semble-t-il involontairement cette erreur qui donne son beau et triste titre au film — passe sa vie à excaver le sous-sol des bois qu'il arpente, retirant de la terre des roches énormes avec une volonté et une abnégation délirantes, pour creuser des galeries dans lesquelles il dessine des gravures pariétales destinées à délivrer un message aux futurs habitants du monde, ceux d'après la catastrophe. 
 
 


 
Le personnage est non seulement sidérant mais très attachant. Notamment dans cette séquence, si mes souvenirs sont bons, où, dans une des grottes qu'il creuse et orne de ses gravures étranges, Jean-Marie se met à psalmodier une étrange litanie, quelque chose comme une prière païenne, pour sa fille (j'espère ne pas me tromper, mais il me semble bien que c'est pour sa fille), dont les paroles, répétitives mais soumises à des variations improvisées, forment un poème aussi simple que bouleversant. Et l'on aimerait en savoir plus encore sur cet homme, clochard voûté, hargneux au "travail" épuisé, entouré de débris d'enfance et des rebuts d'un monde à moitié disparu, qui semble malheureux de l'avoir perdu.
 




Jean-Marie, jobard misérable, marginal cabossé et solitaire, homme des cavernes moderne et dépassé, triste comme les pierres, ces blocs rocheux énormes et informes qu'il s'acharne à sortir du sol pour aller peupler ses galeries sous la terre de toutes les paroles, gravées ou chantées, qu'il n'adresse à personne quand il remonte en surface, dans le monde, où son seul lien avec les autres est un émetteur branché sur Radio Nostalgie, n'a certes rien à voir avec Zoé Lucas, scientifique méthodique chevronnée qui dédie toute son existence à la préservation d'un écosystème et à l'analyse rigoureuse des phénomènes "anthropocéniques" qui le menacent chaque jour un peu plus. N'empêche. Dans les deux films, aussi remarquables l'un que l'autre, se dessine le portrait d'une personne seule, à la frontière entre génie et folie (la balance penchant clairement plus d'un côté de part et d'autre, vous l'aurez compris), creusant le sillon de sa propre solitude, hantée par l'angoisse de ce qui s'est perdu et de l'inévitable catastrophe qui vient, prélevant et accumulant les pierres, les plantes, les squelettes d'animaux et toutes autres choses, dont des déchets plastiques, pour l'une, des choses tirées du sol, les pierres et des déchets enfouis, pour l'autre, mais qui continuent de noter, de chanter, de creuser, de créer, pour qu'une forêt parle et qu'une île de sable soit regardée et que toute son histoire soit jour après jour consignée, et pour que tout cela, malgré tout, existe, ait existé.


Geographies of Solitude de Jacquelyn Mills avec Zoé Lucas (2022)
Le Plein pays d'Antoine Boutet avec Jean-Marie (2009)

16 octobre 2024

The Harbinger / The Witch in the Window

 
 
Oubliez Ari Aster, Robert Eggers et Jordan Peele, ces pâles figures de proue de cette soi-disant elevated horror, autant de tocards qui pètent plus haut que leurs culs et sont pourtant infoutus de réaliser un seul vrai bon film de bout en bout. Tandis qu'ils font la une des plus respectables revues consacrées au cinéma et que leurs critiques les plus mal avisées et connectées les citent systématiquement dans leurs sordides tops annuels ou bi-mensuels, le persévérant Andy Mitton, loin des radars, va son chemin, en toute discrétion, voyant au mieux ses œuvres modestes, qu'il scénarise, monte et met également en musique, diffusées sur des plateformes spécialisées au flair bien affûté. La comparaison est sciemment provocatrice, certes, mais vous aurez compris que je ne suis fan d'aucun des cinéastes susmentionnés et il y a de quoi être attristé quand on constate le manque de notoriété d'Andy Mitton et les notes cruelles que ses petits films récoltent sur les databases les plus fréquentées – parmi ces films, seul le laborieux We Go On, co-réalisé avec Jesse Holland et en grande partie flingué par son acteur principal, paraît mériter une certaine sévérité, tant il n'amène rien de neuf sur un thème rebattu (la vie après la mort) et pourrait refroidir les plus bienveillants spectateurs.

Après avoir été accueilli outre-Atlantique sur Shudder, The Harbinger était visible par chez nous sur Shadowz, qui a eu le bon goût de nous le proposer l'année passée dans le cadre d'un marathon horrifique spécial Halloween. Il s'agit déjà du quatrième long métrage du cinéaste américain spécialisé dans l'horreur qui, dans chacun de ses films, s'intéresse toujours de près à ses personnages, prend le temps de les faire exister, et cherche à aller au-delà du frisson facile en peaufinant de belles atmosphères desquelles surgissent toujours quelques grands moments d'angoisse. Peut-être tourné en plein confinement et avec trois bouts de ficelle, The Harbinger semble a priori causer du Covid, du confinement et de ses tristes effets sur les plus fragiles d'entre nous par le biais du récit d'un lent effondrement mental où hallucinations flippantes et réalité déprimante vont de plus en plus intimement s'entremêler. Plus généralement, le film aborde le sujet de la dépression de manière assez frontale et courageuse, ce qui l'empêche au passage d'être trop directement associé à la seule période de la pandémie et lui permet d'être plus atemporel.

 

 
Au-delà de ça, The Harbinger constitue également une très simple et belle histoire d'amitié. On y suit en effet une jeune fille qui, suite à l'appel au secours d'une vieille amie, s'affranchit du confinement strict respecté par sa famille pour aller lui rendre visite, l'aider et passer du temps avec elle dans son appartement délabré. Andy Mitton utilise intelligemment les divers éléments associés à la crise sanitaire, à commencer par la paranoïa ambiante fondée sur la peur irraisonnée d'être contaminé et le port du masque évidemment susceptible de divulguer n'importe quelle monstruosité inattendue. Autant d'outils qu'il place au service de son récit d'horreur avec une malice qui relève de l'évidence. Il reprend aussi le fameux masque porté par les médecins de peste pour habiller la sombre entité qui symbolise la menace dépressive omniprésente. Avouons qu'après une première heure rondement menée, le cinéaste semble ici avoir eu quelques difficultés à boucler son récit, on regrette ainsi un petit ventre mou où l'on ne sait plus trop où il veut en venir. Heureusement, il retombe tout de même sur ses pattes en beauté avec une ultime scène toute en sobriété, au pessimisme accablant mais hélas sensé, conclue d'une pirouette des plus logiques.

Quelques années auparavant, Andy Mitton avait signé une autre bobine horrifique de la plus belle eau, le plus abouti et plus court The Witch in the Window qui, quant à lui, nous racontait une belle histoire d'amour filial entre un père et son jeune fils derrière ce qui se présentait d'abord comme un bon vieux film de maison hantée. En réhabilitant une vieille ferme perdue dans le Vermont, un homme et son fils sont confrontés à l'esprit de son ancienne propriétaire, une femme à la solide mais ambiguë réputation de sorcière dont on évitait jadis de s'approcher de trop près du territoire. En réalité, le papa veut retaper cette jolie baraque dans l'espoir de donner un nouveau souffle à son couple qui bat méchamment de l'aile, comme on l'a compris dès la première scène, à la tension domestique sèche et des plus crédibles. La rupture définitive et le divorce planent, le garçonnet en souffre en silence, croyant au rêve de son père et s'accrochant au vain espoir de voir ses parents réunis dans une maison qui, sur le papier, a effectivement tout pour plaire à sa maman. Sauf que la sorcière s'avère assez possessive envers les infortunés, désireux de vivre chez elle. Et c'est l'occasion pour le réalisateur de déployer son sens de l'atmosphère manifeste et de nous proposer quelques pics de terreur véritables qui nous scotchent à notre fauteuil.


 
 
Lors de scènes a priori anodines où nous voyons père et fils s'affairer autour de la maison pour lui refaire une beauté, Andy Mitton joue brillamment de la profondeur de champ, sur ce qui peut se jouer en arrière-plan, en invitant le spectateur à être aux aguets, à guetter la moindre apparition fantomatique de ladite sorcière, illustrant littéralement, à plusieurs occasions, avec cette simplicité chère aux grands talents, le titre de son œuvre pleine de modestie. Il se montre dans le même temps capable de mettre en boîte des scènes au suspense étouffant, sans utiliser de ficelles faciles, mais en jouant avec brio sur l'attente, la crainte de voir enfin. Un autre grand moment d'effroi nous fait partager les hallucinations d'un père dont le chagrin l'amène à imaginer une réconciliation désespérée. Une scène patiemment amenée, au dénouement aussi glaçant qu'attendu, qui parvient même, et c'est bien là le plus dur, à nous émouvoir. Si les comédiens sont irréprochables (en particulier le daron Alex Draper qui, en outre, a de faux airs de leader quinqua d'un respectable groupe d'indie rock du nord-ouest américain), c'est aussi les dialogues du cinéaste qui sonnent justes et évitent savamment les clichés redoutés. Cette histoire de sorcière est donc avant tout le prétexte pour nous proposer un film sensible et délicat, où nous sommes touchés par ce que vivent des personnages bien caractérisés et par les enjeux dramatiques dévoilés progressivement. On prend autant de plaisir à le regarder qu'à lire une nouvelle fantastique écrite par un maître. Du velours pour les amateurs de frissons distingués, d'ambiance soignée, d'horreur réellement intelligente, qui s'en régaleront en déplorant, comme moi, que l'auteur ne bénéficie pas d'une plus grande renommée tout en se réjouissant d'avoir affaire à une obscure pépite injustement méconnue. Non, vraiment, croyez-le ou non, Andy Mitton est parmi la crème du cinéma d'horreur indépendant américain du moment.


The Harbinger d'Andy Mitton avec Gabby Beans, Emily Davis et Raymond Anthony Thomas (2022)
The Witch in the Window d'Anty Mitton avec Alex Draper et Charles Everett Tacker (2018)

18 septembre 2024

Au-delà des cimes

Catherine Destivelle, l'une des plus grandes grimpeuses de tous les temps, méritait bien qu'un beau documentaire lui soit entièrement consacré. C'est le spécialiste réunionnais Rémy Tezier, passionné de mer et de montagne, qui s'y est collé, avec un certain talent. Au-delà des cimes nous propose de suivre l'escaladeuse française au cours de trois ascensions de sommets alpins mythiques qu'elle choisit de réaliser en compagnie de quelques-uns de ses proches, ceux-là même qui l'ont accompagnée tout au long de sa si brillante carrière. Nous la voyons donc arpenter le Grand Capucin, imposant obélisque de granit qui fait le bonheur des grimpeurs de tout poil, avec l'une de ses anciennes élèves devenue une amie ; puis grimper l'Aiguille du Grépon, crête crénelée de plusieurs pointes où trône une statue de la Vierge Marie, auprès de sa sympathique et toute guillerette sœur cadette ; et enfin monter tout en-haut de l'Aiguille Verte, le plus difficile du lot, aux côtés de deux de ses mentors, d'amusants alpinistes chevronnés et septuagénaires, animés d'une affection évidente pour celle qui les a toujours épatés. Ces trois sommets ont chacun leur particularité mais ont en commun une beauté esthétique saisissante, joliment mise en valeur par les caméras de Rémy Tezier, qui viennent rappeler sans fanfaronnade toute la richesse et la splendeur des Alpes.



 
 
Le simple récit de ces trois ascensions successives, accomplies en toute tranquillité, dans une ambiance chaleureuse et légère, récit émaillé de rares et brefs flashbacks sur quelques-uns de ses exploits passés, narrés par le phrasé envoûtant de Bernard Giraudeau, dessine touche après touche un portrait délicat et juste de Catherine Destivelle, sacré bout de femme digne du plus grand respect. Au bout des 80 agréables minutes de ce documentaire, nous éprouvons même une sorte d'admiration pour la dame, personnalité discrète au charisme naturel, que nous avons presque l'impression de réellement connaître. Dans sa façon très simple, humble et concise d'évoquer son parcours, ses choix et son amour de l'escalade par quelques phrases prononcées en voix off, dans sa manière attentive mais jamais maternelle de veiller à la sécurité et à la bonne progression de ses compagnons de cordée, dans ses échanges, ses petits gestes et ses regards furtifs adressés aux autres, saisis par la caméra, c'est toujours la sincérité qui semble primer. On est rapidement captivé, curieux de la comprendre.



 
 
Il y a aussi quelque chose de très plaisant ici, et que l'on relève inévitablement en amateur du genre : le film de Rémy Tezier est totalement vierge des attributs habituels de la plupart des films de montagnes, bien plus souvent consacrés à nous dépeindre des performances masculines. Au-delà des cimes, aucun sensationnalisme, aucune volonté d'en mettre plein la vue, quand bien même certaines images sont effectivement impressionnantes et que le talent et la maîtrise de Cathy Destivelle (ouais, je l'appelle Cathy maintenant) sont proprement hallucinants. Elle qui a l'air aussi à l'aise qu'une araignée, une araignée qui serait inoffensive et gracieuse, sur les parois verticales vertigineuses, gravies vitesse grand V, précise qu'elle n'est en rien "suicidaire", bien que le danger puisse aussi la stimuler. En réalité, on la sent d'abord et surtout éprise de liberté. Le film colle avec la personnalité de notre vedette, elle qui aurait pu collectionner tous les trophées possibles et épingler à son palmarès les plus dangereux sommets du monde, mais n'avait pas spécialement l'esprit de compétition et était simplement portée par son amour pour l'escalade et la montagne. La douceur et la sincérité de ce film, apaisé et apaisant, contrastent avec le tout-venant et font du bien, tout simplement.
 
 
Au-delà des cimes de Rémy Tezier avec Catherine Destivelle (2008)