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4 février 2013

L'Appât (The Naked Spur)

Ce grand classique du western réalisé par Anthony Mann en 1953 a pour titre français L'Appât. Quel est donc cet appât dont les distributeurs français ont pu penser qu'il résumerait mieux le film que son titre original ? Peut-être Lina (Janet Leigh), la compagne du malfrat Ben Vandergroat (Robert Ryan), traqué par le chasseur de primes improvisé Howard Kemp (James Stewart) et ses deux associés de circonstances, rencontrés au début de la traque, le soldat déshonoré Roy (Ralph Meeker) et le vieux chercheur d'or Jesse (Millard Mitchell). Le bandit, une fois capturé par ses assaillants, se sert en effet de la jolie blonde pour détourner l'attention de ses geôliers. Ou bien s'agit-il, à la fin du film, du cadavre de l'un des membres du trio, dont le même truand use pour faire tomber les deux autres dans un traquenard ? Difficile à dire. Une chose est sûre, on retiendra plutôt le titre original : The Naked Spur, littéralement "L'éperon nu". Mann expliquait que ce drôle de titre était en fait tiré du nom du piton rocheux où il tourna la fin du film, dans les rocky mountains, et qui lui inspira l'arme utilisée par Jimmy Stewart lors de l'ultime combat. Le film s'ouvre d'ailleurs sur ce fameux éperon, filmé de façon peu banale : le premier plan représente en plan large et fixe une magnifique prairie verdoyante, dont la tranquillité est confortée par une musique paisible, quand la caméra panote brusquement sur la droite, accompagnée dans son vif mouvement horizontal par un emballement sonore, pour se retrouver braquée en très gros plan sur l'éperon de James Stewart, juché sur son cheval.




Cette ouverture peut rappeler cette scène de La Chevauchée fantastique de John Ford, juste avant la grande attaque des indiens, où un même plan d'ensemble sur Monument Valley était soudain chahuté par la caméra et par une musique guerrière pour pivoter vers un grand indien menaçant, posté sur sa monture au sommet d'un rocher afin d'observer la progression de la diligence en danger. Sauf que l'indien est ici remplacé par le héros blanc de l'histoire, le gendre idéal des comédies de Capra, l'américain moyen magnifique, le très anachronique et admirable James Stewart dans un rôle ambigu d'anti-héros notoire. Achevant de prendre le contrepied de son aîné, Mann reproduit le même panoramique plus loin dans le film, cette fois-ci pour passer - comme chez Ford - de la communauté des blancs à un éclaireur indien signe d'attaque imminente. Trois ans et six films plus tôt, en 1950, Mann tournait La Porte du Diable, avec Robert Taylor dans le premier rôle, où il se faisait fort d'embrasser avant tout le monde le point de vue des indiens dans un western, juste avant La Flèche brisée de Delmer Daves, avec le même James Stewart, qui demeura pourtant longtemps dans l'histoire comme le premier du genre. Bien que le conflit américano-indien ne soit pas le sujet de The Naked Spur, Mann y ramène les blancs et les natifs à niveau par la reprise à l'identique d'un même mode de représentation : les uns et les autres constituent une menace pour leur prochain. Les blancs, soldats, chercheurs d'or ou propriétaires terriens, toujours en inadéquation avec le décor qu'ils voudraient faire leur (James Stewart n'a rien d'un cowboy et peine à escalader un rocher lors du premier affrontement du film), sont une menace pour le wilderness américain au même titre que les indiens sont une légitime menace pour eux. Mais le cinéaste n'en reste pas là. Quelques scènes plus tard le film montre la petite troupe d'indiens guidée par l'éclaireur déjà aperçu s'approcher pacifiquement de la troupe des blancs avant de se faire décimer par Kemp, Roy et les autres dans la forêt. Mann filme sans détour le massacre inutile d'un peuple méconnu et réduit au silence, massacre relégué au rang d'anecdote de voyage et qui n'aura aucune réelle incidence sur le parcours des américains arpentant le soi-disant "nouveau" territoire pour se l'accaparer.




On a souvent dit que le paysage jouait un rôle de personnage dans les westerns d'Anthony Mann, au point que le cinéaste filme parfois un élément de décor comme un individu parmi les autres, notamment dans le passage sous la grotte, où il fait un panoramique de bas en haut sur la frêle colonne de pierre qui soutient le plafond jusqu'à ce que Robert Ryan la bouscule pour que la roche s'écroule sur la tête de ses adversaires. Mais le paysage mannien ne fait pas office de personnage au même titre que dans un film comme Gerry de Gus Van Sant, où le désert est peut-être le protagoniste le plus important du film, un élément agissant filmé au moins aussi longuement que les êtres qui le parcourent. Dans The Naked Spur, le paysage, omniprésent, puisque le film se déroule entièrement dans la nature, est l'agent bien opportun des actions humaines, il est l'accessoire de leurs querelles, un outil à portée de main. Il faudrait donc également parler du paysage de l'ouest américain sauvage chez Anthony Mann comme d'un gigantesque terrain de jeux, offrant une suite de décors propices à toutes les traques, à toutes les dissimulations et à tous les combats possibles et imaginables. Cela va de la colline d'où l'on fait dégringoler des rochers et qu'il faut escalader pour en déloger l'adversaire, à la forêt de troncs d'arbres où l'on se disperse et se protège (même si ce "niveau" du jeu mannien concerne la tuerie des indiens et se voit donc dépourvu de réelle dimension ludique, mais nous y reviendrons), en passant par la grotte à double entrée soutenue par une poutre porteuse placée là pour être bousculée afin d'enterrer l'ennemi, pour finir par la rivière que l'on traverse suspendu entre deux cordes, et sans omettre un bref retour à la situation initiale via une nouvelle roche escarpée à escalader à l'aide d'un éperon (John Boorman s'est-il rappelé de ce film en tournant le final de Délivrance ?), cette fois-ci non plus pour capturer l'autre mais pour lui donner la mort.




Si l'affrontement avec les indiens n'est qu'une étape au fil d'un long voyage, elle n'apparaît pas au même titre que les autres comme une épreuve à passer pour pouvoir continuer l'aventure, à l'inverse d'une belle scène de combat contre des indiens dans le film précédent du cinéaste,  Bend of the River (Les Affameurs, 1952), où le même James Stewart, dans le rôle de Glyn McLyntock, suivi par Emerson Cole (Arthur Kennedy), compagnon rencontré par hasard (comme dans The Naked Spur, mais aussi dans L'Homme de l'ouest, Anthony Mann a l'art d'ouvrir ses films par la belle naissance d'une communauté hasardeuse), devait dès le début du film venir à bout de cinq indiens menaçants cachés sous un bois de l'autre côté de la rivière où son convoi s'apprêtait à bivouaquer. Dans cette séquence des Affameurs, les indiens étaient invisibles, sans visage, réduits à une quantité que le cowboy déduisait du nombre de leurs chevaux avant d'aller les éliminer un par un dans le hors-champ, les coups de feu signalant à son nouvel acolyte l'avancée de ses progrès. Dans The Naked Spur au contraire la bataille contre les indiens survient au beau milieu du film et marque une coupure dans son évolution. Le combat n'a plus rien de nécessaire ou d'héroïque, il n'a rien non plus d'un jeu de gosses où Stewart, comme dans sa précédente collaboration avec Mann, jouerait littéralement aux cowboys et aux indiens, avec un plaisir extrêmement communicatif, pour l'acteur comme pour le réalisateur, qui se plaît très manifestement à jouer avec les genres, faisant montre d'une joie toute enfantine qui aujourd'hui encore et peut-être plus que jamais parvient jusqu'à nous.




Déclenché par un ancien soldat de l'Union, le massacre des indiens de L'Appât est ample, sanglant, inutile et douloureux, et il marque le film de son empreinte pour le faire basculer dans une atmosphère plus obscure. Après cela, les tensions entre les membres de l'équipée sauvage s'exacerbent, le truand capturé s'empressant de jouer sur les faiblesses de chacun pour se créer l'opportunité d'une fuite, et les tourments du passé ressurgissent, notamment chez le héros trouble campé par James Stewart. Ruiné, le fermier s'est vu dépossédé de son exploitation par sa femme à son retour de la guerre, et s'est donc transformé en chasseur d'homme pour récupérer la prime de 5000 dollars promise pour la capture de Ben Vandergroat dans l'espoir de se refaire. Mann fait un plan extraordinaire quand sa caméra opère un lent panoramique vertical depuis le ciel nocturne du Kansas vers le campement de la bande endormie, déstructurant l'harmonie du plan ainsi construit et brisant le silence apaisant par l'apparition soudaine de James Stewart, réveillé en sursaut et se redressant d'un bond au premier plan en poussant un hurlement terrible, le visage déformé par la douleur d'un souvenir amer.




Le ton joyeusement espiègle qui régnait au début du film est donc abandonné et définitivement perdu quand, dans l'ultime séquence, James Stewart traverse vaille que vaille le torrent de la rivière non pas pour venir au secours de Roy, l'ancien soldat, emporté par un tronc d'arbre dans sa tentative de ramener Vandergroat, mais pour sauver le cadavre du "wanted man" et le tirer de l'eau sous le regard halluciné de Janet Leigh (il y a cette seconde où Kemp s'arrête dans son effort pour la regarder, comme s'il se rendait compte un instant de l'absurdité de ses gestes en se voyant à travers les yeux de la jeune femme). James Stewart, superbe anti-héros chez Mann et qui passait tout le film précédent (Bend of the river) à tenter de se racheter une conduite en agissant au mieux pour le bien du collectif dans l'espoir qu'on lui pardonne ses dérives passées, tarde ici à se repentir, tandis qu'on le voit harnacher un cadavre cher payé sur le dos de son cheval en maugréant, comme pour s'en excuser malgré tout, que c'est l'argent qui l'intéresse, filmé de dos par le cinéaste mais plus expressif que jamais (comme dans la plus grande scène de L'homme de la plaine (1955)), jusqu'à ce que Janet Leigh le rattrape in extremis en lui faisant une offre qu'il ne peut pas refuser dans ce qui pourra passer pour un happy end de fortune mais qui se veut un finale magnifique : comment résister quand une femme vous a vu au plus bas et vous tend quand même la main ?


L'Appât d'Anthony Mann avec James Stewart, Robert Ryan, Janet Leigh, Ralph Meeker et Millard Mitchell (1953)

19 janvier 2012

Traquenard (Party Girl)

Party Girl a pour titre français Traquenard, et ces deux titres réunis résument bien les deux aspects de cette œuvre réalisée par l'immense Nicholas Ray, qui est d'une part un film noir pur et dur et d'autre part un film avec Cyd Charisse, le tout entrecoupé de séquences dansées par Cyd Charisse... Et quand Cyd Charisse danse, on admire. C'est elle qui fait en grande partie le prix du film, au demeurant un excellent drame noir mené de main de maître par Ray, cinéaste de génie parvenu à donner un élan certain et singulier à cette histoire pourtant typique du genre. Le film nous raconte en effet les mésaventures d'un célèbre avocat, Thomas Farrell (Robert Taylor), bel homme boiteux qui s'aide d'une canne pour marcher et qui défend puis séduit une jeune danseuse de cabaret extraordinairement belle, Vicky Gaye (Cyd Charisse...). Mais cet élégant courtisan a le désavantage d'être le brillant avocat de son ami d'enfance devenu parrain de la pègre dans ce Chicago des années 30 marqué par la prohibition et où règne une guerre des gangs meurtrière (une scène de nettoyage d'un gang par un autre aura peut-être inspiré Coppola pour Le Parrain et rappellera l'un des grands épisodes des Sopranos aux fans de la fameuse série). Thomas Farrell est ainsi l'employé et le protecteur juridique d'un gangster gouailleur, colérique et sans pitié, Rico Angelo, incarné par le génial Lee J. Cobb, déjà en grande forme dans 12 Hommes en colère où il incarnait un gueulard enragé, et qui en joue un autre ici, moins attendrissant.




Évidemment, une fois que Thomas Farrell a trouvé chaussure à son pied, expression assez malheureuse en pareil cas, surtout pour comparer Cyd Charisse à une chaussure, elle qui avait des pieds étourdissants et d'autant plus étourdissants qu'ils étaient tout au bout de jambes inimaginablement longues, plus question pour l'avocat de risquer sa vie et de s'avilir au service de Rico Angelo et de ses sbires, guère décidés à laisser filer leur meilleur défenseur avec tous leurs secrets les mieux gardés dans sa besace. Cette captivante intrigue, qui joue de tous les ressorts savoureux du film noir et qui montre Thomas Farrell et Vicky Gaye luttant pour échapper au déterminisme de leur condition, est mise en scène par Nicholas Ray avec son talent habituel, le cinéaste parvenant toujours à nous surprendre avec des scènes fortes et inattendues, comme celle, au début du film, où Vicky découvre sa jeune amie suicidée dans son bain. Nick Ray se joue de nous comme personne, mais toujours avec une intelligence incroyable, toujours de la meilleure des façons car, je finis par en être définitivement convaincu de film en film, c'est un cinéaste qui semblait faire systématiquement les meilleurs choix.




Le meilleur choix que fit Nicholas Ray pour Party Girl fut d'engager et de filmer Cyd Charisse, par qui le film se soulève au-dessus de sa déjà noble condition dans trois séquences particulièrement mémorables. La première n'est pas une scène de danse, il n'y en a que deux dans le film, qui constitueront, sachez-le, ses deux autres moments de bravoure. Non la première est une simple scène de dialogue, préalable au rapprochement entre les protagonistes, où Vicky Gaye et Thomas Farrell se retrouvent la nuit chez ce dernier, après avoir découvert ensemble chez la danseuse le terrible suicide évoqué précédemment. Le héros reçoit la fille chez lui, la fille n'étant pas n'importe quelle fille puisque c'est Cyd Charisse. Cyd Charisse s'approche du canapé au centre de la pièce pendant que Robert Taylor se dirige vers le bar, où il sert à boire à son invitée de premier choix. Cyd Charisse, qui paraît épuisée après le choc du décès de son amie et les quelques heures passées au commissariat (que le cinéaste a réduites à quelques secondes), pose sa main droite sur l'accoudoir du canapé rouge bordeaux qui appelle sa grande et magnifique robe carmin à venir s'y lover, et s'assied lentement sur le bord du fauteuil. Cut.




Au plan d'ensemble sur le salon succède presque trop rapidement, trop brutalement, un plan rapproché en légère plongée sur Cyd Charisse seule, non plus immense et longiligne mais vulnérable, proche, baignée d'un léger flou qui la rend presque atteignable, toujours la main posée sur l'accoudoir, toujours assise sur le bord du fauteuil, regardant maintenant en direction de ses pieds et s'étendant doucement sur le dos, la tête posée sur le dossier, au centre de l'image quoique légèrement en travers du canapé, debout mais allongée, les yeux fermés et la bouche entrouverte, avant de lâcher l'accoudoir pour prendre son front désormais tourné vers Robert Taylor dans sa main, lasse, abandonnée, humaine. Sans m'étendre davantage sur le camaïeu de rouges qui baigne le plan dans le sang versé de l'amie de l'héroïne, ni sur la magnificence propre à la féminité de Cyd Charisse, pas davantage que sur la délicatesse du mouvement de son corps et sur la joliesse infinie de cette femme ainsi filmée allongée, je me contenterai de dire que le raccord - millimétré et pourtant si imperceptiblement brutal qu'il surprend le regard autant qu'un faux-raccord violent - entre le plan d'ensemble où l'actrice vient de s'asseoir et le plan rapproché où elle est sur le point de s'allonger est d'une beauté irrémédiablement insondable qui fait à elle seule l'inestimable valeur de ce film et de cette chose qu'est le cinéma.




Et puis il y a la danse de Cyd Charisse et surtout il y a les jambes de Cyd Charisse. Cette femme, au corps au moins aussi resplendissant que son beau et grand visage, injustement ravissante d'Est en Ouest et du Nord au Sud, accédait aux plus hautes sphères de la grâce et de la beauté par ses jambes venues d'ailleurs, les plus longues et les plus improbables jambes du monde. A l'époque on la surnommait Legs, et on ne s'y trompait pas. Quelle fameuse idée eut Nicholas Ray non seulement de consacrer deux longues séquences aux seuls numéros de danse de l'actrice mais, pour la seconde scène dansée, d'accompagner avec sa caméra Cyd Charisse sur une musique aux sonorités africaines, l'actrice faisant preuve à chacune de ses performances d'une sensualité de panthère à se damner. Comparer telle femme ou telle danseuse à un félin relève du lieu commun, le plus souvent usurpé, mais là, croyez-moi comme jamais, c'est vrai. Quand Cyd Charisse danse, filmée par Nicholas Ray, nous admirons une panthère sublime et, plus surprenant encore, on a soudain envie de faire plaisir à notre compagne en adoptant ce gros matou avec lequel elle nous tanne depuis des mois à la maison.


Traquenard (Party Girl) de Nicholas Ray avec Cyd Charisse, Robert Taylor et Lee J. Cobb (1958)