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13 octobre 2017

Le Fantôme de Cat Dancing

Film peu connu de Richard C. Sarafian, The Man who Loved Cat Dancing est un western mais avant tout, comme son titre original le dit bien, un "film d'amour". La scène d'introduction nous plonge pourtant en plein dans le genre attendu, avec tous ses codes. Nous assistons au braquage d'un train de la malle-poste par une bande de malfrats, mais cette attaque a un témoin inattendu : Catherine Croker (Sarah Miles), une femme toute en toilette arpentant le désert seule, à cheval et sous un parapluie. Tombée au mauvais endroit au mauvais moment, la dame est aussitôt enlevée par les braqueurs, mais pourra compter sur Jay Grobart (Burt Reynolds), le chef de la troupe, pour la protéger de ses gros porcs d'acolytes qui la convoitent, et puis, par la même occasion, pour l'aider à échapper à un mariage calamiteux avec Willard Crocker (George Hamilton), un abruti machiste qui aura tôt fait de rejoindre le shérif et ses hommes à la poursuite de la joyeuse bande de fugitifs, moins pour retrouver sa femme, qu'il prévoit de battre sitôt qu'il l'aura reconquise, que pour faire tâter de son beau fusil rutilant aux ravisseurs.





Mais la scène d'introduction est peut-être la seule à s'inscrire à toute force dans les codes génériques du western. Le reste du film, auquel on peut reprocher une certaine longueur (je ne lui reproche rien), se concentre sur l'évolution des rapports entre les personnages, et notamment le rapprochement entre Jay et Catherine, personnages que Sarafian parvient à nous rendre très proches, qui se dessinent peu à peu sous nos yeux et tissent des liens émouvants. C'est d'ailleurs l'autre force de Sarafian avec ce film : tourner des scènes que l'on n'est pas prêt d'oublier.





Nous pensons par exemple à cette séquence où deux membres du gang, Dawes (Jack Warden, qui retrouve au casting Lee J. Cobb seize ans après 12 hommes en colère, ce dernier interprétant ici non pas le salaud de l'affaire, une fois n'est pas coutume, mais le shérif Lapchance, assez désabusé) et le jeune Billy (Bo Hopkins) se querellent, et où le premier finit par marteler le dos de son camarade de coups de poings, provoquant une longue agonie. Ou encore ce moment, à part dans le film, et génialement mis en scène, où les gars de la bande, réfugiés dans une cabane au sein d'un ancien campement de mineurs déserté, près d'un cours d'eau sombre et sous la lumière pâle de la lune, sont attaqués par des indiens, le tout s'achevant très vite dans un bain de sang silencieux.





La fin du film peut paraître un rien angélique, avec la visite du camp indien où Jay renoue avec son passé (Christine s'est peu à peu, et tout au long de leur périple, mutée en fantôme de son ancienne épouse indienne, à force de tresses et de visage foncé par un maquillage de terre), puis la résolution, à flanc de montagne enneigée, mais elle a le mérite de détonner et de finalement surprendre vis-à-vis des westerns crépusculaires (et autres films, de traque ou non), du Nouvel Hollywood. Cette histoire d'amour heureuse, mise en musique par John Williams, dépasse le genre et les attendus de son époque, et l'on se rappellera avec le sourire les répliques sèches et maladroites du taiseux Burt Reynolds, et le visage tartiné de boue d'une Sarah Miles s'aspergeant torse nu au bord de la rivière, définitivement débarrassée de son parapluie, de ses tenues guindées et de son corset marital, regagnant sa liberté de femme le fusil à la main.


Le Fantôme de Cat Dancing de Richard C. Sarafian avec Burt Reynolds, Sarah Miles, Jack Warden, Lee J. Cobb, George Hamilton et Bo Hopkins (1973)

24 février 2013

La Chevauchée des bannis

Je connaissais mal la filmographie du cinéaste américain André de Toth avant de découvrir ce western de 1959, le dernier western (et le dernier film hollywoodien) d'un auteur qui en avait déjà signé huit avant ça. Quasi huis-clos tout en sobriété, tourné en noir et blanc dans un coin paumé et dans une relative confidentialité pour les studios Warner à une époque où sortaient dans un tout autre fracas La Mort aux trousses ou Ben-Hur, le film ne s'est pas spécialement fait remarquer à sa sortie et n'est pas tellement resté dans les mémoires. Heureusement les excellentes éditions Wild Side Video ont eu la brillante idée de sortir cette Chevauchée des bannis (Day of the Outlaw) en dvd dans leur remarquable collection "Classic Confidentials", assorti comme toujours d'un livre, ici signé Philippe Garnier, qui ne manque pas d'éclaircir les contours de cette œuvre méconnue et de la rendre plus passionnante encore.




La chevauchée des bannis nous introduit immédiatement dans la querelle, au sein d'un petit hameau du Wyoming niché dans un cul-de-sac montagneux couvert de neige, opposant un éleveur, Blaise Starrett (l'immense Robert Ryan), à un groupe de fermiers menés par Hal Crane (Alan Marshal). Le premier vit dans la région depuis toujours, a contribué à l'en nettoyer des bandits qui venaient régulièrement s'y réfugier et entend bien continuer à jouir des vastes étendues sauvages qui s'offrent à lui. Le second est un nouveau venu, et venu en groupe, projetant de s'approprier la terre et d'y planter des kilomètres de barbelés pour délimiter le terrain en propriétés privées. Dès le début du film, Starrett prend la décision de se munir d'un bidon de pétrole pour faire brûler le charriot contenant les caisses de barbelés et annonce aux premiers intéressés, pourtant plus nombreux que lui et son pauvre acolyte alcoolique, qu'il abattra quiconque tentera de l'en empêcher. Mais très vite nous est dévoilée l'autre, la véritable raison à cet affrontement : une femme, Helen Crane (Tina Louise), nouvelle épouse du fermier venu défier Starrett et ex-compagne de ce dernier, que l'éleveur est bien décidé à récupérer.




Le début du film est d'une rare efficacité. Tous les enjeux nous sont dévoilés dans une brève conversation à cheval entre Starrett et son compère tandis que les deux hommes tournent frigorifiés autour du charriot de barbelés garé dans la neige au milieu de la minuscule bourgade qui servira de décor aux trois quarts du film. Dans la deuxième séquence nos deux éleveurs entrent dans le saloon du patelin isolé, aux étagères désespérément vides, et s'y trouvent confrontés aux fermiers. De Toth met alors en place une ingénieuse scénographie en organisant l'espace du saloon dans l'horizontalité d'abord, quand les deux éleveurs se tiennent devant le comptoir et ont dans leur dos la poignée de fermiers qui les observent, dans la verticalité ensuite quand tout se joue autour de l'escalier montant vers les chambres de l'auberge, où Robert Ryan se retrouve seul face à un parterre d'adversaires et clame sur eux la colère qui l'anime, avant d'être rejoint dans sa chambre par Helen Crane, son ex-maîtresse, prête à se donner à lui s'il accepte d'épargner son nouvel époux.




André de Toth réalise alors une scène exceptionnelle. Au lendemain de cette nuit partagée avec son ex-femme passée à l'ennemi, Starrett descend au rez-de-chaussée de l'auberge et c'est comme si rien n'avait bougé, son acolyte n'a pas bronché, si ce n'est qu'il est encore plus saoul, et les fermiers se tiennent au même endroit, dans le fond de la pièce. Starrett propose alors un duel et demande à son collègue, incapable de se rendre plus utile, de faire rouler une bouteille vide le long du comptoir : quand elle tombera au sol, les coups de feu pourront pleuvoir. Le génie de De Toth ne tient pas dans l'idée, peut-être banale, de cette bouteille qui roule sur le zinc comme un tambour pour faire grimper le suspense avant la fusillade, ni dans le splendide travelling latéral opéré depuis la place du barman pour suivre le mouvement de l'objet, travelling si maîtrisé qu'on croirait le cadre littéralement tiré sur le côté par la force d'attraction de la bouteille projetée, mais dans le montage de la scène. De Toth ne reste pas sagement sur la bouteille jusqu'à ce qu'elle atteigne le bord du comptoir pour réaliser un plan parfait, il coupe brièvement pour filmer les duellistes inquiets et impatients avant de revenir à son beau travelling depuis l'arrière du comptoir, et renforce ainsi la tension de la scène en brisant la continuité régulière et idéale du mouvement d'appareil. En nous privant de l'observation continue du trajet de la bouteille, il nous transmet une part de l'anxiété des personnages qui ne craignent qu'une chose : se laisser déconcentrer, détourner l'attention de l'objet et rater le millième de seconde où le verre se cassera.






La volonté de ne pas faire de cette séquence le tour de force visuel attendu pour lui conférer davantage de puissance trouve sa conclusion logique dans une surprise de dernière minute qui vient interrompre l'action. Une seconde avant que la bouteille ne se brise au sol et que les villageois s'entretuent, la porte du saloon, située au bout de la trajectoire du travelling, s'ouvre brutalement pour laisser entrer de nouveaux personnages, une troisième force introduite au sein du hameau, qui écrase de loin les deux autres. C'est le capitaine Jack Bruhn qui débarque, et avec ses hommes, pour investir les lieux sans préavis et mettre un terme au conflit interne entre éleveurs et fermiers en prenant possession du village entier. Comme on l'apprendra ensuite, Bruhn (joué et magnifié par le gigantesque Burl Ives, l'inoubliable Bid Daddy de La Chatte sur un toit brûlant, avec sa tête ronde patibulaire et sa voix rocailleuse) est un officier déchu de l'armée américaine, désormais à la tête d'une bande de crapules aux trognes inquiétantes. Pris en chasse par les fédéraux, il trouve refuge dans cette bourgade du bout du monde et entend bien s'y faire soigner avant de reprendre la route (il a reçu une balle dans le buffet qui est sur le point de le tuer mais qu'il n'évoquera pourtant qu'après une longue et digne conversation dans le saloon). Ses hommes sont des brutes violentes et alcooliques qui n'ont qu'une idée en tête, piller le village et violer les femmes. Bruhn les retient cependant, usant de son autorité naturelle auprès d'eux pour éviter toute perte de temps sur son parcours. A partir de là, le conflit idéologique qui opposait Starrett à Crane s'efface totalement pour laisser place à une confrontation morale entre le même Starrett et le capitaine Bruhn.




Cette lutte entre les deux hommes donnera lieu à un combat aux poings assez mémorable entre Starrett et quelques uns des sbires de Bruhn, échauffourée qui donne encore une fois à De Toth l'occasion de briller par sa mise en scène, quand les coups échangés déchargent leur énergie via de grandes explosions de poudre de neige, ou quand il décide de tourner la fin du combat, à partir du moment où Bruhn envoie deux de ses hommes mettre un Starrett jusqu'alors victorieux au tapis, en plan d'ensemble très large, pour restituer l'inanité de cet affrontement au corps à corps entre une poignée d'hommes perdus dans un gigantesque brouillard de neige. Mais le conflit est principalement psychologique, comme le signifie De Toth dans cette scène inoubliable où le capitaine Bruhn se fait opérer par le vétérinaire du village tandis que Starrett l'interroge sur son passé. Dans un long plan éprouvant, où l'on voit les pinces du vétérinaire s'affairer dans le flou du premier plan tandis que l'incroyable visage d'un Bruhn épuisé et livide apparaît au second plan, ce dernier se livre et raconte un massacre de civils dont il fut le grand ordonnateur imbibé d'alcool durant la guerre de sécession. Les instruments du médecin improvisé semblent fouiller le crâne de cet homme si imposant et si puissant plutôt que son corps de géant fatigué.




De Toth s'intéresse avant tout aux hommes et aux turpitudes qui les rongent. Il place ici ses personnages dans des situations extrêmes, impossibles, révélant leur nature profonde. Le film est d'une âpreté sans concession. Le décor dans lequel De Toth fait évoluer ses personnages en est symptomatique : rarement poétiques (une seule image l'est directement, quand Helen Crane passe devant une montagne blanche qui semble détachée du sol), les paysages imposent leur brutale démesure aux hommes et l'épais manteau de neige immaculée qui recouvre tout leur donne un aspect si impraticable qu'ils semblent interdits à l'espèce humaine. Dans l'une des dernières séquences du film, c'est à se demander comment les chevaux utilisés pour le tournage, que l'on voit évoluer dans un brouillard glacial avec de la neige jusqu'au ventre, faisant un effort immense à chaque enjambée et soufflant par les naseaux une fumée blanche opaque, n'y ont pas laissé leur peau. 





Et si la nature est hostile, les hommes ne le sont pas moins, pour preuve la séquence troublante du bal, que le capitaine Bruhn finit par organiser pour ses hommes lorsqu'ils sont à deux doigts de se retourner contre lui. Il ne s'agit que de danse, si on peut appeler ça danser, et c'est pourtant presque aussi violent que la scène de striptease forcé de Julie London face à la troupe de malfrats menés par Lee J. Cobb sous le regard impuissant de Gary Cooper dans L'Homme de l'ouest d'Anthony Mann (scène brillante qui a inspiré un texte non moins brillant à Jean-Luc Godard). La tension est au maximum quand Venetia Stevenson est entre les mains du vieil indien effrayant de la troupe, qui lui attrape les épaules en lui disant "Je veux te regarder" d'un air terrible, ou quand Tina Louise et sa poitrine légendaire sont littéralement soulevées du sol (l'actrice n'était pas prévenue et ça se voit à son air littéralement terrifié), dans un panoramique latéral à 360°, par un bandit qui l'envoie valser de tous côtés plus qu'il ne valse avec elle.




Mais quelques hommes restent dignes et sauvent l'honneur. Ce sont Starrett, Gene, la plus jeune recrue de Bruhn (interprétée par David Nelson, le petit frère du Ricky Nelson de Rio Bravo), et Bruhn lui-même, qui tente de maintenir un semblant d'ordre parmi ses truands et qui finit par accepter de les éloigner du village afin de mourir proprement. Des personnages complexes, passionnants et surtout très beaux. Au-delà du plaisir non-négligeable à filmer des trognes de gredins uniques en leur genre, celles de Frank DeKova (l'indien déjà évoqué, au visage tétanisant), Paul Wexler (avec son étrange gueule allongée) ou l'effrayant Jack Lambert (aperçu dans Les Affameurs de Mann, ou dans des films noirs comme Kiss me Deadly d'Aldrich et Party Girl de Ray), on sent tout au long du film que ce sont les êtres humains qui inspirent De Toth et qui l'intéressent, quand il filme les perles de sueur sur les fronts de chaque homme lors de la scène d'opération, ou quand il tourne certains plans qui mettent les caractères à nu, y compris ceux de personnages secondaires, comme l'associé de Starrett ou Hal Crane. En entretien, André de Toth, son bandeau noir fordien sur l’œil, parlant de ce western si atypique et si éloigné des codes du genre, déclarait que seuls les gens comptaient pour lui, les vrais gens, pas leurs costumes. Certains cinéastes (je pense à Nicolas Winding Refn ou à Quentin Tarantino, avec son héros de pacotille, coquille vide en costume de cirque) devraient en prendre de la graine et s'inspirer de l'auteur de Day of the Outlaw, metteur en scène admirable sur ce film (qui donne envie de découvrir ses autres réalisations), tirant profit d'un minimalisme exemplaire, puisant sa force dans l'épure et le portrait "à coeur" de ses personnages, refusant enfin le tour de force artistique ostentatoire pour aller quêter une toute autre puissance cinématographique dans l'usage réfléchi et la maîtrise absolue de ses moyens.


La Chevauchée des bannis d'André de Toth avec Robert Ryan, Burl Ives, Tina Louise, Alan Marshal, Venetia Stevenson, David Nelson, Jack Lambert et Frank DeKova (1959) 

19 janvier 2012

Traquenard (Party Girl)

Party Girl a pour titre français Traquenard, et ces deux titres réunis résument bien les deux aspects de cette œuvre réalisée par l'immense Nicholas Ray, qui est d'une part un film noir pur et dur et d'autre part un film avec Cyd Charisse, le tout entrecoupé de séquences dansées par Cyd Charisse... Et quand Cyd Charisse danse, on admire. C'est elle qui fait en grande partie le prix du film, au demeurant un excellent drame noir mené de main de maître par Ray, cinéaste de génie parvenu à donner un élan certain et singulier à cette histoire pourtant typique du genre. Le film nous raconte en effet les mésaventures d'un célèbre avocat, Thomas Farrell (Robert Taylor), bel homme boiteux qui s'aide d'une canne pour marcher et qui défend puis séduit une jeune danseuse de cabaret extraordinairement belle, Vicky Gaye (Cyd Charisse...). Mais cet élégant courtisan a le désavantage d'être le brillant avocat de son ami d'enfance devenu parrain de la pègre dans ce Chicago des années 30 marqué par la prohibition et où règne une guerre des gangs meurtrière (une scène de nettoyage d'un gang par un autre aura peut-être inspiré Coppola pour Le Parrain et rappellera l'un des grands épisodes des Sopranos aux fans de la fameuse série). Thomas Farrell est ainsi l'employé et le protecteur juridique d'un gangster gouailleur, colérique et sans pitié, Rico Angelo, incarné par le génial Lee J. Cobb, déjà en grande forme dans 12 Hommes en colère où il incarnait un gueulard enragé, et qui en joue un autre ici, moins attendrissant.




Évidemment, une fois que Thomas Farrell a trouvé chaussure à son pied, expression assez malheureuse en pareil cas, surtout pour comparer Cyd Charisse à une chaussure, elle qui avait des pieds étourdissants et d'autant plus étourdissants qu'ils étaient tout au bout de jambes inimaginablement longues, plus question pour l'avocat de risquer sa vie et de s'avilir au service de Rico Angelo et de ses sbires, guère décidés à laisser filer leur meilleur défenseur avec tous leurs secrets les mieux gardés dans sa besace. Cette captivante intrigue, qui joue de tous les ressorts savoureux du film noir et qui montre Thomas Farrell et Vicky Gaye luttant pour échapper au déterminisme de leur condition, est mise en scène par Nicholas Ray avec son talent habituel, le cinéaste parvenant toujours à nous surprendre avec des scènes fortes et inattendues, comme celle, au début du film, où Vicky découvre sa jeune amie suicidée dans son bain. Nick Ray se joue de nous comme personne, mais toujours avec une intelligence incroyable, toujours de la meilleure des façons car, je finis par en être définitivement convaincu de film en film, c'est un cinéaste qui semblait faire systématiquement les meilleurs choix.




Le meilleur choix que fit Nicholas Ray pour Party Girl fut d'engager et de filmer Cyd Charisse, par qui le film se soulève au-dessus de sa déjà noble condition dans trois séquences particulièrement mémorables. La première n'est pas une scène de danse, il n'y en a que deux dans le film, qui constitueront, sachez-le, ses deux autres moments de bravoure. Non la première est une simple scène de dialogue, préalable au rapprochement entre les protagonistes, où Vicky Gaye et Thomas Farrell se retrouvent la nuit chez ce dernier, après avoir découvert ensemble chez la danseuse le terrible suicide évoqué précédemment. Le héros reçoit la fille chez lui, la fille n'étant pas n'importe quelle fille puisque c'est Cyd Charisse. Cyd Charisse s'approche du canapé au centre de la pièce pendant que Robert Taylor se dirige vers le bar, où il sert à boire à son invitée de premier choix. Cyd Charisse, qui paraît épuisée après le choc du décès de son amie et les quelques heures passées au commissariat (que le cinéaste a réduites à quelques secondes), pose sa main droite sur l'accoudoir du canapé rouge bordeaux qui appelle sa grande et magnifique robe carmin à venir s'y lover, et s'assied lentement sur le bord du fauteuil. Cut.




Au plan d'ensemble sur le salon succède presque trop rapidement, trop brutalement, un plan rapproché en légère plongée sur Cyd Charisse seule, non plus immense et longiligne mais vulnérable, proche, baignée d'un léger flou qui la rend presque atteignable, toujours la main posée sur l'accoudoir, toujours assise sur le bord du fauteuil, regardant maintenant en direction de ses pieds et s'étendant doucement sur le dos, la tête posée sur le dossier, au centre de l'image quoique légèrement en travers du canapé, debout mais allongée, les yeux fermés et la bouche entrouverte, avant de lâcher l'accoudoir pour prendre son front désormais tourné vers Robert Taylor dans sa main, lasse, abandonnée, humaine. Sans m'étendre davantage sur le camaïeu de rouges qui baigne le plan dans le sang versé de l'amie de l'héroïne, ni sur la magnificence propre à la féminité de Cyd Charisse, pas davantage que sur la délicatesse du mouvement de son corps et sur la joliesse infinie de cette femme ainsi filmée allongée, je me contenterai de dire que le raccord - millimétré et pourtant si imperceptiblement brutal qu'il surprend le regard autant qu'un faux-raccord violent - entre le plan d'ensemble où l'actrice vient de s'asseoir et le plan rapproché où elle est sur le point de s'allonger est d'une beauté irrémédiablement insondable qui fait à elle seule l'inestimable valeur de ce film et de cette chose qu'est le cinéma.




Et puis il y a la danse de Cyd Charisse et surtout il y a les jambes de Cyd Charisse. Cette femme, au corps au moins aussi resplendissant que son beau et grand visage, injustement ravissante d'Est en Ouest et du Nord au Sud, accédait aux plus hautes sphères de la grâce et de la beauté par ses jambes venues d'ailleurs, les plus longues et les plus improbables jambes du monde. A l'époque on la surnommait Legs, et on ne s'y trompait pas. Quelle fameuse idée eut Nicholas Ray non seulement de consacrer deux longues séquences aux seuls numéros de danse de l'actrice mais, pour la seconde scène dansée, d'accompagner avec sa caméra Cyd Charisse sur une musique aux sonorités africaines, l'actrice faisant preuve à chacune de ses performances d'une sensualité de panthère à se damner. Comparer telle femme ou telle danseuse à un félin relève du lieu commun, le plus souvent usurpé, mais là, croyez-moi comme jamais, c'est vrai. Quand Cyd Charisse danse, filmée par Nicholas Ray, nous admirons une panthère sublime et, plus surprenant encore, on a soudain envie de faire plaisir à notre compagne en adoptant ce gros matou avec lequel elle nous tanne depuis des mois à la maison.


Traquenard (Party Girl) de Nicholas Ray avec Cyd Charisse, Robert Taylor et Lee J. Cobb (1958)