Vu ce film quelques semaines de cela. J'y repense parce que ce soir Arte diffuse Elle et lui de Leo McCarey. Or, si j'ai lu quelques papiers sur Compartiment n°6,
des textes pas trop mal fichus, qui disaient des choses plutôt justes
et assez intéressantes, par exemple à propos du jeu sur l'espace et le cadre, central ici, ou sur le rapport du film et de son personnage
principal au passé et aux images du passé, par opposition à un présent pleinement vécu, ces critiques m'ont sur l'instant retiré
toute envie de parler de ce train movie dans ces pages, par crainte de répéter inutilement ce que
j'avais déjà lu. Mais, dans l'ensemble, ces analyses évoquaient assez
peu l'une des deux scènes que j'ai préférées dans le film du finlandais
Juho Kuosmanen, celle de la première sortie du train, quand Ljoha
(l'excellent Youri Borrisov), jeune ouvrier russe porté sur la bibine,
parvient à convaincre Laura (Seidi Haarla), jeune étudiante finlandaise
tout juste séparée de son amante moscovite pour rejoindre seule
Mourmansk où elle escompte découvrir les pétroglyphes préhistoriques qu'elle étudie, de
le suivre pour une nuit de liberté avant de remonter à bord du train au
petit matin.
Ayant "emprunté" une
voiture, Ljoha conduit Laura chez une babushka russe (Lidia Kostina) que
l'on peut supposer être sa mère ou grand-mère adoptive. Ils picolent à
n'en plus finir avec la vieille femme jusqu'à ce que Ljoha leur fasse
faux bon et que les deux femmes finissent de converser seules, la
vieille partageant ses visions sur la vie et la liberté à la jeune
femme. C'est un peu l'équivalent de l'interruption de croisière qui
scinde le classique de Leo McCarey An affair to remember, où le séducteur Nickie
Ferrante (Cary Grant, génial comme toujours, mais plus crédible en
tombeur comique qu'en artiste-peintre dépressif), pourtant promis à une
riche héritière, quitte le paquebot en compagnie de Terry McKay (ô,
Deborah Kerr...), chanteuse de cabaret pourtant promise à un riche
industriel, pour l'emmener lors d'une escale sur les hauteurs de Villefranche, chez sa
grand-mère Janou (Cathleen Nesbitt), où les deux tourtereaux en escapade
apprennent à mieux se connaître et tombent définitivement amoureux.
Dans Compartiment n°6, qui aurait pu s'intituler Elle et lui, ou An Affair to remember,
et se dérouler aussi bien dans une cabine de bateau que dans le wagon
d'un train, la scène chez l'aïeule a le même rôle de révélateur, quand
bien même la séquence de McCarey est emprunte de gravité, et fait bifurquer
le film de la comédie vers le mélodrame, là où celle de Kuosmanen se
place sous le signe du rire et ouvre enfin les vannes après une première
demi-heure plutôt suffocante (chez l'amante russe, dans cette fête
triste au cœur d'un appartement bourgeois de Moscou, puis dans le train, où les rapports avec la contrôleuse sont
froids et la cohabitation forcée avec Ljoha insupportable). C'est à
partir de là que Laura, après des débuts
particulièrement houleux entre eux, accorde véritablement sa confiance à Ljoha cet inconnu si éloigné d'elle, toujours
en mouvement, plein d'élan, d'énergie, qui noie sa tristesse dans
l'alcool, l'humour et la fuite en avant, et gagne ce sourire enfantin, cette
légèreté de corps et d'esprit qui jusque là lui faisait défaut.
Je
retiens particulièrement cette scène chez la mémé, et une autre,
presque à la fin du film, la deuxième grande échappée, permise par la
première, quand Laura et Ljoha prennent le risque de braver la tempête
pour voir, envers et contre tout, les fameux pétroglyphes qui ont motivé
l'odyssée de la chercheuse finlandaise. Après les avoir trouvés, et
après que le cinéaste a choisi de ne pas nous les montrer, les deux
personnages s'en reviennent, bravant les bourrasques de grêlons. Ils
avancent dans la chienlit, pas sûrs de retrouver le navire qui les a
conduits là et qui est peut-être déjà reparti, or les voilà qui
glissent sur la glace, se jettent des boules de neige, se hissent sur
une épave, en sautent, se courent après, se font tomber, se roulent par
terre, hilares, heureux, deux gosses. Dans cette séquence s'exprime pleinement
l'état d'enfance retrouvée partagé par les deux jeunes âmes tourmentées depuis la
nuit chez la grand-mère, lequel état s'était cristallisé à la fin du voyage en
train dans ce mélange si enfantin d'amour et d'amitié, vécu à fond et
avorté, essentiel et maladroit, sincère et gêné.
Pour
le coup, cette séquence-là ne m'a pas du tout fait penser ni à Lost in Translation, ni à In the Mood for Love (les gens qui ont fait l'affiche sont fous à lier), ni au film de
Leo McCarey, auquel elle manque, à mes yeux, cruellement : bien
difficile, pour moi, de m'émouvoir autant que je le voudrais devant
l'idylle de Cary Grant et Deborah Kerr, tant rien de ce qu'ils vivent
sur le bateau, et pas grand chose de ce qu'ils vivent lors du bref
séjour chez la vieille Janou, ne me paraît spécialement prompt à les
lier aussi indéfiniment que le scénario veut me le faire croire. Plutôt à
une scène du Lady Chatterley de Pascale Ferran, celle où Parkin
et Constance se déshabillent, vont courir sous l'orage puis font l'amour dans
la pluie et la boue. Il y a quelque chose, dans cette courte scène de Compartiment n°6,
qui fait beaucoup de bien, donne envie d'aimer, amour ou amitié, peu importe, et de
s'ébattre en riant dans la tourmente, ou, comme dirait Shakespeare,
de "faire le jeu de la tempête". Tout cela dit sans mettre les deux films
dans le même bateau.
Mais j'ai aimé ces choses,
entre autres, comme l'idée finale, celle du mot que Laura retrouve et
lit dans le véhicule qui la ramène à son hôtel, dont je ne dirai rien
ici pour celles et ceux qui voudraient voir le film, ce mot qui veut
dire l'exact contraire de ce qu'il dit vraiment, et qui entre en résonance avec ces fameux pétroglyphes du bout du monde que le film
n'a cessé de nous promettre sans nous les donner, et qui sans doute ont
perdu pour toujours le sens qu'ils eurent pour ceux qui les
produisirent, comme le mot de Ljoha resterait incompréhensible à quiconque,
hors Laura, et moins encore retrouvé dans plusieurs milliers d'années
par quelque archéologue. Le secret des écritures. Néanmoins, j'aurais
peut-être préféré que le film me donne réellement envie d'aller me peler
les miches à Mourmansk pour voir ces foutus pétroglyphes au lieu de me
donner celle de réécouter, pour la première fois attentivement, la chanson "Voyage voyage" de Desireless, qui, bizarrement, n'est pas si nulle que je croyais...
Compartiment N°6 de Juho Kuosmanen avec Seidi Haarla, Yuriy Borisov, Lidia Kostina et Dinara Drukarova (2021)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire