20 décembre 2021

Compartiment N°6

Vu ce film quelques semaines de cela. J'y repense parce que ce soir Arte diffuse Elle et lui de Leo McCarey. Or, si j'ai lu quelques papiers sur Compartiment n°6, des textes pas trop mal fichus, qui disaient des choses plutôt justes et assez intéressantes, par exemple à propos du jeu sur l'espace et le cadre, central ici, ou sur le rapport du film et de son personnage principal au passé et aux images du passé, par opposition à un présent pleinement vécu, ces critiques m'ont sur l'instant retiré toute envie de parler de ce train movie dans ces pages, par crainte de répéter inutilement ce que j'avais déjà lu. Mais, dans l'ensemble, ces analyses évoquaient assez peu l'une des deux scènes que j'ai préférées dans le film du finlandais Juho Kuosmanen, celle de la première sortie du train, quand Ljoha (l'excellent Youri Borrisov), jeune ouvrier russe porté sur la bibine, parvient à convaincre Laura (Seidi Haarla), jeune étudiante finlandaise tout juste séparée de son amante moscovite pour rejoindre seule Mourmansk où elle escompte découvrir les pétroglyphes préhistoriques qu'elle étudie, de le suivre pour une nuit de liberté avant de remonter à bord du train au petit matin. 



 
Ayant "emprunté" une voiture, Ljoha conduit Laura chez une babushka russe (Lidia Kostina) que l'on peut supposer être sa mère ou grand-mère adoptive. Ils picolent à n'en plus finir avec la vieille femme jusqu'à ce que Ljoha leur fasse faux bon et que les deux femmes finissent de converser seules, la vieille partageant ses visions sur la vie et la liberté à la jeune femme. C'est un peu l'équivalent de l'interruption de croisière qui scinde le classique de Leo McCarey An affair to remember, où le séducteur Nickie Ferrante (Cary Grant, génial comme toujours, mais plus crédible en tombeur comique qu'en artiste-peintre dépressif), pourtant promis à une riche héritière, quitte le paquebot en compagnie de Terry McKay (ô, Deborah Kerr...), chanteuse de cabaret pourtant promise à un riche industriel, pour l'emmener lors d'une escale sur les hauteurs de Villefranche, chez sa grand-mère Janou (Cathleen Nesbitt), où les deux tourtereaux en escapade apprennent à mieux se connaître et tombent définitivement amoureux.
 
 

 
Dans Compartiment n°6, qui aurait pu s'intituler Elle et lui, ou An Affair to remember, et se dérouler aussi bien dans une cabine de bateau que dans le wagon d'un train, la scène chez l'aïeule a le même rôle de révélateur, quand bien même la séquence de McCarey est emprunte de gravité, et fait bifurquer le film de la comédie vers le mélodrame, là où celle de Kuosmanen se place sous le signe du rire et ouvre enfin les vannes après une première demi-heure plutôt suffocante (chez l'amante russe, dans cette fête triste au cœur d'un appartement bourgeois de Moscou, puis dans le train, où les rapports avec la contrôleuse sont froids et la cohabitation forcée avec Ljoha insupportable). C'est à partir de là que Laura, après des débuts particulièrement houleux entre eux, accorde véritablement sa confiance à Ljoha cet inconnu si éloigné d'elle, toujours en mouvement, plein d'élan, d'énergie, qui noie sa tristesse dans l'alcool, l'humour et la fuite en avant, et gagne ce sourire enfantin, cette légèreté de corps et d'esprit qui jusque là lui faisait défaut. 
 
 

 
Je retiens particulièrement cette scène chez la mémé, et une autre, presque à la fin du film, la deuxième grande échappée, permise par la première, quand Laura et Ljoha prennent le risque de braver la tempête pour voir, envers et contre tout, les fameux pétroglyphes qui ont motivé l'odyssée de la chercheuse finlandaise. Après les avoir trouvés, et après que le cinéaste a choisi de ne pas nous les montrer, les deux personnages s'en reviennent, bravant les bourrasques de grêlons. Ils avancent dans la chienlit, pas sûrs de retrouver le navire qui les a conduits là et qui est peut-être déjà reparti, or les voilà qui glissent sur la glace, se jettent des boules de neige, se hissent sur une épave, en sautent, se courent après, se font tomber, se roulent par terre, hilares, heureux, deux gosses. Dans cette séquence s'exprime pleinement l'état d'enfance retrouvée partagé par les deux jeunes âmes tourmentées depuis la nuit chez la grand-mère, lequel état s'était cristallisé à la fin du voyage en train dans ce mélange si enfantin d'amour et d'amitié, vécu à fond et avorté, essentiel et maladroit, sincère et gêné. 
 
 

 
Pour le coup, cette séquence-là ne m'a pas du tout fait penser ni à Lost in Translation, ni à In the Mood for Love (les gens qui ont fait l'affiche sont fous à lier), ni au film de Leo McCarey, auquel elle manque, à mes yeux, cruellement : bien difficile, pour moi, de m'émouvoir autant que je le voudrais devant l'idylle de Cary Grant et Deborah Kerr, tant rien de ce qu'ils vivent sur le bateau, et pas grand chose de ce qu'ils vivent lors du bref séjour chez la vieille Janou, ne me paraît spécialement prompt à les lier aussi indéfiniment que le scénario veut me le faire croire. Plutôt à une scène du Lady Chatterley de Pascale Ferran, celle où Parkin et Constance se déshabillent, vont courir sous l'orage puis font l'amour dans la pluie et la boue. Il y a quelque chose, dans cette courte scène de Compartiment n°6, qui fait beaucoup de bien, donne envie d'aimer, amour ou amitié, peu importe, et de s'ébattre en riant dans la tourmente, ou, comme dirait Shakespeare, de "faire le jeu de la tempête". Tout cela dit sans mettre les deux films dans le même bateau.
 
 

 
Mais j'ai aimé ces choses, entre autres, comme l'idée finale, celle du mot que Laura retrouve et lit dans le véhicule qui la ramène à son hôtel, dont je ne dirai rien ici pour celles et ceux qui voudraient voir le film, ce mot qui veut dire l'exact contraire de ce qu'il dit vraiment, et qui entre en résonance avec ces fameux pétroglyphes du bout du monde que le film n'a cessé de nous promettre sans nous les donner, et qui sans doute ont perdu pour toujours le sens qu'ils eurent pour ceux qui les produisirent, comme le mot de Ljoha resterait incompréhensible à quiconque, hors Laura, et moins encore retrouvé dans plusieurs milliers d'années par quelque archéologue. Le secret des écritures. Néanmoins, j'aurais peut-être préféré que le film me donne réellement envie d'aller me peler les miches à Mourmansk pour voir ces foutus pétroglyphes au lieu de me donner celle de réécouter, pour la première fois attentivement, la chanson "Voyage voyage" de Desireless, qui, bizarrement, n'est pas si nulle que je croyais...

 

Compartiment N°6 de Juho Kuosmanen avec Seidi Haarla, Yuriy Borisov, Lidia Kostina et Dinara Drukarova (2021)

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