6 juillet 2013

La Charge des tuniques bleues (The Last Frontier)

En 1860, dans l'Oregon, la guerre de sécession à peine débutée, trois trappeurs, Jed Cooper (Victor Mature), son collègue Gus (James Whitmore) et leur ami indien Mungo (Pat Hogan), quittent la montagne où ils ont chassé tout l'hiver pour vendre leur butin. Mais à peine ont-ils fait un pas dans le film qu'ils sont détroussés par une bande de Sioux. Les premières images montrent la marche des trappeurs à flanc de montagne, puis vient un plan large qui met l'action en route et déploie déjà tout le talent d'Anthony Mann : nos trois hommes marchent vers la caméra, s'arrêtent soudain et regardent autour d'eux tandis que des indiens pénètrent le cadre par les flancs, à quelques pas du trio. Dans le même plan, d'autres indiens accroupis font leur apparition par le bord inférieur du cadre, en même temps que s'élève la caméra dans un mouvement ascensionnel qui lui fait surplomber la scène. Immobiles devant la montagne enneigée qu'ils viennent de quitter, les trappeurs sont encerclés. Puis Mann revient au plan américain sur les trois hommes et achève la séquence avec l'humour et l'ingéniosité qu'on lui connaît : nos trois gaillards décident de s'allonger dans l'herbe et de manger un morceau en bavardant au milieu d'une horde d'indiens patibulaires armés jusqu'aux dents. Ils ne broncheront pas davantage en abandonnant leurs armes et leurs chevaux aux Sioux pour sauver leur vie.


Une fois n'est pas coutume chez Mann, la communauté amicale ne se compose pas sous nos yeux, elle est donnée d'emblée.

Démunie, la petite compagnie décide de faire route vers le Canada, mais Jed veut d'abord se rendre à Fort Shallan pour qu'on lui rembourse sa marchandise, volée par les indiens en guise de représailles contre l'armée. Sauf que la rétribution des trappeurs passe par un engagement inattendu. Jed, Gus et Mungo viennent garnir les rangs du fort, en tant qu'éclaireurs, à défaut de porter l'uniforme bleu des soldats de l'Union, comme Jed en rêvait. A partir de là des tensions vont se créer, particulièrement entre Cooper, homme libre, "sauvage" même selon les militaires, et Marston (Robert Preston), le colonel en charge du fort. Humilié après avoir conduit 1500 hommes au massacre dans la bataille de Shiloh, qui lui a valu le surnom de "boucher", et doublement humilié depuis que le chef des Sioux, Red Cloud, a réduit l'un de ses forts en cendres, Marston est bien décidé à regagner ses galons en massacrant son ennemi peau rouge, quitte à envoyer au feu la bleusaille placée sous ses ordres ainsi que la poignée de "misfits" rejetés par l'armée qu'on lui a confiés, et quitte à laisser les civils de fort Shallan sans défense. Mais ce ne serait qu'un demi-motif de conflit entre les deux mâles dominants du film si la femme du colonel, Corinna (Anne Bancroft), n'avait tapé dans l’œil du trappeur au grand cœur, soucieux de se civiliser au point de projeter de se marier une fois parvenu à endosser l'uniforme.


Les civilisés d'un côté, les barbares de l'autre. Reste à savoir de qui l'on parle.

Le film est porté par des personnages absolument attachants, à commencer par les trois trappeurs, bande d'amis soudés, gouailleurs et buveurs, incarnés par de fiers acteurs, avec Victor Mature au premier rang. Opposé à un colonel aux mâchoires serrées et au regard froid, proche du personnage incarné par Henry Fonda dans Le Massacre de Fort Apache de John Ford, le grand Victor Mature, bonhomme très physique au sourire de doux ivrogne et aux cheveux explosifs, rayonne par sa présence. Surtout quand cet être d'instinct, goguenard et téméraire, s'éprend de la belle et policée Anne Bancroft, encore loin de son rôle de cougar sublime et supérieure dans Le Lauréat de Mike Nichols, ici toute frêle et timorée mais pleine de charme, y compris quand le personnage de Victor Mature se révèle aussi peu civilisé que le prédisaient les militaires en la giflant pour son indécision. Aucun personnage n'est borné aux contours d'un stéréotype fermé - et attachant ne veut pas forcément dire sympathique - pas même celui du colonel, homme blessé et soucieux de reconquérir son image, entre autres auprès de sa femme, plaçant le courage au-dessus de tout au mépris du bon sens, que ce soi-disant courage pousse son sous-fifre à l'insurrection ou le conduise lui-même et toute sa troupe au suicide.


L'art de construire des espaces de conflits et d'utiliser au maximum le paysage.

Si le film souffre un tantinet de quelques incohérences, notamment en ce qui concerne le comportement de Jed au sein du fort, dont la logique voudrait qu'on l'ait mis aux arrêts, voire passé par les armes, au moins dix fois dès la moitié du film, et définitivement quand, ivre mort, il tente de décourager les soldats de suivre le colonel au massacre en pleine cérémonie militaire ; et si le happy end, probablement imposé par le studio, semble idéologiquement douteux, bien qu'amusant, le film de Mann se tient parfaitement et fait sacrément plaisir à voir, comme tous les westerns du maître. Le cinéaste s'interroge sur l'ultime frontière entre civilisation et barbarie sans tomber dans la facilité, et tourne des scènes d'une simplicité qui n'a d'égale que leur puissance d'évocation, comme quand l'indien Mungo abandonne Jed Cooper pour retourner dans la montagne parmi les siens, regagnant "sa place", en intimant au trappeur et futur soldat de regagner la sienne au sein du fort.


Dustin Hoffman a bien failli donner la réplique à une cougar chauve... Cette image explique peut-être en tout cas le légendaire feu au cul de Mrs Robinson (Anne Bancroft) dans le film de Mike Nichols.

Mann jongle entre duels psychologiques et combats physiques (à noter une belle scène de bagarre, très violente, entre Jed et le sergent du fort), excelle autant dans les scènes de comédie que dans les scènes de drame, dans les séquences d'intimité amoureuse (le gros plan sur Victor Mature qui empoigne Anne Bancroft et l'embrasse de force en pleine nuit et à pleine bouche derrière une baraque du fort) comme dans les grands mouvements de combat (où un autre mouvement d'appareil ascensionnel fait sensation, quand Jed grimpe à un arbre et découvre les indiens tapis dans la forêt sur une crête, prêts à fondre sur les tuniques bleues en contrebas). Déployant des caractères bien trempés et immédiatement captivants au sein de paysages incroyables, filmés dans un beau cinémascope et ouvrant à tous les jeux de guerre possibles et imaginables, Anthony Mann parvient à rendre chaque situation savoureuse et contribue une fois de plus à donner ses lettres de noblesse au western.


La Charge des tuniques bleues (The Last Frontier) d'Anthony Mann avec Victor Mature, Robert Preston, Anne Bancroft, James Whitmore et Pat Hogan (1955)

3 commentaires:

  1. Je veux fonder Le Club pour la Réhabilitation de Victor Mature.
    "Sourire de doux ivrogne et cheveux explosifs". Ouais. Bien vu. J'aime.
    Et très bon acteur en plus. Sous-évalué. Quand il sait pas faire, il fait pas. Et ça, c'est drôlement intelligent.

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  2. Bravo pour ce bel article. J'avais trouvé le film très beau, moi aussi, et notamment dans ce qu'il est hors du commun des westerns et dans la camaraderie et la bonhommie qui se dégagent de Jed Cooper.

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