Évidemment quand un film est si étroitement rivé à sa visée didactique, collé au message qu'il entend passer, il prend le risque des sentiers battus, du pilotage automatique et du péché de naïveté. Voyez plutôt : lors d'un transfert de prisonniers dans le sud des États-Unis, deux détenus, John Jackson (Tony Curtis) et Noah Cullen (Sidney Poitier), l'un blanc et raciste, l'autre noir et exploité toute sa vie par des Blancs, profitent d'un accident de convoi pour s'évader, pris en chasse dans leur cavale par une meute de flics et leurs limiers, mais surtout enchaînés l'un à l'autre et contraints de fuir ensemble. On peut plus ou moins présumer de ce qui va arriver, et imaginer que ces deux types que tout oppose, et en particulier le mépris de l'homme blanc pour l'homme noir, vont finir, pris dans le même étau et à force de solidarité forcée, par mesurer la proximité de leur condition de misérables, la puissance de leur union et, au gré des circonstances, nouer des liens d'amitié, sinon de fraternité, que rien ne saura briser.
C'est ce qui se produit, sans grande surprise. Et le film serait irrémédiablement lesté par l'application de ce programme aussi clair et net que tout tracé, dicté par les impératifs d'un pitch impeccable de fable antiraciste, si, tout en chantant la mélodie attendue, il ne parvenait, en toute simplicité, par sa capacité à chanter ladite mélodie avec une sincérité désarmante, comme chante Sidney Poitier dans le film, à nous embarquer avec ses deux protagonistes, sans oublier de réserver quelques beaux moments à une paire de personnages secondaires.
Car Jackson et Cullen ne s'en tirent pas seuls, ils sont aidés notamment par un ex-taulard quand une horde de villageois s'apprête à les lyncher. Le chef de la police en charge de leur traque est quant à lui un personnage tempéré et calme, qui tranche avec le cliché du flic sudiste enragé. Mais, bien entendu, ce sont surtout Tony Curtis et Sidney Poitier qui font la paire, et on est épuisé avec eux quand ils se démènent, à bout de force et sous une pluie torrentielle, pour s'extirper d'une glaisière où ils ont sauté à l'approche d'un camion, ou quand ils traversent les marais et tentent de grimper sur un train en marche.
L'une des plus belles scènes du film témoigne de sa réussite, et de celle des deux comédiens, car elle est plutôt attendue elle aussi, mais si rondement menée qu'elle ne perd rien de son émotion à être très écrite : les deux fugitifs se sont enfin libérés de la chaîne qui les entravait, ils évoluent difficilement dans les marais, quand Jackson, blessé, s'affaisse et demande à Cullen de continuer sans lui. Sidney Poitier se retourne alors vers Tony Curtis, la main en l'air, et lui dit qu'il bloque la chaîne, désormais parfaitement imaginaire, qui les relie. Le personnage interprété par Sidney Poitier est d'ailleurs le plus émouvant des deux, qui a passé sa vie, comme il le raconte dans une scène de confession, à baisser les yeux et à être gentil en toutes circonstances, et en particulier à chaque fois qu'un Blanc l'a spolié ou humilié, et dont le chant bouleversant ouvre et clôt le film de la plus touchante des façons.
La Chaîne (The Defiant Ones) de Stanley Kramer avec Sidney Poitier et Tony Curtis (1958)
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