Grand prix au festival de Moscou en 1961, L'île nue offrit une
reconnaissance très attendue à Kaneto Shindō, qui fut d'abord scénariste (de
Mizoguchi entre autres, auquel il rendit plusieurs fois hommages, ou de
Naruse), avant de passer à la réalisation en 1951. Sorte de tentative
désespérée, de quitte ou double financier après plusieurs échecs publics, L'île nue, tourné sans
moyens, avec seulement deux véritables comédiens, Taiji Tonoyama, qui
accepta de n'être payé qu'en cas de succès, et Nobuko Otowa, épouse et
actrice fétiche du cinéaste (qui tourna dans 41 de ses films !), est un
petit miracle, non seulement parce qu'il permit in extremis à Kaneto Shindō de
poursuivre sa carrière (avec par exemple le fameux Onibaba, en 1964),
mais parce qu'il s'agit d'un film magnifique, peut-être unique en son genre.
Dans
un film sonore mais sans paroles (on entendra seulement des cris, des
rires, des larmes et des chants), le cinéaste japonais filme une
minuscule île, située dans la province d'Hiroshima, où vit une petite
famille de paysans : un homme, une femme et leurs deux garçons âgés
d'une dizaine d'années. Nous sommes immédiatement plongés dans leur
routine quotidienne, faite d'allers et retours en barque depuis l'île
jusqu'au village voisin, où les deux paysans déposent leur fils aîné
pour la journée d'école et remplissent des seaux d'eau qu'ils ramènent
en barque au pied de leur île, puis transportent péniblement à flanc de
falaise jusqu'aux cultures, sur le sommet de l'îlot sec, avant de redescendre
pour recommencer, encore et encore, l'un laissant parfois la barque à
l'autre pour s'occuper d'arroser, un à un, chaque plant de leurs cultures.
C'est
avant tout les gestes de ces deux Sisyphes paysans que s'attache à
enregistrer la caméra de Kaneto Shindō, gestes répétitifs, précis,
millimétrés, patients, que les deux comédiens ont appris avant le
tournage (la façon dont on conduit une barque à la godille, dont on
porte des seaux d'eau en équilibre sur le dos, dont on pose ses sandales
sur le chemin pour ne pas être déséquilibré, la manière dont on arrose
chaque pousse, dont on fauche les blés ou manie le fléau). Le montage,
litanie poétique tressant des plans tous plus splendides les uns que les autres, parvient non seulement à restituer des
durées mais, créant un rythme entraînant soutenu par le mémorable et
sublime thème musical du film, parvient systématiquement à déjouer
l'éventuel ennui du spectateur, qui voit systématiquement ses craintes s'évanouir : à chaque fois que l'on se dit qu'un aller-retour
supplémentaire sera de trop, le cinéaste le sait et impose un virage à
son récit.
Au déroulé journalier de cette
vie de famille et de labeur, où chacun semble à ce point savoir ce qu'il a à faire qu'il est
inutile de parler (les enfants et les parents sont d'une parfaite
synchronicité, pour les repas comme pour le bain, pour les trajets vers
l'école comme pour les séances de pêche), et où le moindre accroc dans
la partition est une faute grave (la femme, épuisée, trébuche et perd le
contenu d'un seau d'eau, ce qui lui vaudra une gifle monumentale, et
immonde, de son mari), se superpose la routine des saisons, puisque la
grande structure du film se découpe en fonction. Aux pénibles semailles succède quelques mois plus tard la récolte, puis la vente et
l'excursion en ville, avec repas au restaurant et promenade en
funiculaire. Si bien que L'île nue, avec ce regard porté sur le geste et
le rythme paysan d'un autre temps, organisé au fil de l'année, finit par évoquer le Farrebique de Georges Rouquier.
Mais
c'est sans compter sur l'irruption du drame, qui vient enrayer la
mécanique du sacerdoce, sans prévenir, sans raison (ce qui suit en révèle le secret). L'un des enfants tombe
malade et, le temps (décidément premier rôle de ce film) pour le père d'aller dénicher un médecin par monts et par vaux, courant à perdre haleine à travers rues et à travers champs, l'enfant meurt. Pour la première fois, ce n'est pas la barque des
parents qui fait route vers la ville, c'est un bateau à vapeur qui
rejoint l'île, transportant toute l'école venue rendre hommage au
camarade de classe. Peu après, le personnage de la mère, bouleversant,
craque, et dans un geste terrible et magnifique, renverse un seau puis
arrache les plants du sol, du ventre de la terre, sous le regard compréhensif du mari, qui très
vite reprend son outil, recommence son geste, continue, suivi par la
mère, qui se remet au travail, et continue à cultiver une terre qui n'attend
pas, qui ne s'arrête pas.
L'île nue de Kaneto Shindō, avec Nobuko Otowa et Taiji Tonoyama (1961)
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