Chef-d’œuvre du cinéma d'aventure signé John Huston, maître du 
genre, The African Queen, 1951, est presque un huis-clos sur l'eau, se 
déroulant pour ainsi dire entièrement à bord du bateau qui donne son nom au film. 
Son capitaine et, d'ordinaire, unique passager, le canadien Charlie 
Allnut (Humphrey Bogart), s'y retrouve soudain, la première guerre 
mondiale venant d'éclater, en compagnie de Rose Sayer (Katharine 
Hepburn), une missionnaire catholique britannique d'une quarantaine 
d'années en poste dans un petit village d'Afrique orientale allemande, 
embarquée avec le baroudeur Allnut suite à la destruction de son village
 et la mort de son frère pasteur. Toute l'aventure tient alors dans la 
descente de la rivière Ulanga vers un grand lac que sillonne une 
canonnière allemande, la Louisa. Quand Rose apprend l'existence de ce 
vaisseau qui empêche toute contre-attaque britannique, elle convainc 
Charlie de transformer l'African Queen en torpille artisanale et d'aller
 couler la Louisa, quitte à passer quelques épreuves, comme ce fort 
allemand sis sur une rive un peu plus au sud et ces séries de rapides 
périlleux qui les attendent.
Le scénario, écrit
 par Huston et James Agee à partir d'un bouquin de C.S. Forester (auteur
 de la saga qui donna un autre magnifique film d'aventures signé Raoul 
Walsh la même année, Captain Horatio Hornblower), est si bien construit 
qu'on se laisse porter comme sur les flots de l'Ulanga, et que revoir le
 film encore et encore est un plaisir non seulement répété mais sans 
cesse plus grand. La beauté des plans de Huston, en technicolor, avec 
ces couleurs émeraude, or et bleu, et la touffeur palpable des bords de 
la rivière, l'étouffante puanteur du marais qui précède le lac, l'air 
qui souffle enfin sur ce dernier, tout cela qu'on croit boire par les 
yeux et par les narines, ajouté à une musique entraînante à souhait dans
 la première partie du film et aux comédiens en présence, dont je vais 
reparler, tout cela fait de The African Queen un pur régal.
Sans
 compter les personnages et leurs interprètes donc, nerf de 
l'affaire. Ce Charlie Allnut, gouailleur et sympathique, alcoolique aussi, dont le ventre
 gargouille dans un barouf de tous les diables lors de la séquence qui 
nous le présente, assis pour le souper entre Rose et son frère, gênés. 
Bogart, sec et suant, cause en souriant, presque toujours, avec ces deux dents de 
devant un peu en avant, sorties hors du bec, tel un Bugs Bunny à
 casquette. Son nom toutefois, Allnut, évoque plutôt un écureuil. 
Ses gestes 
trahissent cette même part d'animal de cartoon, peut-être un singe quand
 il file des petits coups de pied très rapides à la chaudière de son 
bateau (il pourrait ôter le tournevis tombé dedans, qui menace 
régulièrement de la faire exploser, comme le lui suggère pertinemment 
Rose, mais taper dessus l'amuse davantage dit-il), idem quand il se 
perche sur une caisse près de Rose pour passer une nuit d'orage diluvien
 à l'abri, tout relatif, de la cabine, ou quand il crie sur sa compagne,
 bien décidée à les envoyer à la mort, et déclenche le hurlement des 
macaques de la forêt en écho. Plus tard, il imite longuement les hippopotames pour se foutre d'eux et amuser Rose, qui rit de bon cœur, moins parce qu'elle trouve ça drôle que parce qu'elle l'apprécie, ce qui ne les rend tous deux que plus aimables à nos yeux.
Rose,
 justement, quel personnage ! Elle qui encaisse les remarques sur son 
âge et sa pseudo frigidité sans mot dire, dont le visage s'éclaire quand
 elle clame à Charlie sa joie à la découverte des plaisirs de la 
navigation après le passage des premiers rapides. Dans un grand film d'aventure (on lit parfois que L'Odyssée de l'African Queen, titre français, ou encore La Reine africaine, ô tristesse, serait un film de guerre, ou une comédie romantique... rien du tout, c'est un film d'aventure), tout n'arrive pas qu'aux 
paysages, tout arrive aussi aux visages : celui de Katharine Hepburn à 
ce moment-là est inoubliable. Et aux corps ! Rose, après s'être baignée à
 la poupe du petit navire tandis que Charlie se baignait à la proue, 
essaie de remonter sur le bateau en prenant appui avec les pieds sur la 
coque, puis en les balançant par-dessus le bastingage... avant d'appeler
 Charlie à l'aide. On est encore au début du film et déjà Rose, 
débarrassée de son corsetage, baignée dans ces eaux peu claires, usant de son corps d'une nouvelle manière, comme qui dirait pour la première fois, est autre, neuve, vivante, exaltante et amie. 
Le cœur palpitant du récit d'aventure est là, dans 
notre amitié avec les deux personnages et dans leur amitié, puis dans 
l'amour qu'ils vont improviser. Dans la limpidité de l'évolution de leur 
relation et dans l'impression d'enfance qui se dégage d'eux et de 
leurs gestes. Ils commencent à s'aimer de la même manière qu'ils se sont
 lancés dans une descente de rivière improbable à travers tout le pays 
et dans une aventure suicidaire : ils ont la parole réalisatrice, se 
disent des choses, y croient, les font, jusqu'au mariage et 
pourquoi pas la mort, avec énergie et fougue, dans un mélange
de gravité, de plaisir, d'inconscience, de peur et de rire, et finiront à
 l'eau, chantant comme deux gamins. Quoi de plus beau ?
The African Queen de John Huston avec Katharine Hepburn et Humphrey Bogart (1951) 
 











 
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