22 décembre 2022

Akeji, le souffle de la montagne

Ce documentaire signé Mélanie Schaan et Corentin Leconte, qui date de 2021, nous fait passer une heure et quart dans l'ermitage au toit de chaume (pour reprendre le titre d'un recueil du fameux poète Ryôkan), sis dans la vallée montagnarde d'Himuro, où vivent Akeji et Asako Sumiyoshi. Lui, descendant de samouraïs, se consacre à la Voie du thé, à l'art du sabre, à la calligraphie, la prière et la poésie. Elle, tout aussi âgée mais plus affaiblie, cueille des plantes pour en tirer les pigments qu'Akeji emploie à peindre ses grandes pages de papier blanc veiné, car il est aussi un peintre renommé, cueille également de quoi faire avec son mari leur cuisine, et se repose un peu. Suite de plans plus beaux les uns que les autres, dont la seule contemplation fait un bien fou, le film nous installe dans un quotidien hors du temps où l'observation des rituels, la préparation des repas, l'attention à la nature et à ses bruits (crépitement du feu, écoulement de la rivière, cris des oiseaux, souffle du vent dans les arbres), l'usage des outils domestiques, l'intérieur enfumé, prennent toute la place. Une première séquence dénote quand des membres de la famille viennent rendre visite au couple reclus. Un petit-neveu et une petite-nièce si j'ai bien compris, et leurs deux gamines qui s'éprennent vite des quatre chats blancs aux yeux vairons de la maison. 
 
 


 
Akeji les entend arriver de loin car les deux petites gosses crient pour répondre à leur propre écho dans la vallée ("Arrête de m'imiter !") sur le chemin de la maison. C'est bête à dire mais les deux fillettes qui s'amusent à tutoyer leur propre écho ont déjà des mots poétiques dignes de figurer dans un haïku ou un tanka. Idem quand Akeji dit d'emblée à ses invités qu'il leur ramassera une dizaine de kakis mais qu'il laissera les autres pour les corbeaux et pour les ours, avant qu'ils n'hibernent. La poésie fait le lien entre les générations quand Akeji parle à ses hôtes des grands noms de la poésie japonaise puis quand les deux petites récitent des poèmes de Sei Shônagon à la vieille Asako, souffrante, qui semble heureuse de s'être tirée du lit pour entendre ça. 
 
 


 
Une autre rupture, dans la dernière partie du film, moins joyeuse, advient quand Akeji est contraint d'accompagner son épouse à l'hôpital, à bord de leur petite voiture blanche. L'apparition de la ville, du bâtiment hideux de la clinique, le désarroi d'Akeji aussi bien devant le médecin qui remplit une ordonnance et lui explique qu'ils ne pourront pas rester là-haut éternellement que devant un distributeur automatique de thé et de café, montrent bien le fossé entre leur monde et le nôtre. Ce n'est certes pas la première fois qu'un film s'attache à rendre palpable le vertige qui s'empare de quelques ascètes vivant selon des mœurs anciennes aux prises avec le triste monde moderne, mais le documentaire de Schaan et Leconte le fait sans insistance, et moins pour le spectacle d'un choc des civilisations que pour révéler deux rapports au temps. 
 
 


 
Tout au long du film, le vieil Akeji ne cesse de dire, à travers des poèmes qu'il dit, ceux qu'il calligraphie, mais encore par un conte à propos d'un enfant allé dans les profondeurs de la mer pour n'en ressortir que 300 ans plus tard, récit qu'il résume à sa femme lors d'une dernière escapade hors de l'hôpital, au bord de la mer, où il rient tous les deux comme souvent, ou encore dans sa conversation avec ses proches visiteurs pour qui il prépare un thé amer qui fait grimacer l'une des deux gosses, que la durée n'existe pas, que personne n'a vu le temps ni ne sait s'il existe, qu'il y a mille ans et maintenant c'est la même chose. Or ce temps les rattrape, Asako et lui, par la maladie, bientôt la disparition. 
 
 


 
Et pourtant ce qui reste c'est une présence, mille présences, celles que le montage relie dans une séquence enlevée au rythme du tambour traditionnel, peu avant la fin du film : un corbeau dans le plaqueminier, des fougères dans les bois, la mousse sur les racines et les figures de pierre sculptée, la lumière à travers les feuilles d'un arbre, les tisons dans le four, les branches nues en hiver, Akeji dans l'ombre du bois, agenouillé, préparant ses mixtures pour dire tout cela encore de la pointe de son pinceau, les toiles calligraphiées qui disent ces présences et qui restent, vivantes, sous les flocons de neige. 
 
 
Akeji, le souffle de la montagne de Mélanie Schaan et Corentin Leconte (2021)

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