5 juin 2022

La Bête de guerre

Il a vraiment l'air stupide, ce tank. Rapidement perdu dans les paysages désertiques afghans après avoir largement participé à la destruction d'un village entier et de ses malheureux habitants ; cerné, tout le long, par des moudjahiddins revanchards, silhouettes lointaines bien décidées à venger leurs morts ; puis coincé, face à une faille gigantesque qu'il ne peut contourner et encore moins franchir ou traverser, il est donc contraint à rebrousser chemin, piteusement. Ce funeste char de combat T-55, la bête de guerre du bête titre français, parcourt la grisaille sablée et file, inoffensif et inutile, commandé par un soldat soviétique à moitié fou, traumatisé par son expérience, vécue enfant, à Stalingrad. Le tank isolé essaie de retrouver son escadron et fuit en laissant derrière lui une trainée de poussière, tel un amusant personnage de cartoon. Filmé sous tous les angles et surmonté d'un long canon phallique – sur lequel Kevin Reynolds insiste beaucoup – impuissant face à ses modestes ennemis, l'engin est tour à tour impressionnant et ridicule, menaçant et pathétique. En fin de compte, nous retenons surtout l'allure grotesque de ce char et l'absurdité de la situation dans laquelle sont empêtrés les soldats, ce qui est pas mal pour un film de guerre. Celui-ci, sorti à la fin des années 80, évoque l'invasion des troupes soviétiques en Afghanistan, l'action se situe en 1981.


 
 
Des américains parlant anglais incarnent donc des russes, ce qui pourrait laisser craindre le pire. Mais les acteurs ne jouent pas aux russes, leurs personnages sont adroitement caractérisés, jamais caricaturaux, et le message, dénonçant l'impérialisme, paraît universel, détaché de toute propagande de Guerre Froide. Un parallèle pourrait même aisément être fait avec la guerre du Vietnam. C'est plutôt du côté de la connotation religieuse que le réalisateur a la main plus lourde, mentionnant notamment le combat de David contre Goliath dans les dialogues et allant jusqu'à crucifier son héros, longtemps inidentifiable au milieu de la petite troupe perdue. C'est toutefois à cet aspect-là du film que l'on doit l'une de ses images les plus marquantes, la toute dernière : un ultime plan qui dure longtemps où nous voyons le héros hélitreuillé voguant dans les airs, le long fusil offert par ses anciens ennemis collé à l'horizontale contre le buste, ce qui lui donne la forme d'un crucifix dérisoire, qui disparaît progressivement dans l'horizon, se fondant peu à peu avec les reliefs inhospitaliers du pays. Une conclusion soignée qui achève de nous convaincre que nous venons de voir un sacré bon film. Et je n'ai rien dit de la musique de Mark Isham, loin des standards habituels du genre, qui nourrit le mysticisme du cinéaste et permet aussi à cette bête-là de se différencier du tout-venant. 


 
 
Il est difficile de croire, devant ce film d'action habité, si bien mené et truffé d'images saisissantes, qu'il s'agit là de l'adaptation d'une pièce de théâtre. Pour la petite histoire : c'est parce qu'il était plongé dans la lecture intensive d'un roman de Michael Blake – qu'il a plus tard adapté pour le succès que l'on sait – que Kevin Costner a dû refuser le rôle échu à Jason Patric. Il lui fallait terminer le bouquin, il était totalement absorbé. Il s'agissait du deuxième long métrage de son fidèle ami Kevin Reynolds qui tenait absolument à la présence de Costner après l'inoubliable expérience vécue durant le tournage intense de Fandango. Mais les Kevin sont souvent têtus et obstinés, c'était non négociable : le futur réalisateur d'Open Range lisait, et il se donnait quatre semaines pour terminer les 304 pages du roman. Les deux hommes collaboreront de nouveau ensemble par la suite, mais Reynolds ne parviendra hélas jamais à atteindre le même niveau d'excellence. Ce rendez-vous manqué a tout de même fait un heureux en la personne de Jason Patric. Celui que l'on surnomme le "petit vélo d'Hollywood", pour sa ressemblance troublante avec Mathieu Valbuena et leur passion commune pour les parties fines, a su saisir cette opportunité inespérée pour jouer ce qui restera son plus grand rôle au cinéma. C'est d'ailleurs en regardant l'œuvre de Reynolds, dont il est un fervent admirateur, que l'imprévisible Jan de Bont a choisi Jason Patric pour reprendre le flambeau délaissé par Keanu Reeves dans Speed 2. Une défection qui a hélas moins réussi au beau brun ténébreux et court sur pattes...


 
 
Dans le genre film de guerre, The Beast se défend très bien. Dans le sous-genre du film de guerre consacré à un véhicule militaire terrestre, amphibie, marin ou aérien, il se pose carrément là. Et au sein de la sous-sous-catégorie chichement représentée du film dit de tank ou de char d'assaut, c'est un véritable chef d'œuvre, un sommet.


La Bête de guerre de Kevin Reynolds avec Jason Patric, George Dzundza, Steven Bauer, Stephen Baldwin et Donald Patrick Harvey (1988)

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