8 décembre 2019

Cutterhead

Sur le papier, le premier long métrage de Rasmus Kloster Bro s'apparente à l'un de ces survivals bas du front, visant les sensations fortes avant tout, dont le pitch tiendrait sur un post-it. Jugez du peu : suite à un incendie souterrain survenu sur le chantier de construction d'un métro, une femme se retrouve coincée dans le sas pressurisé d'une foreuse en compagnie de deux ouvriers. Sauf qu'à l'écran, le cinéaste danois parvient à en faire quelque chose de très intéressant et d'immédiatement captivant. C'est même peu de le dire : nous sommes bien vite littéralement cramponnés à notre fauteuil. On nous plonge d'emblée dans des sous-sols en construction mal éclairés, au milieu des machines bruyantes et des tuyauteries fumantes, aux côtés de quelques travailleurs habitués à de telles conditions. Immersif, le film s'annonce comme une expérience sensorielle éprouvante dès sa première image, l'effondrement progressif d'un mur sous l'effet d'un tunnelier (cutterhead signifie en anglais "tête de fraisage / de coupe").




On suit de près cette femme d'abord animée d'un enthousiasme sincère qui a vraisemblablement été envoyée sur les lieux par sa direction pour peaufiner la communication au sujet de la nouvelle ligne souterraine : elle a pour objectif de la présenter comme un parfait exemple de collaboration entre pays européens. Elle interroge donc les ouvriers qu'elle croise, en leur posant des questions très orientées. Rasmus Kloster Bro plante plutôt finement le décor et l'on se dit assez tôt que son film visera plus haut que prévu. Avant même que la situation ne dégénère, on saisit en effet que ce qui se présente a priori comme un thriller claustrophobique efficace, qui flirtera presque avec l'horreur, est aussi une métaphore politique bien sentie sur l'Europe et l'immigration. L'action se déroule à Copenhague mais cela pourrait être n'importe où sur le continent, et les deux autres ouvriers coincés avec la jeune femme sont un jeune réfugié érythréen et un mineur croate expérimenté. Les rapports de domination et l'hypocrisie de chacun sont intelligemment mis en exergue par les circonstances et ce contexte spécifique. C'est à saluer, car un tel film donne aujourd'hui trop rarement matière à penser.




Quelques bémols cependant : il y a bien un léger ventre mou, problème récurrent et quasi inévitable de ces thrillers linéaires dont l'intensité ne peut que retomber par moments. Soulignons toutefois que le cinéaste ne gère pas si mal ces temps faibles et le rythme de l'ensemble, on ne sort jamais de son huis clos étouffant. Nous pourrons aussi regretter une petite facilité dans la caractérisation de l'un des trois personnages, le jeune érythréen, qui a vite fait de déballer son histoire de famille. Plus désagréable sans doute sont ces quelques angles de prises de vue maladroits, utilisés pour nous faire prendre conscience de l’exiguïté des lieux, dont nous aurions pu nous passer. Mais ces réserves ne pèsent pas bien lourd face à la très bonne impression globale que laisse ce film hautement anxiogène dont on comprend sans problème qu'il ait pu faire le buzz dans tous les festivals où il est passé. 




Le réalisateur joue habilement avec nos peurs fondamentales, nous plongeant régulièrement dans le noir complet tandis que ses personnages sont finalement menacés d'être enterrés vivant. Il met nos sens à rude épreuve, notamment grâce à un travail précis sur le son, en particulier quand il s'agira de nous faire ressentir les pressurisations et dépressurisations successives. Son film est une expérience physique intense, où l'on ressentira sans difficulté la soif, la faim ou les températures excessives subies par le malheureux trio. Sans qu'il ait besoin d'être explicitement indiqué puis rappelé, on saisit tout de suite qu'un compte à rebours au terme indéfini s'est enclenché au moment de l'accident. Ce suspense nous tiendra en haleine jusqu'au bout. Dans ses dernières minutes, Cutterhead tend vers l'abstraction lors d'un long passage éprouvant : le réalisateur ose alors quelque chose d'intéressant en abandonnant temporairement le réalisme auquel il collait jusque-là pour mieux nous rappeler le fond de son propos. On en ressort groggy. 


Cutterhead (Exit) de Rasmus Kloster Bro avec Christine Sønderris, Kresimir Mikic et Samson Semere (2018)

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