19 septembre 2015

Men, Women & Children

Men, Women & Children est, tenez-vous bien, une étude anthropologique sur l'homme. Et plus précisément sur l'homme face à ce nouveau NTIC qu'est Internet. En fin sociologue, en observateur sans parti pris, en analyste bergmanien de la société de ses contemporains, Jason Reitman se plaît à disséquer l'impact d'internet sur la vie de différents personnages représentatifs de l'ensemble de la population mondiale connectée. D'où le titre, assez globalisant, ambitieux mais à raison, audacieux, en un mot. Le film débute par un regard impitoyable sur un père de famille lambda, clean, qui travaille dans un bureau, un brin frustré de la braguette mais bon bougre, intègre, avec son petit jardin secret pas tant rempli de cadavres que ça, mais dont l'imaginaire est, la faute au web, littéralement tapissé d'imagerie porno. Des scènes chocs, rappelant quelques moments clés d'Orange Mécanique, nous montrent Adam Sandler incapable de regarder sa grand-mère de 92 ans dans les yeux, car il la visualise aussitôt dans des gang bangs antiques, à la mise en scène volontairement négligée, et plaque malgré lui le visage innocent de son ancêtre sur tous les corps huileux et couverts de chapelure, gonflés aux amphétamines et parsemés de cicatrices, des acteurs et actrices professionnel.les qu'il admire à longueur de journée sur la toile. 




Ne laissant aucun répit au spectateur, Jason Reitman enchaîne avec un portrait efficace et étonnamment parlant du fils d'Adam Sandler, celui-là même qui, quand il retrouve son Macbook Air ouvert sur la fenêtre porno laissée béante par son père, se dit : "Je vais m'en tailler une aussi...", et dont le subconscient est parasité du matin au soir par des images flash de déviance porno, au point que cela dénature ses relations amoureuses naissantes. Plus machiavélique que jamais, Jason Reitman s'intéresse ensuite à la copine blonde de ce gamin, la bombasse du lycée, qui pose à moitié nue sur le blog MangerSansGluttenMaisAvecLaGaule.com, une adresse web mise au point par sa mère, qui profite des jolies formes de sa fille pour s'arrondir les fins de mois. Cette jeune demoiselle, au mental totalement hacké par des visions porno, s’engouffre dans une spirale du X dont elle ne ressortira jamais. 




Un échange de textos, a priori complètement anodin, entre elle et son copain, dit tout des dégâts causés par internet sur la jeune génération. Le premier sms est mignon : "Tu fais quoi ce soir ?", demande le gamin. Dès la réponse, ça commence à sentir la chkoumoune : "Ce soir, j'avais imaginé, dis-moi ce que t'en penses en toute honnêteté, que tu pourrais me réfracter le col du fémur tout en matant un snuff-gonzo hardcore plus soft que nos préliminaires d'hier." Troisième missive électronique : "Porqué no... A priori ça me va. Mais je te propose a contrario que nous fassions tout cela sous le regard de ta grand-mère, histoire de nous tailler une place dans l'antre du diable le jour du jugement dernier." Nouvelle rasade de mms, avec mst à télécharger en pièces jointes, qui, agrémentée d'une photo sans équivoque, nous prouve que l'un des deux membres du duo est déjà paré, voire sur le point d'avoir besoin d'un petit quart d'heure de break pour se remettre en jambe : "Ok, mais, petite réclamation de mon côté, c'est donnant-donnant, j'aimerais pouvoir me vanter, demain, au petit déjeuner, d'avoir frôlé la mort et de m'être fait avorter" (sexto envoyé par le jeune homme, ndlr). Ultime réponse : "Je veux te tuer". 




Relation banale de deux teenagers de l'an 2000 selon Reitman, qui ne s'arrête pas en si bon chemin puisque la mère de famille et la mamie y passent aussi. Autre sujet, autre dépendance, autre symptôme de la génération Y (qui a fait la guerre de 14, concernant la mamie du groupe). Quid donc de la mère qui, en passant l'aspirateur dans la chambre du fils, bouscule vaguement la souris de son ordinateur et rallume ainsi le diable (le fils a d'ailleurs nommé son "outil de travail", soit ce fameux PC officiellement acheté pour ses "TPE" de terminale ES : Proteus IV), découvrant l'esprit de Caïn à même le moniteur, sous la forme d'un truc en cours, d'un truc bien entamé, qui a été arrêté puis repris à de nombreuses reprises, sans véritable voyage dans la salle d'eau entre deux séances de lutte. D'abord un peu rebutée, la maman finit par s'approcher de l'écran à la façon de l'alien qui traque Bruce Willis dans la cave de Tom Robbins au cœur de la meilleure scène de La Guerre des mondes. Curiosity killed the cat, comme dit l'adage. Maman finit par se faire bouffer par le porno, comme tout le monde. Et comme, du coup, la mamie de la famille, qui ne pensait pas qu'un Ipad pouvait être autre chose qu'un plateau-repas, et qui troquera quelques séances de Scrabble contre autant de sessions "compte-triple" online. 




Dans une succursale de ce film à tiroirs, Reitman s'inspire ouvertement de Claude Sautet et nous gratifie d'une parenthèse enchantée et glaciale à la fois. Celle-ci met en scène Jennifer Garner, une autre maman obsédée par le porno et par le contrôle parental de sa fille de 14 ans. Contrôle qu'elle avoue lors d'un petit échange confidentiel avec la caméra de Reitman, où elle nous dit qu'elle essaye au mieux de reproduire toutes les techniques de Marcel "The Rock" Dessailly : travail au corps, épuisement nerveux de l'adversaire, épaule contre épaule, tentative d'épuisement moral de l'attaquant adverse collé à la culotte et poussé à s'arracher les cheveux et à frapper le sol du poing, sans oublier le menottage de l'ennemi sur les corners. Rappelons à toutes fins utiles que le but ultime de tout défenseur en zone est de rendre cliniquement fou l'avant-centre dont il a la charge, l'être humain qu'il a pour mission d'annihiler. Peu importe le nombre de buts concédés, la victoire, la défaite, les cartons, le fair-play, tout cela n'a aucune importance, seuls comptent la rage incontrôlable et le début de schizophrénie provoqués chez le numéro 9 d'en face. Jennifer Garner, donc, s'applique à décocher chaque item de l'historique web de sa fille mano à mano, s'inspirant des paroles de Manu Chao, alors qu'il suffit de cliquer sur "supprimer tout l'historique récent, passé et futur".

 


Reitman, dans la scène maîtresse de son œuvre, quitte alors une Jennifer Garner studieuse, méthodique, les lunettes vissées au nez et le nez vissé à l'écran, certaine de son efficacité, pour grimper les escaliers de la baraque, marche après marche, caméra au poing, afin de bien établir une continuité de temps entre deux espaces contigus mais à des années-lumières en termes d'usage du net, tandis qu'il débarque en douce dans la chambre toute illuminée de rose de la fille et que retentit en fond sonore un bon Farka Touré staccato qui réchauffe l'ambiance, pour nous dévoiler une gamine en réalité bien au fait des dernières possibilités offertes par TumblR et FaceTime, compressant ses seins à l'aide de ses mains face à une webcam qui tressaute sur son pied. De quoi mettre à la retraite le défenseur central qui cire le banc de touche dans le living-room au rez-de-chaussée, soit une Jennifer Garner littéralement aux fraises, sur le point d'apprendre, impuissante, que tous ses matchs ont été perdus sur tapis vert Freecell. Ce Reitman-là est donc le film choral définitif sur le net et ses répercussions sur le village-monde, un film qui enterre Disconnect, dans la même catégorie.


Men, Women & Children de Jason Reitman avec Adam Sandler, Jennifer Garner, Ansel Elgort et Olivia Crocicchia (2014)

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