25 juillet 2018

Un film parlé

Le 25ème long métrage de Manoel de Oliveira, tourné en 2002, porte bien son drôle de titre, Un film parlé (Um filme falado). Le cinéaste portugais, qui avait commencé sa carrière au temps du cinéma muet, réalisa, 50 ans après son premier coup d'essai, un film tout du long parlé, de deux façons et dans plusieurs langues. Une professeure d'histoire à l'université de Lisbonne, Rosa Maria (Leonor Silveira, magnifique et parfaite dans le rôle), profite de l'occasion qui l'oblige à se rendre à Bombay où elle doit rejoindre son mari aviateur pour s'offrir une croisière sur la méditerranée en compagnie de sa fille Maria Joana (Filipa de Almeida). Le paquebot leur fait quitter les côtes portugaises, sous le regard de marbre des statues des conquérants de jadis, puis conduit la mère et la fille, au gré de petites escales, à Marseille, cité phocéenne par laquelle la civilisation grecque devait se répandre en Occident, où un marchand de poissons déplore l’hégémonie pétrolière, puis à Pompéi, dévasté par le Vésuve, à Athènes, où un prêtre orthodoxe s'improvise guide parmi les vestiges, de l'Acropole au Parthénon en passant par le théâtre, à Istanbul, où un  autre guide, cette fois-ci officiel, raconte comment l'église Sainte-Sophie s'est transformée en mosquée avant de devenir musée, et jusqu'au Caire, face au sphinx et aux pyramides. 




Et tout du long, Rosa Maria, qui pose pour la première fois les yeux sur ces lieux qu'elle ne connaissait qu'à travers les livres, répond aux mille questions de sa fille et lui délivre un cours d'histoire. Cet enseignement en tout point passionnant est parfois déroutant pour la fillette, car de nombreux lieux, de nombreux faits (ceux qui fondent les civilisations : constructions, événements, guerres, religions, etc.) et de nombreuses époques se superposent et s'entrecroisent au fil du trajet, mais l'enfant en redemande. Peu importe que tout ne se recoupe pas encore, l'important est de savoir, et d'entendre sa mère raconter les faits ou, plus parlants encore, les mythes et les légendes. D'ailleurs, tout se recoupe-t-il vraiment ? L'Histoire n'est-elle pas qu'une affaire de collages, de superpositions ? C'est ce que ce film propose de plus beau : la juxtaposition, le montage, dans le plan, des personnages et de l'Histoire, de l'objet et de la parole, de la pierre et du commentaire, des générations aussi. Le petit livre que manipulent Rosa Maria et Maria Joana, dans lequel il suffit de tourner une page pour voir le même lieu, celui que la mère et la fille observent face à elle, à des centaines ou des milliers d'années de distance, symbolise cette volonté de faire coexister dans la même image plusieurs moments du temps, grande obsession du cinéaste. Dans des plans toujours très beaux, Manoel de Oliveira réunit la petite Joana Maria, sa mère, et le château de l’œuf à Naples, le Parthénon ou la pyramide de Gizeh, mais aussi les représentations que ces hauts lieux de civilisation charrient.




Les deux personnages font aussi des rencontres, comme ce pope qui les accompagne dans les ruines d'Athènes, ou cet acteur portugais (Luis Miguel Cintra, autre acteur fétiche de De Oliveira, jouant son propre rôle) qui conduit les voyageuses dans un hôtel du Caire dont les fresques représentent l'inauguration du canal de Suez par l'impératrice Eugénie. La plupart de ces rencontres fortuites sont l'occasion pour Rosa Maria de parler d'autres langues : l'anglais et le français. Mais on entendra aussi du grec. Car à chaque escale du navire, la mère et la fille voient monter à bord une personnalité : en France c'est une femme d'affaire, Delphine (Catherine Deneuve), en Italie, une modèle et actrice, Francesca (Stefania Sandrelli) et en Grèce, ce sera une chanteuse, Helena (Irene Papas). Ces trois femmes, incarnées par deux actrices et une chanteuse que l'on pourrait qualifier de "mythiques", sont comme des déesses contemporaines, échappées des villes, des temples et monuments historiques visités par Rosa Maria et sa fille, pour quitter avec elles les ruines du passé, ces musées à ciel ouvert, reliques en perdition d'une culture qui à défaut de se réinventer, se visite. 




Et une vraie mélancolie se répand au fil du voyage, annoncée dès le départ du film, qui équivaut au départ du bateau, si bien que l'on identifie le premier au deuxième, dont il suit la trajectoire, chaque partie se raccordant à la précédente par un plan équivalent sur l'étrave qui fend les flots. Dès le départ, donc, il y a cet épais brouillard posé sur le Monument des Découvertes, à Belém, au Portugal, puis la tristesse du vieux marchand sur la Criée du Vieux-Port de Marseille. De nombreux échos résonnent tout au long du film qui relient le présent au passé, comme la laisse qui retient le chien du marchand de poissons marseillais, attaché à un bateau, et l'oblige à lutter contre la houle pour ne pas tomber à l'eau. Mais la petite fille finit par détacher le chien, et quand le vieux poissonnier se fait trop bougon, Rosa Maria coupe court d'un « Je sais... » puis tourne les talons pour continuer à répondre aux curiosités de sa fille, ne cédant rien aux assauts de la tristesse.




C'est cette mélancolie qui resurgit régulièrement, plus nette, au cours de la conversation que tiennent les trois divinités montées à bord en cours de route et le capitaine américain du paquebot, John Walesa (John Malkovich), discussion menée de front en quatre langues et bientôt cinq (français, italien, grec et anglais, puis portugais, quand Rosa Maria et sa fille sont invitées à la table du capitaine). Chacun, à défaut de parler les autres idiomes pratiqués, les comprend. Cette tour de Babel reconstituée, prestigieuse, vieillissante, ne s'épanche pas beaucoup sur l'avenir (Francesca et Helena regrettent de n'avoir pas eu d'enfants). Les débats évoquent surtout l'étrange héritage du passé glorieux, notamment celui de la Grèce, berceau d'une civilisation dont la langue n'est parlée à travers le monde que par ses propres citoyens et une poignée de savants, là où le portugais des conquérants a su s'établir en Amérique du sud, et où l'anglais triomphe. Le capitaine du navire parle d'ailleurs ce dernier, qui est américain, mais ce puissant séducteur, entouré de figures féminines à succès qui au fil de la conversation le poussent à souhaiter l'avènement d'une société plus respectueuse des femmes, se voit vite remis à sa place par Rosa Maria. Il parvient tout de même à l'attirer à sa table en séduisant sa fille, à qui il offre une poupée achetée dans un souk d'Aden. Ce cadeau coûtera cher, mais pas au capitaine. Après que, à la demande du capitaine, la chanteuse Helena répare un peu de l'injustice qui frappe selon elle la langue grecque en chantant une chanson traditionnelle pour tout le restaurant du bateau, qui l'écoute religieusement, on vient annoncer que des terroristes ont placé deux bombes dans le bâtiment. Le film se termine bientôt, et d'une terrible façon, qui laisse tout le monde finalement muet, quand la violence aveugle met fin au récit de nos civilisations et à cette Babel réinventée. Une fin tout de même un peu raide, qui crible froidement l'actualité et cible bien ce qu'il faudrait sauvegarder : la transmission du savoir, entre la mère et la fille.


Un film parlé de Manoel de Oliveira avec Leonor Silveira, Filipa de Almeida, John Malkovich, Catherine Deneuve, Stefania Sandrelli, Irene Papas et Luis Miguel Cintra (2002)

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