Je crois que l'on peut s'accorder sur ce point : le meilleur du
Dracula de Tod Browning réside dans sa première partie. Au début du
film, Renfield (Dwight Frye) entre en Transylvanie et passe d'une
calèche à l'autre pour débusquer le château du comte Dracula, au grand
effarement des paysans du coin qui redoutent ce lieu maudit,
particulièrement à l'approche de la nuit, tandis que les loups hurlent
alentour. Le périple du jeune Renfield, convoqué par le comte pour une
affaire immobilière censée les conduire par bateau, dès le lendemain, à
Londres, où Dracula souhaite acquérir un ancien cloître, finit par
toucher au but. S'introduisant dans une ruine monumentale, le jeune
homme voit finalement apparaître, en haut des escaliers, son hôte, un
Dracula (Bela Lugosi) tout en regard fixe, éclairé et appuyé, inquiétant mais
somme toute accueillant. Après signature des actes d'achat, Renfield est
conduit dans ses appartements. Alors, une énorme chauve-souris (le
comte, métamorphosé) apparaît à la fenêtre de sa chambre et, usant d'un
étrange pouvoir, le fait tomber inconscient. Les trois succubes toutes
en voiles blancs de Dracula s'approchent du garçon avant de reculer devant le nuage de fumée qui pénètre par la porte-fenêtre et annonce l'arrivée
du maître ayant recouvré forme humaine. C'est un ballet que nous offre Tod Browning, annoncé par Le Lac des cygnes en générique d'ouverture, et c'est Dracula lui-même qui se chargera de
mordre son hôte pour le placer sous son emprise. Dans la séquence
suivante, à bord du navire pour l'Angleterre, Renfield, passé de l'autre côté,
réveille son maître qui reposait en sa terre, dans une caisse, à fond
de cale. Le comte Dracula est prêt à commettre un massacre.
Ce
qui me fascine dans cette introduction, c'est la façon dont chaque
élément qui compose le film s'articule aux autres. C'est une affaire de
jointure. Tod Browning accorde une place bien définie, permise par un
montage assez lent, à chaque plan, qui se retrouve comme détaché des
autres par le temps long qui lui est accordé, afin qu'il puisse exister
plus pleinement, et paradoxalement s'articuler mieux au plan suivant, sans rien lui
céder. C'est vrai aussi des sons. Juste avant que le comte Dracula
n'apparaisse en haut des marches de son vieux palais, Renfield se tourne
vers une fenêtre et on entend des chauves-souris, puis, au plan
suivant, ce son a disparu. Ce n'est pas bien logique, mais ce son a eu son
temps et ne sera pas prolongé sur une durée qui diluerait sa présence. On dirait que le montage et le mixage font un
effort de prononciation, d'articulation, détachant les images et les
sons comme on détache les syllabes pour mieux les faire entendre.
Or, il s'agit du premier film parlant de Tod Browning. Or aussi, nous sommes, tout au long de cette longue séquence au château, dans le domaine du comte Dracula, qui semble s'être réveillé, au début du film, d'un sommeil millénaire, et qui est encore quelque peu engourdi probablement. Qui, surtout, parle un anglais des Carpates. Aussi Bela Lugosi (dont le nom appelle lui-même à être prononcé en séparant les phonèmes, tel Gandalf prononçant le mot elfique pour "ami" dans le premier film de la trilogie du Seigneur des anneaux : "Me-llon") détache-t-il avec emphase chaque syllabe prononcée, comme quand il dit à Renfield, avant de quitter la chambre qu'il lui a réservée, qu'il espère cette suite suffisamment "com-for-ta-ble" pour son invité. Revenant peu après sous forme de chauve-souris à la fenêtre de Renfield, métamorphose réitérée plusieurs fois ensuite, notamment au balcon de Mina, le vampire ailé, effets spéciaux rudimentaires obligent, vole comme il parle, rame l'air noir avec ses ailes lourdes, dans un mouvement lent, aussi décomposé que le découpage du film et que les mots articulés par sa vedette.
Plus loin, le comte Dracula, bien réveillé
par le festin réalisé à peu de frais sur le pont du navire qui l'a
conduit sur les terres de Shakespeare, parle avec beaucoup plus de
fluidité, de rapidité, par exemple quand il discute avec Harker, Mina et
Lucy dans les loges d'un théâtre. Mais un des notables
anglais pure souche qui, autour de la figure de Van Helsing,
s'inquiète de cet étrange personnage, évoque le seigneur des Carpates
en prononçant "Nos...feratu", séparant les deux parties de ce nom
démoniaque comme si le maître vampire avait dores et déjà contaminé les
terres conquises, de sa seule diction. Malheureusement, en gagnant
l'Angleterre, le montage, à l'image du personnage éponyme, perd beaucoup
de cette articulation délectable, et, s'il reste fameux, le film s'en
ressent un peu. Restent tout de même quelques sons qui, eux aussi, se
détachent de l'image, la précèdent et annoncent le pire : je songe à ce
rire maléfique de Renfield devenu vampire.
Un mot d'ailleurs à son sujet. Renfield, contrairement à son maître, parle à toute allure. Cet écart de langage est peut-être le meilleur signe de son défaut d'allégeance, puisque l'humain résiste en lui et le pousse à mener double-jeu, quitte à sombrer dans la folie. La folie de son rire. C'est un rire, mais qui sonne comme une complainte tragique. On l'entend d'abord, puis le montage lui articule le sourire terrible de l'acteur Dwight Frye, dont le nom, avec son assonance qui résonne comme une suite de cris, à l'inverse de celui de Bela Lugosi, appelle à être prononcé à toute allure, pour n'entendre plus que le "Fright" final. Dwight Fright. Qui pour un peu volerait la vedette à Lugosi dans ce rôle de serviteur malade, tiraillé entre son humanité et sa soif irrépressible de sang. Cette dualité, présente chez Dracula lui-même au temps de Murnau, qui manque sans doute au personnage de Nosferatu tel qu'incarné par Lugosi, ou plus tard par Christopher Lee, et qui sera de retour, bien plus tard, dans le pathétique et magnifique vampire épuisé porté par Klaus Kinski chez Werner Herzog, passe, chez Tod Browning, par le triste Renfield.
Dracula de Tod Browning avec Bela Lugosi, Dwight Frye, Helen Chandler et Edward Van Sloan (1931)
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