Pages

27 juin 2013

Dark Skies

Dark Skies débute sur les chapeaux de roue. C'est à ma connaissance le seul film d'horreur dont le moment le plus flippant survient dès la toute première seconde, alors que le film n'a, à vrai dire, pas du tout commencé. C'est une citation que l'on doit à Arthur C. Clarke, une pointure de la science-fiction, qui aurait écrit un jour : "Two possibilities exist : either we are alone in the Universe or we are not. Both are equally terrifying." Des mots terribles qui apparaissent blanc sur noir lors du générique d'ouverture et qui ne manquent pas de nous procurer le premier et seul frisson du film. Vous pourrez ressortir cette citation en soirée lorsque le sujet de conversation s'y prêtera, cela fera toujours son petit effet, à condition bien sûr de la placer au moment opportun, de la prononcer en anglais et avec conviction, elle perdrait autrement beaucoup de son impact. Pour ma part, ce film m'a simplement rappelé cette citation, car mon frère Poulpard, ufologue amateur de son état (il préfère le terme d'ovniologue), l'avait faite imprimer sur la première page de sa thèse de biologie dont le sujet, portant sur les interactions entre plantes et herbivores dans un contexte d'invasion biologique, était pourtant "à des années-lumières, que dis-je, à des milliards d'années-lumières !" comme lui a répété son plus virulent examinateur lors de sa soutenance, malgré les menaces physiques et verbales de notre mère sise juste derrière cet énergumène.


D'étranges constructions faites avec les ustensiles de cuisines...

C'est donc ainsi que débute Dark Skies, minuscule film d'horreur qui ressemble à s'y méprendre à un mauvais épisode de X-Files, où une famille de banlieusards américains se retrouve prise pour cible par des extraterrestres invisibles. Ces extraterrestres adorent vider les tiroirs et mettre la cuisine sens dessus dessous pendant la nuit, ce qui fait d'abord croire à des crises de somnambulisme du petit dernier de la famille (il est toujours facile de pointer du doigt le plus faible), les parents étant vraisemblablement fans de Step Bro et peut-être un brin naïfs et cruels. A un rythme suffisamment soutenu pour maintenir l'attention, les péripéties et phénomènes paranormaux accompagnant les intrusions extraterrestres s'enchaînent et se veulent de plus en plus inquiétantes. Cela fait un mois que j'ai vu le film, et je me souviens seulement de cette scène où une flopée d'oiseaux vient s'écraser sur les fenêtres de la maison, comme s'ils étaient irrésistiblement  attirés par cette modeste et banale bâtisse. Quoique non, je me souviens aussi de ce superbe passage où la fort sympathique Keri Russell (la maman) se tape plusieurs fois la tête contre la porte vitrée de sa demeure, en proie à de violentes migraines dues aux ondes néfastes propagées par les aliens.


Des dessins chelous, inspirés par des nuits agitées...

Le film prend une tournure grotesque mais salutaire (on peut enfin en rire pleinement !), quand le petit couple s'en va chez un expert en ufologie (un ovniologue donc) dont ils ont trouvé l'adresse sur internet. Ce dernier, après leur avoir fait passer un questionnaire ridicule (à base de "Un membre de votre famille a-t-il saigné du nez récemment ? Des animaux se sont-ils comportés de façon inhabituelle autour de chez vous ? Votre chien répond-il à son nom ? Avez-vous pensé à mettre du papier alu autour du pénis de votre mari ?"), leur apprend qu'ils sont la cible des Gris, l'espèce extraterrestre la plus souvent observée sur notre planète, et qu'ils risquent très probablement une abduction. L'illuminé est incarné par J. K. Simmons, une "tronche" bien connue du cinéma américain (notamment vue dans Juno et la trilogie Spider-Man de Sam Raimi), et l'acteur s'en donne à cœur joie, semble-t-il bien conscient de l'énormité de la situation, lui dont le personnage est condamné à porter des lunettes aux verres teintés et un vieux sombrero bien enfoncé sur le crâne pour, dit-il, "limiter les intrusions des Gris, télépathes malveillants capables de commander nos actions à distance".


Nos perruches perdent la tête !!

Pour impressionner la galerie, l'expert rappelle alors le b.a-ba de l'ufologue lambda à son auditoire crédule en édictant point par point la fameuse classification de Hynek, celle qui inspira Steven Spielberg en 1977. De la même façon que la citation d'Arthur C. Clarke, vous pouvez placer cette échelle astronomique lors de soirées entre amis voire lors de rendez-vous professionnels à couteaux tirés, quand une intervention de haute volée s'impose dans le but de mettre un point final à toute conversation tout en sauvant les apparences. Je vais donc vous faire part de cette classification de façon détaillée, en m'appuyant simultanément sur mes souvenirs du film et mes expériences personnelles (ne me remerciez pas).


J. K. Simmons livre une prestation assez ébouriffante, il faut bien l'admettre. Il est à fond dans son rôle.

La Rencontre Rapprochée du 1er type (RR1) est celle où le ou les témoins voient un OVNI, quel qu'il soit, à moins de 150 mètres. Le spécialiste des ovnis de Dark Skies avoue être passé tout près d'une RR1 dès l'âge de 6 ans. Hélas, il se tenait à 152 mètres de l'appareil venu du ciel quand il affirme l'avoir vu de ses yeux vus. Encore amer, il ajoute en serrant les poings "A deux centimètres près ! A deux centimètres près !". Après avoir retrouvé ses esprits, J. K. Simmons précise que 8 américains sur 10 effectuent une rencontre rapprochée du 1er type avant l'âge de 55 ans et sont mauvais en géométrie. Keri Russell porte alors la main à la bouche pour jouer la stupéfaction. C'est mignon.


Adepte des "nipples" et autres "see through", Keri Russell apparaît souvent en simple pyjus dans Dark Skies. Notons hélas que de simples gommettes bien placées suffirait à respecter son intimité.

Selon Joseph Allen Hynek, la Rencontre Rapprochée du 2e type (RR2) succède logiquement à la Rencontre du 1er type. Pour qu'une RR2 soit reconnue et attestée, il faut que l'OVNI laisse des preuves matérielles, comme des traces au sol, des mokos ou des fèces, voire pire. L'ufologue un chouïa allumé du film de Scott Charles Stewart désigne alors du bras la vieille étagère qui décore sobrement son salon et sur laquelle trônent une collection de merdes impressionnantes venant forcément d'outre-space. Keri Russell fait encore la moue. On en mangerait !


C'est pendant la nuit que les Gris font tout leur ramdam dans la cuisine. Cela a le don de faire sortir Keri de ses gonds.

En ce qui concerne la RR2, une précision est à faire pour vous autres lecteurs, nouveaux ufologues avertis. Certains pensent en effet que les cercles de récolte, les fameux "signes" qui ont inspiré M. Night Shyamalan, entrent dans cette catégorie. Mais les ufologues sont extrêmement divisés sur ce point, surtout depuis qu'il a été prouvé par A+B que ces étranges symboles étaient l’œuvre de deux paysans farceurs, as du râteau au propre comme au figuré. La déclassification de ces cercles de récolte en RR2 par le Center for UFO Studies en mars 1980 a même provoqué un important schisme parmi les ufologues, définitivement séparés en deux écoles de pensées. Chez les dissidents, on a constaté à cette même période un vif regain d'intérêt pour la classification que l'on doit au français Jacques Vallée (cocorico !), beaucoup plus précise et austère, et donc moins amusante. Dans Dark Skies, le personnage campé par J. K. Simmons préfère ne pas aborder la question pour ne pas rouvrir une plaie encore mal cicatrisée.


Ci-dessus le "crop circle" que réalisa mon frère Poulpard une nuit d'insomnie, dans le champ en face de la ferme de nos parents. En guise de punition, papa nous retira la prise péritel de notre SuperNes. Nous la cherchons encore. 

Les choses deviennent enfin plus intéressantes avec la Rencontre Rapprochée du 3e type (RR3) : le ou les témoins voient un OVNI et ses occupants, ou seulement les prétendus occupants d'un OVNI sans ce dernier (dans ce cas-là, la RR3 présente ceci d'original qu'elle ne se cumule pas systématiquement à une RR1). La "rencontre de Kelly-Hopkinsville" et le "grand meeting de Valensole" sont classés en RR3. Je classe ma JAPD en RR3. Et le pauvre J. K. Simmons accumule à son grand regret les RR3. Quand ça tourne mal, ces rencontres débouchent parfois sur une Rencontre Rapprochée du 4e type (RR4) : le ou les témoins prétendent alors avoir été enlevés par les occupants d'un OVNI. Ces RR4 sont plus rares, dans le sens où les personnes ne reviennent pas toujours pour effectuer le récit de leurs abductions. Elles n'en constituent pas moins l'une des plus populaires catégories inventées par Hynek et de nombreux films en ont proposé une illustration, sans qu'aucun ne parvienne à véritablement marquer les esprits (Intruders, Xtro, Communion, Fire in the Sky, The Forgotten, Fourth Kind... ces titres ne vous disent rien ? Normal).


On ne garde tout de même pas un mauvais souvenir de LA scène d'abduction de Fire in the Sky avec ses aliens particulièrement hideux. Dommage qu'elle ne survienne qu'après deux heures d'ennui.

Remédions aux carences de Dark Skies et précisons qu'il existe deux types de RR4 : dans une "RR4 de classe 1", les victimes sont non consentantes et peuvent éprouver une déformation grave de la réalité, des trous de mémoire, des symptômes caractéristiques du traumatisme du rapt tels que la crainte et l'inquiétude, des effets physiologiques comme la paralysie et une désorientation dans le temps et l'espace. C'est exactement ce qui finit par arriver à la famille de Dark Skies (spoiler). Mon frère Poulpard présente quant à lui la particularité d'avoir à la fois été l'auteur puis la victime puis de nouveau l'auteur d'un RR4 de classe 1. Je considère personnellement comme une RR4 de classe 1 la journée portes ouvertes du collège Joseph Delteil de Limoux effectuée quand j'étais en CM2. Les "RR4 de classe 2", bien que techniquement qualifiés d'enlèvement, sont des cas où le témoin déclare avoir suivi volontairement l'entité. Il s'agit parfois des conséquences du coup de foudre d'une jeune demoiselle pour un individu venant certes d'ailleurs mais répondant par miracle aux critères de beauté de notre planète (à savoir un sexe long, épais et dur). Kelly Kapowski affirme ainsi avoir été attiré par "un sosie de Brad Pitt au corps vert-de-gris" le 14 juillet 1978, en plein Arkansas. Quand le coup de foudre est réciproque, la RR4-2 peut rapidement entraîner une RR7 (un ou plusieurs témoins ont un rapport sexuel avec le ou les occupants d'un OVNI), mais, pour ne pas vous perdre, reprenons plutôt dans l'ordre...


 Joseph A. Hynek et Jacques Vallée : bien qu'opposés par les ufologues du monde entier, les deux hommes se respectaient mutuellement. Notons que Jacques Vallée inspira à Spielberg le personnage incarné par François Truffaut dans Rencontres du 3ème type et que Hynek y fait une apparition.

La rencontre Rapprochée du 5e type (RR5) est celle où le ou les témoins prétendent être entrés en communication avec les occupants d'un OVNI. Certaines personnes prétendant avoir vécu une RR5 se sont révélés être de purs affabulateurs. D'autres, qui visaient à mettre en garde leurs semblables, ont récemment tenté de démontrer que le 39 49 était une ligne directe vers une RR5 assurée et souvent traumatisante. Ce type de rencontre ne se produit pas dans Dark Skies, les extraterrestres du film pouvant se définir comme de véritables anti-woody aliens dans le sens où ils ne causent et ne blaguent jamais. La Rencontre Rapprochée du 6e type (RR6) ne fait plus rire personne : pour qu'elle ait lieu, un ou plusieurs témoins (ou animaux) doivent être blessés ou tués par un OVNI ou ses occupants. On peut alors parler d'une "mauvaise rencontre" ou d'une "rencontre fatale", comme l'indique mon frère Poulpard, alien ufologue amateur. Les cas de mutilations de bétail qui ne trouvent pas d'explication rationnelle sont souvent imputés à une RR6 (pour l'anecdote, le tout premier épisode de la série South Park traite avec humour de la RR6). La mort de mon chat Leviathan, dont le cadavre a été retrouvé recouvert d'abjectes cicatrices, a d'abord été classée en RR6 par mon propre papa avant d'être déclassée suite aux aveux du petit Dimitri, mon enfoiré de voisin psychopathe. Pour en revenir au film, J. K. Simmons déclare que la RR6 est la plus atroce des rencontres, étant donné qu'elle laisse généralement la victime en vie, mais traumatisée pour le restant de ses jours, or "mieux vaut crever après ça, croyez-moi" comme le personnage le répète à 36 reprises exactement (j'ai compté). Les RR7 et suivantes existent bel et bien, mais elles sont moins indispensables. Savoir par-cœur les cinq premières catégories élaborées par Hynek suffisent à briller en société et même au delà...


Quelques portraits d'Entités Biologiques Extraterrestres réalisés d'après les témoignages. Presque toutes correspondent à des "Gris". Certains farceurs ajoutent parfois à cette sinistre galerie une photographie noir et blanc en pied d'Amélie Nothomb. 

A part enrichir votre culture générale par ces précieuses connaissances et faire de vous une bestiole de foire en soirées (ce qui n'est déjà pas rien, avouons-le), Dark Skies ne vous apportera pas grand chose. Le grand film sur les rencontres du 4e type reste donc à faire. On se demande un peu pourquoi Dark Skies connaît les honneurs d'une sortie en salles quand tant d'autres restent sur les étagères. La jolie frimousse de Keri Russell, dont la régularité des traits n'a d'égal que la petitesse de sa poitrine (malheureusement personne n'est parfait), ne suffit pas à se sentir quelque peu concerné par les malheurs de cette bien terne famille, en proie à des petits hommes gris qui ne marqueront pas l'histoire de la science-fiction mais qui vous feront peut-être effectuer une recherche Google en leur honneur (c'est ce que j'ai fait, j'avoue). En ce qui me concerne, je me suis senti obligé de vous parler de ce film à cause de cette sortie inattendue sur grand écran, et c'est là qu'on sent les terribles contradictions de la vie d'un blogueur ciné, affirmant n'être guidé que par sa passion de cinéphile, mais obéissant sans rechigner au diktat impitoyable de l'actualité. 


Dark Skies de Scott Charles Stewart avec Keri Russell, Josh Hamilton, Dakota Goyo, Kadan Rockett et J. K. Simmons (2013)

25 juin 2013

La Fille du 14 juillet

La Fille du 14 juillet, premier film signé Antonin Peretjatko, fait un bien fou et tombe à point nommé. On entend les mots "révolution", "réveillez-vous !", "liberté" ou "horizon" là-dedans, et c'est tout le programme du film, dont l'auteur fait partie de tout un mouvement de jeunes cinéastes français (mis en avant par Les Cahiers du cinéma dans le numéro d'avril 2013), s'inscrit dans la continuité d'Un monde sans femmes, et nous adresse une piqûre de rappel : on peut rire devant un film français d'aujourd'hui, rire franchement, rire intelligemment. Racontant l'histoire d'une petite bande improvisée de jeunes gens diplômés partis en vacances faute de travail pour mettre le grappin sur une fille envoûtante, dont la fête est gâchée quand le gouvernement avance la rentrée d'un mois par mesure d'austérité, le film parle non seulement de notre époque (quasiment tous les gags font écho à l'actualité, des flics qui tirent sur les délinquants au flash-ball à la soupe qui suinte d'une assiette trouée en passant par cet enfant déguisé en cloporte kafkaïen qui intime à ses parents de se réveiller avant d'être abattu par une cartouche au chloroforme), mais parle surtout de et à nous autres, qui ressentons un besoin fou de soleil, de départ et d'aventure, de vacances en somme, et de repos, ne serait-ce que pour l'esprit. Le film satisfait à merveille notre soif d'insouciance, de décrochage, de rire et de folie, en un mot comme en cent, de liberté. Et cette liberté, cette légèreté de ton avec lesquels Peretjatko renoue enfin, nous sortent la tête hors de l'eau, hors d'une comédie à la française moribonde (on vous en parlait dans notre édito du 8 septembre 2012) et plus généralement de tout un cinéma français de l'asphyxie (on apprécie la petite pique adressée par le cinéaste à Un Prophète de Jacques Audiard).




Comme Guillaume Brac, Antonin Peretjatko ne vient pas de nulle part et ménage ses influences dans un mélange d'inspirations diverses, avec une prédominante Nouvelle Vague, et notamment godardienne. On retrouve avec bonheur l'humour bon enfant du Godard première période. A bout de souffle est immédiatement convoqué, et un certain pacte de lecture aussitôt instauré, quand Truquette (Vimala Pons) ouvre le film en vendant La Commune ! à la criée au milieu du défilé militaire du 14 juillet comme Patricia Franchini (Jean Seberg) vendait le New-York Herald Tribune sur les Champs Élysées. C'est Pierrot le fou qui prend ensuite le relai, avec ce road movie peuplé de pieds nickelés escrocs et branleurs confrontés aux forces de l'ordre, et cette virée en vacances forcées, plus ou moins définitives malgré les velléités gouvernementales, mêlant romance colorée, drôlerie et violence (on croise des meurtres de sang froid et on entend des coups de feu ici et là, qui rappellent la mitraille sonore dans la séquence du film de Godard où Belmondo et Karina rejouent la guerre du Vietnam pour plumer des touristes américains). On se rappelle aussi l'humour Truffaldien, celui d'Agnès Varda dans le sketch de Cléo de 5 à 7 mettant en scène Godard (encore lui) et Karina (encore elle), et la gaieté estivale de certains films de Rozier ou de Rohmer. Sans oublier le sens du burlesque d'un film aimé de ce dernier, La Campagne de Cicéron, de Jacques Davila, même si La fille du 14 juillet se veut beaucoup plus comique. Peretjatko combine ces inspirations sans tomber dans le carnet de citations. Mieux, elles se justifient d'autant plus que le cinéaste propose un double mouvement vers l'arrière, vers l'ère d'opulence, de plein-emploi et de départs en vacances de cette France bien révolue que parcouraient nos parents et grands-parents, et vers l'avant, vers ce que nous souhaiterions vivre depuis très longtemps : de pures vacances débraillées. Les échos multiples au meilleur du cinéma de nos aïeux se justifient aussi par cette phrase que prononce Vincent Macaigne dans un café : "les souvenirs c'est comme des voyages". Antonin Peretjatko fait rejaillir une foule de souvenirs cinématographiques chargés de joie et d'inconséquence dans un film qui nous fait ainsi voyager doublement.




Cette tendance "rétro" trahit d'ailleurs une nostalgie bien légitime, qui ne se contente pas de ressasser le passé mais s'acharne à en extirper une énergie vitale pour se projeter coûte que coûte (la Delorean mythique de Retour vers le futur n'est peut-être pas là complètement par hasard). Le film a beau enchaîner les gags à un rythme effréné (quitte à ce que certains tombent à plat, mais le cinéaste tente tout et l'euphorie du mouvement général nous pousse si vite au gag suivant que les ratés sont digérés avec le sourire), il est troué de moments d'accalmie, quand on voit les personnages se fixer pour confesser leur soudaine mélancolie ou leurs accès de colère (à l'occasion d'une soirée rétrospective chez l'ubuesque docteur Placenta notamment, qui avec quelques autres personnages secondaires évoque également les comédies de Joël Seria). Ces brèves pauses dans le déferlement comique du film sont des moments de béance, d'essoufflement, certes éphémères mais témoignant d'une souffrance bien d'aujourd'hui. D'autres percées font place aux rêveries tchekhoviennes des personnages amoureux, qui se projètent dans la neige, en total décalage avec ce film de plage, et qui, tournant le dos à des situations romanesque tragiques et allégoriques (un village dévasté par la peste et le choléra, un autre intégralement rasé par le feu), se permettent de précieux élans romantiques, lorsque Hector et Truquette se disent "je t'aime" dans des plans d'une poésie tout aussi précieuse dans le cinéma français contemporain que l'humour ambiant.




Ce sont ces changements de vitesse qui font la richesse et la force du film de Peretjatko, et qui magnifient son aspect sur-découpé, presque décousu, de premier film et de film à sketchs. Il y a un foisonnement là-dedans qui rafraîchit son monde, une joie de raconter aussi, de s'amuser, qui peut passer par le simple fait de montrer les filles (et de très jolies filles, à commencer par la belle Vimala Pons) toutes nues, pour la blague, comme c'était si banal autrefois dans les comédies françaises. Qui passe aussi par des tentatives formelles bienvenues, que ce soit sur l'ensemble du film, avec un travail de montage qui instaure un rythme rapide et des effets d'ellipses participant de beaucoup aux effets comiques, ou dans les détails, comme avec ces quelques fermetures à l'iris, clins d'oeil au cinéma d'autrefois (Peretjatko fait aussi appel aux feuilletons de Feuillade quand Truquette revêt une combinaison noire pour un numéro de cirque qui rend un sincère hommage au cinéma de trucages et de gadgets des premiers temps), ou véritables vecteurs de poéticité dans les scènes romantiques déjà évoquées. On pourrait aussi parler du jeu sur le hors-champ, dans la scène du départ en voiture sous le pont parisien, de l'utilisation de l'espace, dans celle du repas chez les Placenta, ou du travail sur les mouvements de caméra, avec entre autres le fameux panneau aux mille interdictions sur la petite plage envahie par nos hurluberlus. Et puis il y a des scènes plus complètes encore, qui combinent les procédés et les effets sur le spectateur, comme celle, proche du Blake Edwards de The Party (et en cela du cinéma d'Emmanuel Mouret), qui montre nos jeunes gens faisant la fête dans la fumée d'un feu où ils pourraient bien tous brûler, n'était l'amour et l'humour qui les tiennent et qui les sauvent.


La Fille du 14 juillet d'Antonin Peretjatko avec Vimala Pons, Vincent Macaigne, Grégoire Tachnakian, Marie-Lorna Vaconsin et Serge Trinquecoste (2013)

23 juin 2013

Tape

Tape, sorti en 2001, est un huis clos captivant et bien ficelé adapté d’une pièce de théâtre à succès. Son réalisateur, Richard Linklater, est une figure respectée du cinéma indépendant américain. On lui doit notamment Slacker, un film flâneur mais diablement ingénieux qui eut une influence considérable sur le monde alors en pleine éclosion du ciné indé US, à l'orée des années 90 ; une sorte d'équivalent filmique au Slanted & Enchanted de Pavement, le laisser-aller fauché et décontracté ayant toutefois plus de charme étendu sur les 38 minutes de l'album du groupe culte californien que sur les 97 minutes du film qui fit d'Austin un paradis pour hippies. Richard Linklater est depuis devenu un véritable touche-à-tout, aussi bien capable de torcher des comédies sympathiques tout public (School of Rock) que de produire des films indépendants plus ou moins audacieux, se déroulant souvent en un temps très limité (la trilogie Before Sunrise, Before Sunset, et Before Midnight où son acteur fétiche Ethan Hawke tente de séduire la belle Julie Delpy en 24h) ou employant des méthodes de filmage parfois un peu douteuses ou, au contraire, terriblement ambitieuses (A Scanner Darkly, Waking Life et le futur Boyhood - curieux projet dont le tournage s'est étalé sur douze années). 


Tape ne déroge pas à la règle de l'unité de temps réduite à un minimum puisque l’action du film se déroule en temps-réel, soit en l'espace d'un peu moins de deux heures. Le film prend entièrement place dans une chambre de motel miteuse qui est le théâtre de l’affrontement psychologique à couteaux tirés entre deux anciens potes de fac, incarnés par l'inévitable Ethan Hawke et l'énigmatique Robert Sean Leonard, un acteur brun ressemblant étrangement à Jim Carrey. L'arrivée d'Uma Thurman, troisième et dernier personnage au cœur d’une intrigue dont je ne vous dirai rien pour ne pas vous gâcher le plaisir, ne survient qu’à la moitié du film.




Tape met peut-être quelques petites minutes à démarrer, le temps que l’on saisisse les tenants et les aboutissants de ce thriller psychologique. Les premiers dialogues sont donc un peu assommants, il faut d'ailleurs souligner que le film est ultra causant, mais il améliorera votre anglais tant vous serez très vite découragé à l'idée de lire des sous-titres défilant à toute vitesse. Passée cette mise en place indispensable et un peu laborieuse, Tape se mate avec un grand plaisir et nous propose une étude de caractères très prenante et crédible. Le trio d'acteurs est impeccable, tout particulièrement ceux qui formaient alors un couple glamour à la ville : Ethan Hawke et Uma Thurman. C'est d'ailleurs l'un des films où cette dernière m'a le plus convaincu. Quant au metteur en scène, il parvient avec brio à s'affranchir de la difficulté de tourner tout un film dans une même petite piaule et il réussit parfois avec audace à faire grimper la tension. Pas mal du tout donc, et certainement idéal pour un dimanche soir !


Tape de Richard Linklater avec Ethan Hawke, Robert Sean Leonard et Uma Thurman (2001)

21 juin 2013

Deux filles au tapis

Notre collaborateur Simon, jamais en reste quand il s'agit de causer d'un beau film américain peuplé de femmes toutes en formes et toutes en sueur, a décidé de vous toucher deux mots de la dernière œuvre d'un grand maître, qui ressort en ce moment sur les écrans :

Deux filles au tapis raconte l'histoire des California Dolls, un duo de catcheuses très belles qui, avec leur coach (Peter Falk), sillonnent le pays à la recherche du contrat qui les mènera au titre de championnes des États-Unis. Derrière ce titre et ce pitch de série B se cache une petite merveille, et le dernier film de Robert Aldrich, immense réalisateur qui s’est attaqué à de nombreux genres (films noirs, westerns, films de guerre, satires sur Hollywood…) avec une égale réussite, toujours marquée par une vision du monde pessimiste, violente et ambigüe. Une fois n’est pas coutume, je citerai ici Positif : « Deux filles au tapis est un mélange de sophistication et de brutalité, de musique et de hurlements, de chorégraphie et de coup de poings, de sang et de strass, d'élégance et de violence, dont la réussite peut être considérée comme une sorte de testament esthétique du cinéaste Robert Aldrich. »




Le film est d’abord l’histoire d’un "ménage à trois" formé par les deux filles et leur coach, un schéma qui fonctionne à plein régime du fait de leur complicité et de l'ambigüité de leurs relations : on apprend vite que le coach est l'amant d'une des deux filles, mais Aldrich prend un malin plaisir à jouer clairement la carte de l'érotisme entre elles, ainsi qu'entre elles et leurs adversaires sur le ring. Les combats sont à la fois brutaux et d'une grande intensité sexuelle, avec des filles toutes en cheveux et en seins qui se battent avec sauvagerie. Si Darren Aronofsky a sans aucun doute tiré de ce film une partie de son inspiration pour The Wrestler, ici se loge une différence majeure entre les deux œuvres : en 1981 chez Aldrich, on continue à "faire comme si" le catch était un vrai sport, les filles doivent gagner leurs combats pour évoluer, il n'y a pas d'arrangements préalables entre adversaires (en revanche on essaye de soudoyer ici l'arbitre, là le public). Ni le réalisateur ni le spectateur ne sont dupes de la mascarade, et cette représentation d’un spectacle populaire trivial n’est pas dénuée de noirceur et d’ironie, mais pourtant miracle, lors du combat final qui s’étire sur près de 20 minutes, l’immersion est totale, le « pacte de croyance » cher à Miguel Gomes fait son œuvre, parce qu’Aldrich nous rend ces personnages vivants et nous les fait aimer depuis près de deux heures. La description de leur quotidien, leurs déambulations de fast-foods en motels miteux, de banlieue industrielle en banlieue industrielle au volant d'une vieille voiture ruinée, de salles de sport décrépies en chapiteaux de cirque boueux, tout ça est représenté de façon extrêmement sensible : Aldrich dresse une critique de l'Amérique et de la société du spectacle par le prisme de personnages marginaux qui peinent à y trouver leur place, et ces personnages il n'oublie pas de les regarder, longuement, et de les aimer.




Les deux filles sont excellentes, Peter Falk est grandiose. Aldrich leur offre à tous trois un dernier plan sublime. Encore en transe sous l'effet de l'effort, de la rage et de la joie, ils sont là sur le ring tous les trois, enlacés, bouleversés et hagards. Le plan démarre à vitesse réelle, puis on passe à un ralenti d'une fluidité et d'une douceur incroyables, avant que l'image ne se fige définitivement.


Deux filles au tapis de Robert Aldrich avec Peter Falk, Vicky Frederick, Laurene Landon et Burt Young (1981)

19 juin 2013

Dirty Mary, Crazy Larry

Dirty Mary, Crazy Larry, réalisé par John Hough en 1974, est typique du Nouvel Hollywood comme on l'aime. Pur pot-pourri des grands films de l'époque, ce buddy-road-movie de casse et de cavale est basé sur un trio de jeunes personnages. Larry et Deke d'abord, couple d'amis incarnés par un Peter Fonda tout en cheveux, tout en jeans et tout en rire idiot, et par Adam Roarke, vague sosie de John Cassavetes, par conséquent bel homme, fort d'un humour pince-sans-rire savoureux et d'un charisme rentré plutôt impressionnant. Comme dans Macadam à deux voies de Monte Hellman (1971), nos deux compères sont respectivement pilote et mécano, et leur duo devient trio quand ils voient se faufiler dans leur voiture et entre leurs pattes (au propre comme au figuré) une jeune fille court vêtue aux mœurs légères interprétée par la Susan George des Chiens de paille (Sam Peckinpah, 1971), jolie blonde qui n'avait que le défaut de posséder trop de dents, et des dents fâchées entre elles, à une époque où les appareils dentaires n'existaient malheureusement pas encore.




Au début du film, Larry et Deke, qui veulent amasser assez d'argent pour s'acheter une bagnole de course digne de ce nom afin de participer à la Nascar Daytona 500, braquent le patron d'un supermarché, mais sans arme, en menaçant tout simplement sa famille prise en otage, un peu comme à la fin du génial Wanda de Barbara Loden (1970). Sauf qu'en partie à cause de Mary Coombs, la reprise de justice blondinette qui colle aux basques de notre couple de routiers, le plan tourne court et les voilà pris en chasse par toute la police motorisée du pays, façon Sugarland Express (Steven Spielberg, 1974). A la tête de leurs poursuivants, un capitaine autoritaire et acharné, un vieux de la vieille au stetson vissé sur la tête du soir au matin et du matin au soir, soucieux de préserver son territoire sudiste coûte que coûte (ce vieux loup des mers est interprété par Vic Morrow, qui passe la quasi-totalité du film en hélicoptère, triste ironie du sort quand on sait que l'acteur a fini décapité par les pales d'un autre hélico sur le tournage de La Quatrième dimension, comme on vous en a déjà parlé ici et ). Sur le bitume, nos héros sont entre autres traqués par un flic redneck hystérique à l'idée de dégommer du hippie pédé à cheveux longs, ce qui n'est pas sans évoquer Easy Rider (1969), le film matrice du Nouvel Hollywood, porté à l'époque par le même Peter Fonda, aux côtés de Dennis Hopper et Jack Nicholson.




On ne pense pas qu'à moitié au manifeste d'Hopper puisque la fin du film de John Hough laisse un peu le même genre d'arrière-goût amer, et se veut en tout cas aussi brutalement surprenante que la conclusion d'Easy Rider. L'ultime scène du film, attendue et pratiquement inévitable dans le contexte assez unanimement pessimiste de l'époque (on pense d'ailleurs aussi au finale de Course contre l'enfer, autre film de course-poursuites avec Peter Fonda, tourné l'année suivante), peut apparaitre comme un coup de couteau dans le dos du spectateur enivré par la cavale haletante et délirante des héros. Mais le film reste quoi qu'il en soit un très plaisant condensé du genre, porté par un mouvement constant et une énergie débordante. Peut-être pas fascinant en termes cinématographiques, d'où son statut secondaire dans l'histoire du genre (et aujourd'hui un peu obscur), le film est néanmoins illuminé par ses acteurs et porté par des personnages savoureux brûlant la vie par les deux bouts, vidant leur réservoir d'essence sans compter tout au long d'une aventure dérisoire, absurde, idiote, où rien ne compte que le plaisir et la vitesse.


Dirty Mary, Crazy Larry de John Hough avec Peter Fonda, Adam Roarke, Susan George et Vic Morrow (1974)

17 juin 2013

Bienvenue parmi nous

Patrick Chesnais est un peintre célèbre en pleine dépression. Époux de Miou-Miou, père de deux blaireaux et déjà papi, il songe très sérieusement à mettre fin à ses jours et va même s'acheter un flingue chez Dédé Bénureau. Peu de temps après avoir tenté une énième fois de se faire sauter le caisson, une jeune fille paumée (interprétée par Jeanne Lambert) s'introduit dans sa voiture alors qu'il est arrêté à un feu rouge. Il ignore encore que cette fille va remettre en question son existence et faire se redresser chez lui certaines choses qui sommeillaient mollement dans son futal depuis la naissance de son deuxième enfant. Voici le point de départ d'une sorte de buddy-movie d'arrière-grand-père à moitié mort, qui vous transportera de l'Île d'Oléron au Marais Poitevin, en passant par La Rochelle et Rochefort. Le film de trop, pour Jean Becker, qui n'a depuis longtemps (ses débuts) strictement rien à raconter, mais continue tout de même à tourner, coûte que coûte, à filmer le vide, permettant tout de même parfois à un acteur en roue libres de briller. Ici, la star s'appelle Patrick Chesnais, et sachez que cette phrase me choque aussi.


Pat' Duchesnay a décidé de devenir acteur après une carrière de patineur artistique menée de main de maître en compagnie de sa soeur sous les couleurs du Canada, puis de la France. Merci Pat'!

Toutes les 10 minutes, Patrick Chesnais pète un câble, que ce soit face à Jacques Weber, une chaise pliante, une voiture récalcitrante, ou Miou-Miou... Tout le monde subit le courroux de Patrick Chesnais. Ça sent l'impro à plein nez et, si vous êtes d'une humeur rayonnante au moment où vous lancez ce film, vous sourirez peut-être à moitié devant les colères de Chesnais. Jean Becker a su faire sortir de ses gonds son acteur star et c'est là le seul intérêt de son film abominable. Il faut aussi reconnaître que le cinéaste franchouillard a su tester et mettre à rude épreuve la maîtrise de soi de sa vedette moustachue face à une jeune actrice suffisamment familière pour multiplier les situations ambiguës. Plusieurs fois, l'acteur se retrouve dans une situation embarrassante causée par des afflux de sang non contrôlés, irriguant son organe copulateur, épuisé, mais toujours aux aguets. Lors de leur première nuit à l'hôtel, Patrick Chesnais, gentleman prudent, a bien pris deux chambres séparées, mais cela n'empêche pas Jeanne Lambert de venir l'aguicher en petite chemise de nuit. On voit donc à ce moment-là Patrick Chesnais retenir tous ses démons avec le plus grand mal. Il porte alors une chemise ouverte jusqu'au nombril, nous dévoilant son torse glabre et bien entretenu, mais cet accoutrement ne le met pas seulement à son avantage, car il trahit aussi cruellement l'état d'alerte rouge auquel fait face le vieil homme. Peut-être trop ouverte, sa chemise laisse apparaître l'extrémité d'un gland fatigué battant son torse au diapason du rythme cardiaque de notre vedette. La petite chose rougeâtre dépasse très légèrement du tissu vert-mélèze du vêtement et nous adresse un regard-caméra faisant véritablement froid dans le dos. C'est un moment fort qui marquera au fer rouge votre mémoire de cinéphile.


Matez le discret coup d’œil lubrique de Pat' Chesnais en direction de cette jeune femme, malgré les trop nombreuses couches de vêtements qui l'affublent et cachent les nombreux atouts de sa féminité.

Plus tard, Chesnais se retrouve à la plage avec la jeune Lambert. Au moment où elle dévoile son maillot de bain une-pièce intégral, on voit bien le regard déçu de Patrick Chesnais : pour lui, monokini signifie "topless + mini-string". Patrick Chesnais saisit alors l'occasion pour citer Julien Courbet comme sa plus grande influence en peinture et invite la jeune fille à poser dans le plus simple appareil pour que son "gros pinceau" puisse "l'immortaliser à son zénith". Un peu gênée, elle refuse, mais, pas totalement indifférente à l'attention d'un vieillard au regard forcément connaisseur et assez excitée à l'idée d'imaginer son portrait accroché au mur d'un petit musée de village, elle promet d'y réfléchir. Souhaitant dévoiler à son tour sa tenue de plage, un bermuda Waïkiki aux couleurs délavées, Patrick Chesnais met à nouveau tout le monde mal à l'aise lorsqu'il se rend compte qu'il pourrait tenir sans les mains la serviette nouée à la taille qui lui permet de se changer à l'abri des regards indiscrets. Après s'être laborieusement dépatouillé de cette situation délicate en prenant soudainement la fuite vers l'eau glaciale de l'océan, Chesnais revient le sourire aux lèvres : un rapide coup d’œil l'informe que la bête s'est calmée et s'est recroquevillée sur elle-même, agressée par une chute de température imprévue. Chesnais ne s'attend malheureusement pas à gâcher, une bonne fois pour toutes, ses maigres chances auprès de la jeune fille en laissant déborder de son vieux bermuda dégueulasse, lorsqu'il étend ses guiboles cabossées sur une chaise longue, des roustons particulièrement extensibles et partiellement recouverts de longs poils blancs frisés. Dos au mur, l'acteur choisit de désamorcer la situation en avouant très clairement à Jeanne Lambert qu'elle "le fait bander". Le film ne proposera dès lors plus aucun moment de ce genre, ce qui est assez brusque dans la diégèse du métrage.


Juste pour vous ruiner cette image plutôt avenante : vous trouvez pas qu'elle ressemble beaucoup à Lafesse ? Rappelez-vous la tête de Lafesse en train d'interviewer une vieille quelconque dans une ville quelconque, mettez-la à la place de la tête de cette jeune fille. C'est la même tête, nonobstant les cheveux.

Bienvenue parmi nous est aussi l'occasion de constater que Jean Becker n'a pas croisé un seul jeune depuis les années 80. On a donc droit à des bandes en blousons noirs et en mobylette, à une Jeanne Lambert affublée d'un perfecto et d'un shorty en jean, et à une BO faite des plus grands hits de Police et Niagara. C'est consternant et touchant à la fois. Le vieux cinéaste aux films rances ne se rend pas du tout compte qu'il est complètement déconnecté du monde extérieur et continue de nous fournir des téléfilms d'un autre âge, sans aucune sorte d'intérêt. Pire encore, il s'auto-cite, visiblement très fier de lui, en nous montrant Jeanne Lambert pleurer devant L'Eté Meurtrier (et cette fois-ci, je n'invente rien !). Il s'adresse un autre clin d’œil personnel lors d'un insert terrible nous montrant la main hasardeuse de Chesnais tentant de croquer sa propre caricature sur une table basse. C'est lamentable. Reconnaissons tout de même que c'est le premier film de Jean Becker depuis 20 ans qui ne se termine pas par la mort bien pratique de l'un des personnages principaux. Forcément, puisqu'il ne s'y passe rien, strictement rien ! On en vient à espérer voir un bout de peau de la petite Jeanne Lambert. Elle est la highlight du film et ne pourrait l'être d'aucun autre film. Elle joue affreusement mal. De son vrai nom, Jeanne Lafesse, elle est la fille de Jean-Yves Lafesse, le célèbre farceur de la petite lucarne. Tout en se cachant derrière un nom de scène passe-partout, elle profite au quotidien des portes que lui ouvre le carnet d'adresse de son papa, notamment dans les nombreuses villes moyennes de province qu'il a arpentées des années durant. Elle ne vaut pas cher, elle non plus...


Bienvenue parmi nous de Jean Becker avec Patrick Chesnais, Jeanne Lambert, Miou-Miou et Jacques Weber (2012)

15 juin 2013

Matrix

Vous nous connaissez, quand on s'attaque à un grand monument du cinéma, on choisit souvent un angle inattendu. Que pourrait-on ajouter sur la trilogie des frères Wachowsky, décortiquée de A à Z par tout un tas de gens dont Rafik Djoumi, passionné de ciné et ex-critique chez Mad Movies, qui a aussi planché sur la trilogie de l'Anneau de Peter Jackson. A propos de Mad Movies, nous avons une requête à adresser au journal. Quand il avait douze ans, Félix était abonné à la revue. Il la plaçait très haut dans son estime et attendait chaque nouvelle parution assis en tailleur sur la boîte aux lettres de ses parents, en jouant du banjo. Il était si fan de ce papelard qu'il avait décidé d'économiser sur son argent de poche pour se payer les quelques anciens numéros qui le titillaient le plus (notamment le numéro de 84 consacré au premier Freddy, encore conservé dans de la glace chez ses vieux, au fond d'un immense congélo, entre deux steaks de veau sous vide). A plusieurs reprises, Félix a donc préparé une enveloppe avec le bon de commande dûment complété en lettres capitales, découpé au Laguiole (ses parents disposaient de tous les hachoirs du monde mais pas d'une simple paire de ciseaux), et accompagné de vingt-cinq francs (le prix d'un numéro à l'époque, frais de port inclus) en petite monnaie (deux pièces de dix francs et une de cinq). Or il n'a jamais vu la couleur de ces numéros spéciaux qui lui faisaient tant envie, du moins pas jusqu'à ce qu'il ait l'idée de demander à sa mère de faire un chèque. Face au chagrin de son fiston, la mère de Félix ne se faisait pas prier pour accuser le facteur à demi-mot, facteur qui a tout de même fini par déraper sur un piège à loup égaré comme par hasard sur le chemin de la maison, aidé dans sa chute par les assauts répétés d'un chien domestique bien dressé et ne connaissant que trop la valeur de vingt-cinq francs (un paquet de croquettes Ludovic Giuly's Soup coûtant la bagatelle de trente francs). Quant à nous, nous accusons directement le magazine et réclamons aujourd'hui la modique somme de 275 francs (au bout de onze bons de commande Félix a fini par se dire que la rédaction devait préférer les chèques de table).


Morphalous est à deux encablures de s'en manger une bonne... La matrice lui réserve encore quelques surprises, sous la forme ici d'un gros targeon droit dans la tronche. On se demande pourquoi le personnage n'a pas reconfiguré la matrice pour atténuer ses vilains problèmes de peau.

Nous avons tous deux découvert Matrix au cinéma en l'an de grâce 1999. Mais à l'époque on ne se connaissait pas. Félix, qui a décidément une mémoire putain de vive pour tout ce qui est ciné, se souvient l'avoir vu au cœur de l'été en compagnie de son frère aîné Glue3. Ce dernier devait déménager à ce moment-là et avait besoin d'une main-d’œuvre facile. Félix était tout indiqué, qui se faisait alors chier chez ses parents et les faisait chier d'autant. Sa mère, inquiète de lui trouver une occupation coûte que coûte, "suggéra" (on met des guillemets ici, car "suggérer" est un terme un peu trop léger pour décrire quelqu'un qui a le doigt sur la gachette) à Glue3 de l'embarquer avec lui, pour porter des choses lourdes de préférence, en précisant quand même : "Emmène-le au cinéma quand vous aurez fini, par exeeeeeeemple...". Les voilà donc partis au méga-multiplexe le moins proche en Kangoo Express. Et Félix, dont la mémoire est manifestement un gigantesque et impressionnant gouffre à merde, se rappelle que son grand frère - qu'il a depuis tenté de faire interner en HDT (merci Arnaud Desplechin de nous avoir appris l'existence de cette démarche administrative fort utile dans Rois et Reine) - étant donné qu'ils étaient arrivés en avance pour la séance, a dit : "On va attendre sur le parking, dans le Kangoo". Félix, qui rôdait déjà à 3 de tension à l'époque, n'avait pas réagi à cette proposition, mais aujourd'hui il ne comprend toujours pas.


Sur le plateau de Jurassic Park 2 Le Monde Perdu, Steven Spielberg donne ses indications de jeu à un stégosaure attentif.

Et il y a pire ! Autre blockbuster, autre déménageot, autre Kangoo Express, même frère, malheureusement. Félix, un souvenir en appelant un autre, se rappelle aussi de la fois où ils sont allés voir Le Monde Perdu de Spielberg sur écran géant. Arrivés devant la salle, un peu en avance, comme d'hab, les deux frères sont arrêtés manu militari par une ouvreuse qui leur demande de bien vouloir attendre un peu sous prétexte que la séance précédente se termine. La prenant au mot, comme cela lui arrive trop souvent, Glue3 se met au garde-à-vous devant la bandoulière de sécurité et joue les vigiles de pacotille du haut de son mètre dix en toisant les nouveaux arrivants susceptibles de le doubler d'un regard oblique quoique globuleux. Félix piaffait d'impatience, lui qui venait de vider un pot de 750 grammes de popcorn acheté à la caisse avec son sacro-saint argent de poche (décidément voué à partir en fumée pour pas grand chose, et notre ami ne peut plus voir le popcorn en peinture depuis ce jour). Cinq minutes se passent. La file d'attente commence à s'allonger. Dix minutes s'écoulent, la queue est sur le point d'exploser. Au bout d'un quart d'heure, une personne s'approche et dit : "On va aller voir, quand même ?", poussant la porte pour découvrir une salle vide et, sur l'écran, une jeune black en pleine séance d'aérobic, décanillant des raptors en faisant des pirouettes sur des barres parallèles dans ce qui restera sans doute comme la pire scène du film de Spielberg, survenant après plus d'une heure de "métrage" (on reprend ici un terme inique cher à Mad Movies, comme quoi cet article a du sens et se veut organisé). Glue3 a passé la séance tassé dans son fauteuil, figé sur place, à soutenir les regards à bloc de haine d'une foule de spectateurs enragés. Ce n'est que lors de la Pentecôte 2013, quand une chaîne du réseau hertzien a eu l'idée de rediffuser Jurassic Park 2, que Félix a découvert que le film ne durait pas qu'une demi heure et qu'il possédait finalement une forme d'introduction.


Joe Pantoliano, Pantoliano Joe, tournez-le dans tous les sens, c'est le meilleur patronyme qui soit, le plus bel assemblage de lettres imaginable.

Retour inespéré à Matrix, le sujet de ce papier. On reste, il faut bien le dire, espantés à l'idée que des gens aient passé un temps fou à écrire sur ce film, qui ménage la chèvre et le chou, distille les références littéraires-mythologiques-mystiques et les amalgame dans un scénario certes plutôt bien ficelé mais loin de mériter qu'on s'y attarde comme si c'était la Bible. Le film traite en surface des idées riches quoique rebattues et peut servir de porte d'entrée à quelques réflexions plus profondes sur des questions et thématiques philosophiques, il n'en reste pas moins un film d'action à peine correctement filmé, cinématographiquement sans grand intérêt, que ses fans surinterprètent dangereusement et auquel ils font dire tout un tas de choses que lui-même n'effleure qu'à peine. Ca reste mieux que la plupart de ce qu'on peut voir aujourd'hui, et ce n'est pas difficile. Si on a du mal à piger que des gens bûchent sur la petite dissert sympa et tape-à-l’œil des Wachowsky, que dire de ceux qui se ruinent la cervelle sur Inception. A côté Matrix c'est du Rohmer. A noter qu'on ne parlera de qualité que pour le premier film, qui se suffit à lui-même. Les deux autres volets ont complètement gâché la fête, même si les aficionados les étudient tout aussi sérieusement. Quand Andy et Lana ont prétendu que le premier film était prévu pour être suivi de deux daubes totales, on a eu du mal à les croire, tant les épisodes 2 et 3 donnent envie de pleurer sans jamais s'arrêter.

On ne fera cependant pas partie de ceux qui pointent du doigt le nouveau triple menton de l'élu, l'élu de nos cœurs, que certains traitent aujourd'hui de "gros sac à merde" parce qu'il a un peu grossi, après l'avoir bêtement imité dans leur jeunesse en portant des manteaux en cuir hideux, des doc marteens noires importables et en arborant des lunettes de soleil même par temps couvert. Au dernier festival de Cannes, Keanu Reeves s'est affiché, il s'est montré, tel qu'il est, plus proche d'Homer Simpson que de Néo, et il a provoqué les rires alors qu'il vient de souffler sa cinquantième bougie et qu'il se traîne une vie privée dont une seule journée pourrait transformer les plus robustes en pures épaves.

Nota Bene : Félix veut profiter de cet article pour présenter ses plus plates excuses à l'acteur Joe Pantoliano (Francis Fratelli dans Les Goonies, Teddy dans Memento, et donc surtout Sypher dans Matrix), dont il a emprunté le patronyme pour sa seule sonorité incroyable dans une vieille adresse mail : pantolianojoe@yahoo.fr, adresse qui a servi à commettre pas mal de cyber-crimes à l'époque bénie où le web était un no man's land propice à toutes les bastons.


Matrix des frères Wachowsky avec Keanu Reeves, Carie-Anne Moss, Lawrence Fishburne, Joe Pantoliano et Hugo Weaving (1999)

13 juin 2013

Drôle de frimousse

Ressorti récemment sur les écrans dans une magnifique version restaurée, Drôle de frimousse fait partie des dernières grandes comédies musicales de l'âge d'or hollywoodien. En 1957, dix ans avant Voyage à deux, Audrey Hepburn joue pour la première fois sous la direction de Stanley Donen et vient déjà rayonner sur la France. Avant la Côte d'Azur, parcourue en long, en large et en travers aux côtés d'Albert Finney, c'est à Paris qu'elle atterrit en compagnie de Fred Astaire. Dick Avery, un photographe de mode au service de Maggie Prescott (Kay Thompson), directrice du magazine Quality, est à la recherche d'un mannequin capable de ménager élégance et intelligence pour devenir l'égérie du magazine et porter les robes de la prochaine collection du grand couturier parisien Paul Duval. Embarrassé par les poupées décérébrées qu'on place sous son objectif, Dick Avery décide de photographier son principal modèle dans une petite librairie de Greenwich Village pour l'entourer de livres et lui fabriquer un air spirituel, quitte à mettre la propriétaire de l'établissement, Jo Stockton (Audrey Hepburn), à la porte de sa propre boutique le temps du shooting. Sauf que c'est le visage chiffonné de la libraire qui va retenir l'attention du photographe, et que c'est elle qu'il va convaincre d'embarquer pour Paris.




Le film doit beaucoup à la beauté fascinante d'Audrey Hepburn. On tombe amoureux d'elle à chaque séquence, qu'elle soit fagotée en caricature de libraire avec ses cheveux lisses, son grand gilet gris à poches et sa longue jupe étroite et sombre, ou transformée en pure icône de mode dans des robes toutes plus somptueuses les unes que les autres. L'actrice éblouit plus encore quand elle se situe entre ces deux extrêmes et se contente de déployer un sourire radieux, en toute simplicité. Dans la fameuse séquence musicale du "Bonjour Paris !", le splitscreen lui fait parfois partager l'écran avec Fred Astaire et Kay Thompson sans qu'on puisse décoller les yeux de la belle Audrey. La comédienne est parfaite à plus d'un titre, chante et danse parfaitement et dégage une grâce exceptionnelle, y compris dans un numéro casse-gueule, dans la scène où, au milieu d'un piano-bar parisien improbable, elle se lance dans une danse improvisée un peu loufoque et presque grotesque sur une musique jazz composée par George Gershwin. La beauté et la vitalité de l'actrice feraient tout passer, et font en l'occurrence oublier l'inégalité de la partie musicale du film, qui alterne des scènes originales et touchantes (celle de la chambre noire) et d'autres plus convenues et moins frappantes, comme quand Fred Astaire danse pour une Audrey Hepburn penchée à son balcon. L'extraordinaire acteur, chanteur et danseur nous a livré des performances autrement plus impressionnantes, chez Donen lui-même, chez Minnelli ou dans ses premières comédies musicales aux côtés de Ginger Rogers (ne citons que l'inoubliable Top Hat de 1935).




Dans cette scène où Fred Astaire danse pour séduire Audrey Hepburn, on se confronte à l'autre fragilité du film : le jeu avec les clichés. On les attend de pied ferme dès que nos chers américains survolent Paris en avion, avec ces drôles de vues aériennes sur la Tour Eiffel, Notre-Dame ou l'Arc de Triomphe. Et ça ne rate pas, le Paris filmé par Donen est un Paris de carte postale qui emboîte les clichés les uns sur les autres, des pêcheurs moustachus aux baguettes de pain en passant par les pavés, la pluie, Jean-Paul Sartre, les voitures minuscules, les amants aux terrasses des cafés qui se giflent et s'embrassent dans la même phrase et compagnie. Mais Donen a tout prévu puisque la première chanson parisienne du film montre nos trois expatriés revendiquant leur statut de touristes et adorant ouvertement, en toute conscience, cette image fausse qu'ils se font de Paris. On sourit quand même jaune quand on voit Fred Astaire commencer son numéro dans la cour du petit hôtel (très 19ème...) de sa promise avec le parapluie de rigueur, et le terminer derrière une camionnette transportant une vache… Entre les deux, la star se livre avec sa veste rouge à une danse mimant la corrida, sans qu'on comprenne pourquoi (les américains croient-ils la corrida parisienne ? Ou bien considèrent-ils que la France, l'Espagne, tout ça finalement c'est l'Europe…).




La France est aussi désignée comme le pays de la philosophie, et venant des américains, quelque part, ça se comprend. Jo Stockcton accepte de se rendre à Paris et d'y jouer les mannequins pour avoir une chance de rencontrer le professeur Émile Flostre (Michel Auclair), chantre de l'"empathicalisme", qui donne des conférences dans des cafés-philo-poésie bien de chez nous. Le film pose d'emblée une opposition entre le monde superficiel de la mode, dont il se moque allègrement, et celui, trop triste, de la pensée, deux mondes séparés et incomplets, clairement attribués respectivement aux USA pour le premier et à la France pour le second. Sauf qu'à la fin c'est l'Amérique qui gagne. Flostre se révèle être un vulgaire séducteur, usant du verbe pour coucher, et Jo finit par se débarrasser de lui en lui fracassant une sculpture hors de prix nulle part ailleurs que sur le crâne. La tête du chercheur français n'est bien entendu remplie que de blabla, puisque Maggie Prescott, la directrice du magazine de mode, papesse du commerce des corps et du règne de l'apparence, comprend non seulement parfaitement la théorie de l'empathie chère au philosophe, à condition de la formuler dans des termes simples et efficaces, mais la met même en pratique, contrairement à lui.




Stanley Donen nous donne une petite leçon quand Fred Astaire et Kay Thompson se déguisent en français (tenues austères et bouc sévère) pour pénétrer le repaire de Flostre et libérer Jo. Après avoir écouté la lente complainte morbide d'une jeune chanteuse française racontant ses turpitudes sentimentales sur fond d'envie de meurtre et de suicide, les deux américains vendeurs de rêve sont contraints de faire le spectacle à leur tour, mais à l'américaine s'il vous plaît, et nous livrent un show très complet de danse et de chant plein d'énergie et ô combien rythmé. Comme la plupart des grands spectacles hollywoodiens, le numéro du photographe et de la directrice de Quality n'a pour but que d'en foutre plein la vue aux tristes français pour les endormir et parvenir à leurs fins : récupérer Jo, la faire poser dans les robes de Paul Duval, et faire du business à tout prix. Au final, Stanley Donen n'étant pas totalement cynique, c'est quand même avant tout l'amour qui l'emporte, dans une de ces visions "idéalisées" vendues par les magazines de mode, que le cinéaste dénonce et plébiscite dans le même temps en concluant son film sur un idéal de vie résumé à un chromo absolu, factice au possible. A moins que ce ne soit précisément le cynisme du cinéaste qui le pousse à conclure sur cet inévitable happy end en toc, cette idylle improbable dans un décor pré-fabriqué, quand on sait le portrait désenchanté qu'il dressera dix ans plus tard des relations de couple dans l'excellent Voyage à deux. Fred Astaire s'éloigne dans les bras d'une Audrey Hepburn en robe de mariée sur un petit radeau de bois, le long d'un ruisseau parcouru de cygnes blancs, derrière une vieille église en pierre. Il faut bien avouer qu'Audrey Hepburn ajoute un surplus d'idéal à tous les décors du monde, et qu'un monde idéalisé par amour pour Audrey Hepburn est un monde qu'on achèterait volontiers.


Drôle de frimousse de Stanley Donen avec Audrey Hepburn, Fred Astaire et Kay Thompson (1957)

10 juin 2013

Die Hard 5 : belle journée pour mourir

On va faire notre auto-critique sur ce coup-là. On a tout passé à Bruce Willis. Pourquoi ? A cause de sa bonne gueule et de ses heures de gloire de jadis. En gros à cause de la première trilogie Die Hard, du Dernier samaritain, de Hudson Hawk, de L'Armée des douze singes, de Pulp Fiction, Sixième sens et Incassable. En vérité on avait surtout de l'affection pour cet acteur, qui a été le héros de quelques gros films ayant accompagné nos adolescences en mal de plaisirs. Depuis, à chaque catastrophe cinématographique, on le dédouane. On l'absout. On s'en prend à tout le monde sauf à lui et on regrette seulement que son nom sanctifié soit associé à de telles saloperies, comme s'il était victime de notre triste époque. Quand on a parlé de Die Hard 4, on s'en est pris à Justin Long et bien entendu à Len Wiseman. Quand on a brocardé l'arnarque Looper, on a tapé sur Nolan et ses avortons, sur Gordon Levrette et Emily Blunt, mais pas un mot plus haut que l'autre sur Bruce Willis, qu'on excusait à demi-mot de figurer dans une énième merde. Mais Bruce Willis ne fait-il pas partie intégrante de son époque ? Ne contribue-t-il pas à sa médiocrité ? N'est-il pas le pylône soutenant la nouvelle trilogie Die Hard, son producteur exécutif et certainement son consultant de la première heure ? N'a-t-il pas les coudées franches sur la réalisation de ces projets, autant qu'un Tom Cruise sur la franchise Mission Impossible ? Notre petit doigt nous dit qu'il est pour beaucoup dans le naufrage du film d'action contemporain et notamment de notre cher John McClane...


Bruce Willis est sans aucun doute coupable de ce film autant que les autres mais il garde quand même ce vieux fond de classe dont l'énorme tête de nœud à côté de lui ne bénéficiera jamais.

Comme dans Indiana Jones 4, quand l'acteur devient trop vieux et qu'on espère réaliser une enfilade de gros films d'action hyper rentables, on fait débarquer le fils du héros histoire d'assurer le passage en douceur vers une renaissance de la saga sous les traits d'un personnage plus sexy et à la légitimité toute fabriquée. Mais si ce n'était que ça, que la présence d'un fils prodigue débile avec une grosse tête ronde d'abruti fini. Le pire c'est que derrière la caméra se tient un énième guignol du même acabit point de vue intellect, qui se dit fan de la première trilogie et qui croit que ça suffit pour la massacrer dans une suite ignoble. Avait-on seulement demandé à Renny Harlin de regarder un seul film américain avant de mettre sa patte viking au service d'une suite au scénario solide, 58 Minutes pour Vivre, film qu'on ne revoit plus aujourd'hui mais qui n'a rien de honteux et qui a eu le mérite inouï d'amener le terrible troisième épisode signé McT. Pour signer le cinquième film, Bruce Willis et ses sbires ont fait appel à John Moore, auteur de Max Payne, fameux jeu vidéo mais film atroce à l'esthétique digne des pires séries TV sur lesquelles on zappe en quatrième vitesse tout en détournant le regard.


Tous ceux qui ont croisé par mégarde la bande-annonce de cet immondice hollywoodien ont aussi croisé cette scène racoleuse, qui n'apparaît pas dans le film.

Le scénario de ce nouvel opus est misérable. Quelques allusions inévitables à l'âge avancé de Bruce Willis (qui joue comme un vrai connard là-dedans), des personnages secondaires qui se secouent sur le talent de tireur toujours intact de ce "vieux McClane, toujours au top", bien sûr impeccable lors d'une session de tirs au début du film où il dégomme tous les stands avec le sourire, des vannes morbides quand il y en a (ces petites répliques bien placées et qui nous foutent les larmes aux yeux, en particulier quand McClane passe le film à répéter qu'il est censé être en vacances et que ça ne l'étonne qu'à moitié d'encore les passer à faire sauter tout ce qui bronche), des scènes d'action nulles à souhait, auxquelles on ne comprend rien, qui sont toutes horriblement filmées et où tout est sujet à explosion, comme pour combler les désirs d'un enfant de quatre ans qui voulait faire du ciné pour casser ses jouets, bref, ce film est honteux, navrant, y'a pas de mot. On mate ça et on se cache pour oublier, on n'en parle à personne, on se tait après. 


Bruce Willis vient d'être décoré de l'insigne de commandeur dans l'ordre des Arts et des Lettres. Il était "ému aux larmes" selon les journaux. Nous aussi on a chialé.

Certains fans de la série disent que pour faire un bon Die Hard il faut un McTiernan et au moins un frère Grüber. Jugement bien pessimiste. On aimerait que ce soit possible autrement et que Bruce Willis ait un jour l'intelligence de faire appel à de bons scénaristes (deux ou trois maximum, pas toute une armée de trépanés se refilant la patate chaude pour accoucher d'un vaste gag à tiroirs involontaire) et surtout à un réalisateur qui aurait un minimum de talent et de quotient intellectuel. Même si ça marche rarement, les impératifs des studios imposant leur loi, Tom Cruise essaie d'embaucher des cinéastes potentiellement capables de renouveler sa saga chérie, Stallone lui-même a déniché le réalisateur de Red Hill pour Expendables 3, idem pour Schwarzy qui est allé tourner avec le réalisateur coréen de J'ai rencontré le diable. Dans tous les cas ça n'a pas donné grand chose mais c'était bien tenté. Bruce Willis, dont on se demande même s'il voit seulement la différence entre la première trilogie et celle qu'il est en train de faire capoter dans les grandes largeurs, a quant à lui logiquement choisi le réalisateur de Max Payne, John Moore. Arrête-toi ! 


Die Hard 5 : belle journée pour clamser de John Moore avec Bruce Willis (2013)

7 juin 2013

The Plague Dogs

On avait déjà les impôts, la CAF, le CROUS, Free, la MAAF et l'État sur le dos, à nous relancer chaque mois avec des menaces, et maintenant s'ajoute à la liste le site Cinétrafic.com. Le deal c'était "un dvd contre une critique". C'est d'ailleurs le slogan de leur site, à leur plus grand désarroi puisque depuis que nous avons ouvert le blog, en février 2008, nous leur envoyons un mail de réclamation à chaque critique publiée, pour obtenir gain de cause. On est à presque 800 critiques publiées, soit autant de spams suppliants dans la boîte mail de contact@cinétrafic.com et autant de dvds jamais reçus (et, petit erratum à notre mail du 9 décembre 2012, on aimerait bien un coffret réunissant tous les volets de la saga de l'anneau de Peter Jackson, car finalement on les a tous critiqués). Bref, chez Cinétrafic, on attend de pied ferme notre papier signalant la sortie du dvd de The Plague Dogs le 4 avril 2013. Et ils ont raison, car on est à la bourre ! Le voici enfin.




Hantés par l'urgence d'écrire cet article, on a tagué "04.04.13" sur tous les murs de notre ville pour ne pas oublier. C'était forcément l'ultime deadline avant de plus gros problèmes avec les aimables webmasters du site Cinétrafic. Faut savoir que d'habitude nous sommes d'authentiques critiques freelance (pour ne pas dire "blogueurs ciné" (aïe...) car on sait que cette expression fout à cran), nous agissons selon notre seul libre arbitre, guidés par notre seule passion. Il nous arrive même, quand on va voir un film au ciné, de nous permettre de ne pas écrire dessus (bien qu'on avoue parfois se foutre une pression monstre à blanc sur des titres où personne ne nous attend, typiquement Cherchez Hortense de Pascal Bonitzer). Du coup on s'est retrouvés comme deux ronds de flan quand on s'est plantés face à la page blanche d'un document vierge intitulé "The Plague" tout court ("La Plaie" en français pour les non-anglophones). Depuis presque deux mois Word97 est ouvert en permanence sur nos ordis, avec le curseur qui clignote dans le vide en haut à gauche de la page. On a même hésité à renvoyer le dvd à Cinétrafic, avec un mot d'excuse honteux mais sincère disant : "Nous avons passé un super moment devant The Plague Dogs, qui sort le 4 avril 2013, mais nous sommes en panne sèche, malheureusement. A bon entendeur ! P.S. Nous voulons bien le dvd de Blade 2 dans son édition simple en revanche, si vous avez".




Si nous devions quand même dire un mot du film, on dirait que c'est "l'un des chefs-d’œuvre du cinéma d'animation", le "diamant noir de l'animation", une "œuvre radicale et unique" et qu'il "aura fallu plus de 30 ans pour que le film soit visible en France". "N'attendez pas plus longtemps !". On peut aussi vous signaler que l'oeuvre fixée sur ce support est exclusivement destinée à l'usage privé dans le cadre du cercle familial. Toute autre utilisation (reproduction, prêt, échange, diffusion en public avec ou sans perception de droits d'entrées, télédiffusion, en partie ou totalité, exportation sans autorisation) est strictement interdite sous peine de poursuite judiciaire. Dupliqué et imprimé en UE. Et nous pouvons désormais ajouter Les Films du Paradoxe aux organismes qui auraient des raisons de nous faire mettre en cabane. En dehors de toutes ces belles phrases, la jaquette nous présente aussi une belle affiche. Quoique. Le film a beau être un "chef-d’œuvre esthétiquement fabuleux", il reste un gros couac sur la devanture du poster au niveau de la patte avant gauche de Row, le chien noir sur le point de mourir qui est aussi la co-star du film. Regardez de plus près en grossissant l'affiche en haut de cet article et si vous parvenez à décoller les yeux de ce petit couac graphique, on se retrouve au paragraphe suivant.




The Plague Dogs ("Les Chiens empestés" en VF) fait énormément penser à L'Incroyable voyage, ce film qui suivait les aventures de deux clebs et d'un greffe (pas des animatronics, de vrais comédiens) partis en voyage et doublés par toute l'équipe des Visiteurs : Jean Reno, Christian Clavier et Valérie Lemercier. C'est le même film en bien et en version ultra déprimante puisque la chatte siamoise de L'Incroyable voyage (pur souvenir de cinéma), véritable sidekick des deux clébards et dynamite comique du film original, est ici remplacée par un renard plus frais que les deux chiens des quais mourants sur l'affiche mais tout de même pas spécialement désopilant. Le film reste boloss à regarder. Et, puisque notre contrat avec cinétrafic nous impose quelques mots-clés à insérer dans ce billet, nous pouvons l'affirmer : The Plague Dogs est un "film à voir" (ici). Mais sérieusement, mots-clés ou pas, on vous aurait forcément incités à regarder en vitesse ce dessin animé atypique et inspiré, et on remercie grandement Cinétrafic au passage pour cette belle découverte.




Alors c'est un film à voir, certes, mais nous émettrons toutefois un bémol, une petite précision : "à voir, sauf si vous n'êtes vraiment pas au top". Car The Plague Dogs, aussi beau soit-il, pourrait vous coller un cafard monstrueux. Le film raconte l'histoire de deux chiens qui s'échappent d'un centre de tests sur animaux (un peu comme dans Beethoven, le biopic du maestro) et qui errent dans la grisâtre garrigue britannique à la recherche de quelques brebis galeuses à estropier pour passer le temps et pour bouffer. Entre mille et une péripéties dramatiques, qui poussent notamment les deux chiens à flinguer leurs propres maîtres indirectement, nos deux compères poilus, Row et Snitter, nous en apprennent beaucoup (et nous tirent les larmes, il faut bien le dire) sur la race des canidés (et donc sur la cruauté des hommes), dont les membres ne passent leur vie qu'à espérer un peu de compagnie et la chaleur d'un bon maître. Il y a cette scène terrible où Row, le chien black, cause avec le renard et lui demande si y'a une infime chance pour que le berger du coin le prenne à sa charge, et le renard, qu'on imagine doublé par Aymé Jacquet dans la version française, lui répond : "En bouffant la moitié de son troupeau de brebis, tu t'es annihilé toutes tes chances". Avec cette réponse le renard nous surprend en bien. Idem pour le border-colley du berger, seul animal heureux du film, qui, après avoir surpris le chien black et le chien blanc en train d'enfumer les brebis de son maître avec un briquet et du papier journal leur explique tout calmement que leur projet n'est pas constructif, là où on s'attendait juste à une grosse stonzba. Les personnages ont ainsi des réactions toujours intelligentes et étonnantes car éloignées des schémas auxquels nous sommes tristement habitués.




Esthétiquement, le film est beau à voir, on l'a déjà dit. Bravo à Martin Rosen, le réalisateur. Avant ce film, il avait réalisé un dessin animé paraît-il fameux aussi avec des lapins, Watership Down, dans lequel tout allait bien. Suite au succès de ce film, que l'on a à présent envie de voir très vite, on lui a donné carte blanche pour faire ce qu'il voulait, du coup il a choisi Vanille/Noix de Pécan (si vous avez Carte Blanche, vous avez un dessert) et il a décidé de faire un film avec des chiens, dans lequel tout irait mal. Après ça on l'a injustement menotté et on lui a interdit de toucher à un crayon à tout jamais. Pourtant quel coup de pinceau ! Les chiens sont jolis, même s'ils ont tous l'air malade, les dessins sont très simples et plaisants. Ils récèlent une vraie poésie. On apprécie ce superbe travail sur le noir dans les scènes de nuit. Dans une séquence de délire de la part du clebs blanc, Martin Rosen propose des superpositions d'images assez géniales et rendant parfaitement compte de l'état du pauvre chien. A vrai dire, la scène est si déstabilisante qu'elle nous a quand même interrogés sur le bon fonctionnement de notre lecteur dvd, mais c'était bel et bien voulu. En revanche, et ça c'était pas voulu, cet "anime" est l'anti Tabou de Miguel Gomes, film en partie sonore mais non-parlant : ici on entend les voix des animaux mais pratiquement aucun son en dehors de ça. Ce n'est pas désagréable du tout, puisque cela participe grandement à l'ambiance très particulière d'un film qui parvient à s'inventer sa propre musique, mais c'est assez déconcertant. D'autant plus quand on est habitué aux films du facho Walter Disney, toujours mis en musique quand ce n'est pas en chanson et où le travail sonore confine parfois à la cacophonie. Nous n'avons rien dit sur le contenu socio-politique du film, ni sur le fait qu'il est déconseillé aux enfants, ce qui nous place à la limite du recevable aux yeux de cinétrafic et risque de nous condamner à devoir faire une autre critique du film sous peu. On va voir si ça paaaaaaasse...


The Plague Dogs de Martin Rosen avec Snitter, Row et The Dot (1982)