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29 septembre 2012

La Piel que Habito

Ce film, le meilleur de Pedro Almodovar à ma connaissance, marque un virage étonnant dans la carrière de son auteur, un changement quasi complet de style et de ton pour un cinéaste à la filmographie balisée pour ne pas dire répétitive qui, contre toute attente, a su se renouveler de beaucoup. Tout en convoquant un certain nombre de références, à commencer bien sûr par le roman Mygale de Thierry Joncquet dont il est adapté, et un film en particulier, Les yeux sans visage de Georges Franju (dont je vous avais brièvement parlé dans notre dossier sur les meilleurs films d'horreur, et dans lequel un chirurgien (Pierre Brasseur) kidnappait des jeunes femmes pour voler leur visage et tenter de le greffer sur celui de sa fille (Edith Scob) défigurée par un accident), Almodovar réalise une œuvre qui non seulement ne ressemble pas tellement à ce qu'on connaissait de lui mais qui en prime ne ressemble pas à grand chose d'autre dans le cinéma contemporain.




Le film raconte l'histoire (assez complexe et que je vais tenter de largement simplifier) de Robert Ledgard (Antonio Banderas dans son meilleur rôle, qui passe d'éminent docteur à scientifique fou en un simple changement de coiffure et de port de tête), un chirurgien plasticien spécialisé dans la greffe du visage dont la femme est morte brûlée dans un accident de voiture et qui depuis travaille à la création d'une peau artificielle capable de remplacer la peau humaine et de lui être plus solide bien que tout aussi sensible. L'invention de cette peau de rechange obsède le chirurgien pour trois raisons : d'abord parce qu'elle aurait pu sauver sa femme, Gal, qui s'est suicidée par défenestration quelque temps après son accident en découvrant son visage détruit dans le reflet d'une vitre, ensuite parce qu'elle va lui permettre de la ramener à la vie en la recréant sur le corps d'un cobaye, enfin parce que la résistance de cet épiderme de substitution pourrait empêcher ledit cobaye d'attenter à ses jours. Car lorsque la fille unique de Robert, Norma (Blanca Suarez), est agressée sexuellement (du moins le croit-elle) par un jeune homme sous l'emprise de drogues dans une fête mondaine, et quand elle sombre dans le traumatisme de ce viol au point de se suicider comme sa mère, le chirurgien kidnappe le soi-disant coupable du viol, Vicente (Jan Cornet), et l'enferme avant d'opérer sur lui une vaginoplastie pour le transformer en femme et le modeler de pied en cap en Vera (Elena Anaya), une copie conforme de sa défunte.




Pour qui n'a pas vu le film, le résumé peut légitimement faire peur. Même pour un film de genre, fantastique en l'occurrence, l'histoire est particulièrement alambiquée pour ne pas dire légèrement tirée par les cheveux. C'est pour le coup un trait habituel du cinéma d'Almodovar, qui aime à entrelacer les trajectoires de ses nombreux personnages et à les dénouer par de multiples retours en arrière à lourde portée psychologique (rappelons-nous de son précédent film, le trop tordu et très moyen Étreintes brisées). Mais ici, même si l'on retrouve le goût pour l'enchevêtrement d'histoires de notre auteur et si le scénario porte indéniablement sa patte, avec entre autres une forte dimension mélodramatique, tout un discours sur l'influence des origines et sur la cruciale question du genre (sexuel), la construction narrative d'Almodovar s'affine, se précise et se montre d'une efficacité étonnante qui tend vers une totale limpidité. Sans compter que tous les éléments qui composent le récit et participent de son intrication convergent pour faire sens et former un tout cohérent : les répétitions narratives (avec le double suicide à l'identique de l'épouse et de la fille), et la construction retorse du canevas scénaristique revenant sur lui-même via de longs récits (Marilia (Marisa Paredes), la mère de Robert et complice de son crime, expliquant à Vera le parcours de son geôlier) ou de longs flash-backs (tout le drame de Norma et la capture de Vincente nous sont racontés par le biais d'un rêve du chirurgien), font directement écho au thème central du double, de la copie, de l’œuvre d'art plastique créée à l'image d'une autre antérieure et hantée par son souvenir. Robert, qui reproduit Vera sur Vicente, est le double fictionnel d'un Pedro Almodovar qui reprend le film de Franju à son compte cinquante deux ans plus tard et qui tente de le reproduire tout en le travestissant, dans une œuvre façonnée par les mêmes découpages et collages qui caractérisent le travail du docteur Robert "Frankenstein" Ledgard.




Le film d'Almodovar, s'il ne cache pas ses emprunts et rend un hommage évident au grand classique de Franju, s'en démarque néanmoins et trouve sa singularité dans l'adaptation de la trame du scénario aux thèmes favoris du cinéaste espagnol et dans un montage compliqué mais propice à l'instauration d'un suspense redoutable, emballé dans les scènes clé par la musique géniale d'Alberto Iglesias. Almodovar fait par ailleurs preuve d'un certain génie thématique dans son art de questionner la problématique identitaire, non seulement dans le script lui-même mais dans les appréhensions successives que nous en donne l'évolution du récit et le dévoilement progressif des interrogations qui l'entourent. Le cinéaste tourne par exemple une séquence d'une rare ambiguïté quand Vicente, déjà transformé en Vera, se fait violer par "le Tigre", Zeca (Roberto Alamo), le frère du chirurgien, braqueur de banque coupable du meurtre de son complice ayant profité d'un carnaval pour se rendre chez sa mère Marilia (et donc chez son frère Robert) incognito, déguisé vous l'aurez compris en tigre. C'est le seul personnage excessif du film, almodovarien dans le mauvais sens du terme. Car la mère, femme aimante, froide et dissimulatrice, prête à seconder son fils dans ses pires exactions, dévorée par la culpabilité et les remords mais prompte à se confesser, est typiquement un autre type de personnage-repère du cinéma d'Almodovar, bien qu'ici interprété tout en retenue et utilisé a minima. Il n'y a pas dans ce film, et c'est ce qui le rend si détonant vis-à-vis de la petite musique habituelle d'Almodovar, le pittoresque auquel nous a habitués le cinéaste, cette truculence de protagonistes toujours plus ou moins exubérants et grotesques, sauf donc à considérer le personnage du Tigre qui cependant n'apparaît pas longtemps et s'illustre dans une scène par ailleurs plus improbable que lui-même : après avoir découvert que Vera est enfermée à l'étage de la maison grâce aux caméras de surveillance de Marilia et après avoir pris la jeune femme pour Gal, l'épouse de Robert, qui fut sa maîtresse par le passé, le Tigre décide aussitôt de faire des pieds et des mains pour pénétrer dans la chambre cellulaire de Vera et la prendre de force.




Quand nous assistons au viol de la jeune femme, nous ne savons pas encore que Vera est Vicente, un jeune homme donc, caché sous les traits et dans le corps d'Elena Anaya. Comment ne pas s'étonner alors que la belle prisonnière ne réagisse pas quand le Tigre déchire sa combinaison, quand il la lèche puis la pénètre ? Et on s'indigne presque qu'elle se laisse apparemment faire en commentant sa douleur vaginale sur un ton neutre et détaché. La séquence est un immense mystère pour nous, et presque un choc. Mais quand on sait enfin la vérité, bien plus tard - même si Almodovar nous a donné quelques indices, notamment avec ce plan génial où Vicente, encore intègre, est enchaîné au fond d'une cave et lavé au jet par Robert, son t-shirt détrempé collant à son dos et son torse et ressemblant déjà à la seconde peau dont il sera bientôt recouvert - quand on sait une fois pour toutes la vérité, on y repense et tout s'éclaire. On comprend alors que Vera ne réagissait quasiment pas à l'insupportable brutalité du Tigre uniquement parce que ce n'était pas son corps qui était violé, et que Vicente, qu'on a vu précédemment, déjà transformé en femme, lors de sa séquestration, regarder des vidéos lui apprenant à vivre dans une bulle mentale dont le corps serait dissocié et qu'on a vu dessiner sur le mur de sa chambre un corps humain surmonté d'une maison en lieu et place de la tête, n'était pas atteint par son viol pour la "simple" raison qu'il concernait une enveloppe charnelle étrangère à lui. Dès lors on peut s'interroger sur les rapports entre corps et esprit, sur la possibilité d'une fracture totale entre les deux, question vertigineuse à l'ère de la chirurgie plastique, des greffes à tout va, du clonage et de la robotique. A quoi tient une identité ? Un nom ? Un sexe ? Une mémoire ? Pas (ou plus) forcément au corps en tout cas, trop vulnérable et donc altérable, voire destructible.




La force du film est de nous poser la question indirectement, à nous spectateurs, de nous mettre à l'épreuve de ce vertige dès lors que nous découvrons le supplice enduré par Vicente et la véritable nature de Vera, corps svelte et féminin au possible sur lequel le film s'ouvrait pour le soumettre à notre admiration. Car nous ne voyons plus l'enveloppe charnelle de la sublime Elena Anaya, ni l'ensemble de sa personne d'ailleurs, comme nous le voyions au début du film dès lors qu'elle est identifiée à un homme. Almodovar nous rappelle d'ailleurs par là que le cinéma n'a rien perdu de sa force de persuasion et que nous ne peinons pas davantage qu'avant à suspendre notre incrédulité : nous sommes à ce point immergés dans le récit du film que nous observons le corps de l'actrice Elena Anaya, pourtant filmé tel quel, en y voyant un homme… et un homme si violemment attaqué dans sa chair que notre éventuel désir initial, provoqué par la mise en scène d'Almodovar, qui a filmé et avec quel brio son actrice vêtue d'une combinaison moulante couleur chair et qui l'a filmée comme une Olympia ou comme une Vénus du Titien, ne saurait perdurer au-delà de la terrible révélation de l'identité enfouie dans ce corps parfait (pour nous en tout cas, le professeur Ledgard parvenant quant à lui à aimer une image et à lui faire l'amour quitte à tendre pour cela vers une étrange homosexualité déguisée).




La fin du film achève d'accomplir ce prodige de persuasion quand Vicente, après s'être débarrassé de Robert, rentre chez lui, dans la boutique de vêtements de sa mère dont la vitrine est décorée d'un paravent orné de minuscules petites maisons noires et blanches entassées les unes sur les autres, comme les lignes de mots superposés évoquant son for intérieur, sa maison mentale, que Vicente avait dessinés sur les murs de sa cellule. Le jeu d'Elena Anaya n'est pas pour rien dans la beauté de cette séquence finale d'une admirable sobriété, où Vera annonce à sa mère qu'elle est Vicente, ce dont nous sommes nous-mêmes absolument convaincus, et où l'on sent bien que la mère l'avait deviné, comme si une fois de plus le corps n'entrait pour rien dans la reconnaissance identitaire, même si son altération, pour ne pas dire son abolition, paraît difficilement surmontable. A la première vision, on peut avoir peur pour le film, qui marche sur un fil et fait montre d'une audace risquée, peur qu'il ne s'embarque dans un grand n'importe quoi, peur d'une certaine outrance, peur d'un ventre mou aussi qui, comme les autres peurs, se dissipe complètement dès la deuxième vision, quand on sait où nous mène le cinéaste avec confiance et tranquillité. Son film, qui n'est jamais répugnant malgré un scénario qui s'y prêtait, parvient à faire passer un profond malaise, d'ordre intellectuel aussi bien que sensoriel, sans rien montrer d’écœurant, quand bien même les corps sont si présents. Almodovar a su réaliser une quasi-reprise parfaitement originale de l’œuvre de Franju, un film à la fois intemporel et qui interroge directement certaines des plus grandes préoccupations de notre époque, une œuvre enfin qui aborde de nombreux thèmes, adopte de nombreux tons, soulève de nombreuses questions et fait tout cela avec le même talent.


La Piel que Habito de Pedro Almodovar avec Antonio Banderas, Elena Anaya, Blanca Suarez, Jan Cornet, Marisa Paredes et Roberto Alamo (2011)

27 septembre 2012

Quelques heures de printemps

Le dernier film de Stéphane Brizé porte assez mal son titre étant donné que c'est l’œuvre la plus entièrement sombre, glauque, austère, cafardeuse et déprimante qui soit. "Torture flick" aurait été plus adapté. Stéphane Brizé voulait donner un gros coup de pied dans le petit monde du snuff movie et c'est réussi. Son film raconte l'histoire d'Alain (Vincent Lindon), un conducteur de poids-lourd fraîchement sorti de 18 mois de taule pour un délit mineur qui va habiter chez sa mère malade (Hélène Vincent), atteinte d'un cancer du cerveau en phase terminale, en attendant de retrouver un boulot puis un appartement. Écrire le résumé de l'histoire est déjà une souffrance en soi mais quand ça vous remet le film en tête c'est traumatisant. Tourner ce genre de film, où tout est unanimement noir, des personnages aux décors en passant par les costumes, les dialogues, la résolution et le reste, devrait être interdit.




On se demande déjà comment des gens peuvent y trouver leur compte durant la conception, l'écriture, la préparation, les répétitions, le tournage, le montage, l'étalonnage, la promotion et ainsi de suite. Vivre avec ce film pendant une heure trois quarts est déjà un supplice mais pendant un ou deux ans... Faut-il être animé d'une confiance en soi sans faille et avoir une foi inépuisable en son travail pour ne jamais remettre en question un tel projet et ne jamais montrer le moindre doute quant au bienfondé de cette entreprise de destruction de moral massive. Il faut aussi faire preuve de bien peu d'égards à l'endroit du public pour l'enfermer pendant une heure et quarante huit minutes (après l'avoir peut-être aguiché avec un titre léger et mensonger au possible) dans un univers morbide et sans la moindre issue (même l'amourette de Lindon avec Seigner prend mochement fin sur le parking du LeaderPrice local), dénué du plus petit trait d'humour, du moindre instant de légèreté, d'une seule couleur ou d'un soupçon d'espoir, un film où même le chien, interprété par le chanteur Cali, et qui est pourtant le personnage le plus aimable et attendrissant de l'histoire, finit empoisonné et secoué de spasmes dans une mare de vomi.




Le film de Brizé fait revoir à la hausse The Descendants, le dernier Alexander Payne, qui traitait aussi, quoique de façon différente, de la mort d'une mère, et qui le faisait pourtant lui-même assez maladroitement. En même temps le film de Brizé fait revoir à la hausse strictement tous les autres films et fait passer ses opus précédents, y compris les plus moroses (comme Je ne suis pas là pour être aimé) pour de fières comédies. Peut-être sommes-nous trop sensibles ? Trop vulnérables et facilement atteignables par de tels sujets plombants, angoissants et malaisants ? Ce n'est pas la première fois qu'on dit d'un film qu'il est immensément cafardeux (pour citer quelques exemples : Partir, Un heureux événement, D'amour et d'eau fraîche, Les Bien-aimés, Welcome et Toutes nos envies, deux films de Lioret déjà avec Lindon, ou, pour sortir de nos frontières, ceux qu'on croyait hors-concours, Tyrannosaur, Detachment et Dark Horse), et on pourrait passer pour de fragiles spectateurs à fleur de peau vite largués par les films trop tristes. Mais là n'est pas la question. C'est toujours dans la manière que ces films sont insoutenables. En l'occurrence dans la façon qu'a Brizé de peindre son sujet, avec ce naturalisme misérabiliste à toute épreuve, ces personnages au choix inexistants ou agaçants, cette mise en scène au moins aussi cadavérique que la mère condamnée du héros, notamment lors de l'antépénultième plan du film, où Brizé a le tact infini de filmer l'interminable mort de la vieille femme en direct, laquelle, après s'être exilée en Suisse avec son fiston, absorbe un liquide létal (du jus d'orange Lidl Solevita, pour ceux qui connaissent ce breuvage mortel) et serre Vincent Lindon dans ses bras en lui murmurant qu'elle l'aime juste avant de trépasser. On sent que si Hélène Vincent était parvenue à maintenir sa poitrine inerte trois minutes de plus on y aurait eu droit aussi. Nous venons de vous révéler la fin du film mais à priori la bande annonce vous avait mis sur l'énorme piste du final forcément sordide de l'affaire.





Rarement un film nous aura à ce point donné l'envie de plier les voiles à chaque minute et d'essayer de l'oublier au plus vite, de faire comme si rien ne s'était passé, comme si cette œuvre n'existait pas. Passent encore les longs plans sur la mère mourante qui se tape un puzzle avec son voisin, d'accord pour le rendez-vous à Pôle Emploi en temps réel, on passera sur les mille et un plans où Lindon trie des bouteilles en plastique dans une entreprise de recyclage (merci la conseillère Pôle Emploi pour le superbe taff du coup), on se fera aux mille et deux reprises à l'identique du même plan sur la mère subissant un scanner du cerveau, on digérera peut-être aussi les innombrables coups de gueule de Lindon et de sa mère (dont un coup d'éclat particulièrement fort où le fils va jusqu'à menacer sa mère du poing en lui demandant "Pourquoi tu me fais chier ?", et on aimerait se retrouver dans la même situation mais face à Stéphane Brizé lui-même, nu comme un ver), toutes ces choses horribles passent encore (c'est faux, ça ne passe pas du tout, pas une seconde, c'est encore coincé là !), mais pourquoi Brizé va-t-il jusqu'à filmer ses personnages en train de manger de la merde à chaque repas ? Quel control freak fou dangereux faut-il être pour se délecter d'une telle déchéance sociale, physique, affective et psychologique ? Quel est le projet ? Filmer la vraie vie des vrais gens, forcément atroce à tous les niveaux et à chaque instant ? Faire pleurer ces messieurs-dames qui penseront nécessairement à leur propre mère, morte ou à mourir ? Quelle grandeur y a-t-il à provoquer de l'émotion avec une telle histoire, celle d'une mère et d'un fils séparés par la mort et n'ayant jamais su s'aimer avant le dernier soupir ? La moitié des français au moins est captivée de la même manière au quotidien par le journal de 13h de Jean-Pierre Pernaud. Filez le même scénario à cette même moitié des français et ils vous feront chialer aussi, même s'ils ne savent pas filmer, vu que Brizé ne nous rappelle jamais dans ce film qu'il a pour cela un quelconque talent particulier.





Au moins avons-nous trouvé le défi ultime au jeu "Action ou vérité". Le petit malin qui osera choisir Action, pour ne pas avoir à avouer la date de son premier rapport intra-espèces, s'entendra dire : "Mate Quelques heures de printemps de Stéph' Brizé, toi l'amateur d'horror flicks et de torture porn, tu vas goûter ce que c'est que l'hardcore". Nous sommes allés voir ce film entre amis, entre frères, côte à côte on s'est serré les coudes en se raccrochant à quelques blagues n'ayant souvent aucun rapport avec le film, à quelques regards bienveillants, à ces choses que le film ne sait décidément pas délivrer. Le plus fragile d'entre nous se sera amusé à compter les apparitions des anciens membres des Nous C Nous à l'image, comme un drôle d'échappatoire à la déprime ambiante : on n'en compte aucun au casting même s'il y a un sosie d'Eric Collado, l'obèse marseillais de l'ancienne bande de Dujardin, qui incarne un ami de Lindon récemment père d'un bébé déjà mal dans sa peau (et sans doute triste de participer à ce film) qui passe la scène à hurler pour, lui aussi, nous les briser. Le plus solide dans notre équipée aura quant à lui passé la séance à observer le grain de beauté un peu trop gros qui lui pousse au milieu du ventre, surmonté d'un poil menaçant (une sorte de crête à la Titeuf), qui risquait de se transformer en mélanome (ou en mygale risquant de migrer vers son crâne ?) sous l'influence ô combien néfaste de ce film affreux. Triste soirée.





P.S. Comme vous pouvez le remarquer nous avons décidé d'illustrer cette critique de façon assez originale avec des images de choses qui nous donnent le sourire, ou plutôt qui nous le rendent, celui-là même que nous a volé Brizé. Pas question d'infester davantage notre blog avec des images de son film.




Quelques heures de printemps de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon, Hélène Vincent et Emmanuelle Seigner (2012)

26 septembre 2012

Plan de table

J'ai vu Plan de table, le premier film de la publicitaire (et ça se voit... terrible impression de regarder une pub pour une assurance ou pour une banque) Christelle Raynal. Une comédie française dans la droite lignée de l'infâme Le Code a changé de Danièle Thompson, basée comme ce dernier et comme tant d'autres navets sur un repas qui tourne mal, et certain de faire mouche avec ce seul argument de vente misérable (le sympathique Cuisine et dépendances de Philippe Muyl aura fait des petits et la plupart sont très laids à regarder...). Au casting, Franck Dubosc, Elsa Zilberstein, Louise Monot, Shirley Bousquet, Audrey Lamy (sœur d'Alexandra), Arié Elmaleh (frère de Gad), Tom Raynal (frère de la réalisatrice) et Mathias Mlekuz (frère des ours), tous exceptionnellement nuls.


 Frank Dubosc, quoi qu'on en pense, fait ce qu'il peut pour ranimer le cadavre de la comédie française, mais il ne fait que remuer le coutelas dans la plaie.

Plan de table (dont chaque scène est littéralement truffée de plans, serrés ou larges, de tables) prend pour point de départ une soirée de mariage et se base sur un scénario façon Pile et face où, vous l'aurez deviné, un simple échange de carton dans le placement de table aura des conséquences lourdes et variées pour chaque convive. Ce vieux système du what if film, qui rejoue les mêmes scènes encore et encore en introduisant à chaque fois un nouvel élément qui change tout, nous pousse à revivre sans cesse la même soirée déjà ultra pénible la première fois en nous confinant dans une désolation morbide. Nous autant que la réalisatrice d'ailleurs, qui passe la dernière variation de son script en accéléré (elle serait ravie d'apprendre que je l'ai imitée, mais sur pratiquement tout le film).


Le gag de la chute sur tapis rouge au moment du flash. Pas terrible mais tellement mieux qu'une heure et demi de Plan de table.

Or je me trouve dans cette situation compliquée, assez récurrente dans la dure vie de blogueur ciné, où je me dis d'une part que je ne peux pas avoir enduré cette chose pour rien, sans en tirer au moins un petit papier, sans vider mon sac contre tous ceux qui ont participé à me pourrir une heure et demi avec ce pet enfumé, et d'autre part que je ne dois pas me sentir obligé de parler de ce sous-film si entièrement mauvais que lui accorder plus de cinq minutes supplémentaires de mon temps serait insensé. On dirait que j'ai tranché.


Plan de table de Christelle Raynal avec Franck Dubosc, Elsa Zylberstein, Audrey Lamy, Arié Elmaleh et Shirley Bousquet (2012)

24 septembre 2012

Dépression et des potes

Il faut tenir les gens au courant sur le cas Lemort. Du spectateur lambda, qui pourrait tomber dans ses filets sans le savoir un soir où il s'imaginerait lancer une petite comédie a priori légère et divertissante, au cinéphile averti, qui sera je l'espère suffisamment clairvoyant pour éviter ses films et ne pourrait donc jamais savoir de quoi il en retourne. Il faut que tout le monde sache de quoi est capable le dénommé Arnaud Lemort. J'avais déjà vu L'Amour c'est mieux à deux, donc je ne fais pas l'étonné, mais si mon premier billet s'attaquait surtout à Dominique Farrugia, alors crédité en tant que co-réalisateur, j'aimerais désormais me focaliser sur Arnaud Lemort, cette fois-ci seul aux commandes et dont ce film est véritablement le petit bébé.




Arnaud Lemort a un mentor en la personne de Dominique Farrugia, ici producteur, et cela en dit déjà assez long sur lui. Arnaud Lemort a également un modèle : Judd Apatow, dont il tente tant bien que mal de reproduire la recette de ses films. Arnaud Lemort est d'ailleurs un fan tellement bien intentionné envers son idole qu'il parvient même à la faire passer pour un génie du 7ème Art. Quoique... Car si l'on devait juger la qualité d'une œuvre par ses conséquences, son influence, et la grandeur d'un cinéaste par le niveau des films qu'il a inspirés, alors selon cette logique, Judd Apatow mériterait lui aussi la prison à perpétuité pour avoir généré, entre autres, Dépression et des potes. Pour faire court, dites vous qu'Arnaud Lemort a un humour tellement glauque qu'on en vient à se demander si son patronyme n'est pas un nom de scène qu'il aurait volontairement choisi !




Que nous propose son dernier film ? Rien de bien étonnant si l'on considère le paysage actuel de la comédie française et ses plus tristes rengaines. Ce film nous montre une fois de plus une bande de trentenaires méprisables et pleins aux as (il faut voir leurs apparts, c'est quelque chose !) en train de se démener avec leurs petits problèmes existentiels de merde. Ces soucis sont souvent liés à leurs queues insatisfaites ou trop vagabondes et à leurs caractères naturellement abjects dont ils se rendent compte, à l'approche de la quarantaine, qu'il vaudrait mieux en changer pour enfin vivre un peu moins connement. Ces personnages sont tellement insupportables qu'on a du mal à les encaisser dès la première seconde où nous les voyons apparaître à l'écran. On les prend en grippe immédiatement, dès qu'ils l'ouvrent pour se plaindre et partager avec nous leurs existences cafardeuses. Pour le reste, il s'agit encore d'un film à l'humour communautaire méprisable, qui tourne en vase plus clos que jamais, rivalisant de cette façon avec Radiostars, et sur lequel plane également le poltergeist de Canal +. Je parle de poltergeist car cet esprit-là est forcément belliqueux et aura décidément fait bien du mal à la comédie française, et pas seulement.




Un personnage du film, incarné par Ary Abittan, est à l'évidence le plus haïssable malgré une sacrée concurrence : il passe son temps à reprendre ses potes en leur sortant "Oh, ça c'est soooooooo 1994" ou "Ah ça, on a arrêté de le dire en 2002 !" (mais quel connard, je vous jure !). Ce personnage a aussi la particularité d'avoir un rire ignoble, on dirait tout simplement une otarie en train d'agoniser ou un âne trop excité. Une chose est sûre : on jurerait que ce rire, ridiculement forcé, provient d'un animal mal en point et assez éloigné de l'humain, comme par exemple une baleine enceinte de quintuplés. Dominique Farrugia étant le producteur du film, ce rire si particulier est donc très clairement un énorme clin d’œil qui lui est adressé. C'est beau de faire une telle référence à son producteur, c'est gentil, ça l'a sûrement fait marrer, ça a dû lui plaire et au moins le toucher. Mais... Et nous ?!! Ce même personnage dit à sa copine, une blondasse aveugle, "Chérie, quand je pense que tu n'as jamais vu ton cul... Il est tellement beau !", une réplique censée faire mouche et bien entendu accompagnée d'un rire gras. Lemort saisit l'occasion pour cadrer en gros plan le mini-short de son actrice, la très vulgaire Laurence Arné, ce qu'il faisait déjà dans son précédent film. On peut alors s'interroger sur les gimmicks ahurissants de ce réalisateur d'outre-tombe, toujours désireux de mettre en valeur ses chouchous... Arnaud Lemort est décidément maître dans la private joke minable.




Je ne ferai même pas de jeux de mots avec le titre. C'est pourtant facile et, le film ayant été assez mal accueilli (youpi !), beaucoup s'y sont adonnés. Mais pour ma part je ne mentirai pas et j’exagérerai à peine : ce film ne m'a pas déprimé, il m'a uniquement plongé dans une colère froide. Vous tous, qui ne l'avez pour la plupart pas vu, vous n'imaginez même pas, vous n'avez même pas idée et, en réalité, je préférerais être à votre place. J'ai eu la sale idée de regarder ce film avant de me coucher. Juste avant mon dodo, il s'est sournoisement infiltré dans mes pensées et a assez étrangement influencé mes songes. J'ai ensuite rêvé d'un coup de fil de Fred Testot qui, reprenant l'un de ses personnages du SAV, me demandait tout en minaudant "Alors, on ne te voit plus aux soirées ?". Je ne peux pas vous retranscrire la réponse rêvée que je lui ai faite, Blogger fermerait ce blog dans la seconde et Fred Testot pourrait me traîner en justice. Tout ce que je peux vous dire, c'est que je me suis ensuite réveillé en sursaut, moi-même choqué et tout en sueur, j'ai bondi de mon lit, branché la console et j'ai joué à Red Dead Redemption jusqu'au petit matin, j'étais en killing spree.


Dépression et des potes d'Arnaud Lemort avec Fred Testot, Jonathan Lambert, Arié Elmaleh, Ary Abittan et Laurence Arné (2012)

21 septembre 2012

Cherchez Hortense

On sort du nouveau Bonitzer et la logique voudrait donc qu'on donne notre avis sur le film en tant que blogueurs ciné, qu'on se place sur l'échiquier critique, qu'on prenne position en tant qu'anti ou que pro, alors on se lance, même si à la manière du cinéaste qui cherche Hortense on cherche de notre côté l'envie de l'épingler. Il faut déjà commencer par se limiter et par trier le grain de l'ivraie, car là on a envie de vous parler de ce moment où Kristin Scott Thomas invite Bacri à croquer dans un plateau d'huîtres "numéro 3", en précisant bien "numéro 3", de ces amphithéâtres hi-tech et vieillots à la fois où Bacri donne des cours en commençant toujours par : "La Chine, vous l'ignorez, ne voit pas le ciel comme nous autres occidentaux…" avant un cut salvateur pour lui, de ce personnage du beau-frère coiffeur maigrelet et très efféminé mais finalement sanguin comme le pire des ultras olympiens (supporters de l'OM pour les béotiens) déçu après un centre-tir de Gignac en direction de Mandada, qui massacre Bacri d'un uppercut travaillé à l'entraînement entre deux permanentes posées sur des vieillardes. Mais tous ces détails qui nous reviennent parce que le film est encore frais ne sont pas forcément bons à retenir et d'ailleurs ils ne diront rien à ceux qui n'ont pas encore vu le film (99,99999998% de la population mondiale, chiffre à relativiser étant donné qu'Avatar reste un film inconnu pour disons 94,999999998% de la même population humaine sur Terre) et qui en prennent déjà plein la gueule.




De telles statistiques n'ont jamais eu cours et n'ont certainement jamais été rapportées dans aucune critique de film depuis circa 1890, il nous faut donc changer de paragraphe après ça. Ce film est donc signé Pascal Bonitzer. Cet homme est une encyclopédie du cinéma, un critique émérite et un théoricien respecté par ses pairs, cité à tours de bras dans les études les plus sérieuses à travers le monde. Il est en effet l'auteur d'un livre intitulé Le Champ aveugle qui a fait date et qui est actuellement posé sous mon macbook pro pour que la ventilation fonctionne à plein. Un vrai bouquin de chevet. Quand on voit les films de Bonitzer, y compris le spectateur totalement ignorant du travail de recherche de notre ami, on ne peut s'empêcher de penser que le cinéma est un passe-temps pour lui, une petite fantaisie, un side-project. On sent bien qu'il se fait plaisir avant tout en invitant ses amis, et Bonitzer dispose d'un beau carnet d'adresse allant de Jackie Berroyer à Benoît Jacquot (qui fait un caméo dans le film, sa famille le reconnaîtra) en passant par Agathe Bonitzer, la propre fille du cinéaste, sans oublier pour le coup Jean-Pierre Bacri et Kristin Scott Thomas.




A propos de ces deux acteurs, on peut dire que Bacri porte le film sur ses épaules et fait passer la pilule. Bien que rasé à la hache et d'un teint plus gris que jamais, l'acteur est là, il a toujours ses petites facéties qui font mouche et sait faire aimer son personnage, ce dont le film avait bien besoin vu qu'il le marque à la culotte, et Dieu sait que c'est pas Indiana Jones, ses aventures se déployant entre le Palais Royal, un resto japonais et son appartement dans un triangle des Bermudes ma foi assez monotone. Quant à Kristin Scott Thomas, qui commence à empiler les films comme on remplit un casier judiciaire, elle passe sous nos yeux comme une vague connaissance ou comme une vieille cousine qu'on recroise de temps en temps sans plaisir. Sa voix, son physique atypique, son phrasé, son parler (en fait ça tourne surtout autour de sa voix), son allure, son âge indécidable (mais au-delà des soixante ans), son élocution, son accent, sa diction, bref tout ça nous frappe de plein fouet dès qu'on la retrouve d'un film à l'autre, et des personnages meurent sous la présence de l'actrice que l'Angleterre nous a envoyée en représailles de la guerre de cent ans. Petit message à tous les vieux papas qui nous lisent (en général cette actrice est l'idole de nos vieux paternels) : ce n'est pas parce que cette femme est bien conservée qu'il faut la conserver davantage.




A part ça que dire de ce film (dont on sent bien que quand il a été question de lui trouver un titre Bonitzer s'est retrouvé face à un pur casse-tête chinois) ? Pour en finir avec le casting il se compose aussi d'Isabelle Carré, avec laquelle Bacri est bien décidé à créer un couple légendaire de cinéma (ils ont déjà tourné ensemble dans Les Sentiments), mais il n'est pas prêt d'y parvenir avec de tels scénarios ; et puis Claude Rich qui s'amuse semble-t-il assez dans son rôle de mauvais père à moitié homo, bien qu'on préfère le voir s'amuser chez Resnais dans le rôle par exemple de vieillards ou de vieillardes en pleine bourre. Tous ces acteurs font ce qu'ils peuvent dans cette comédie dramatique brouillonne et rarement inspirée dont la part de critique sociale est aussi poussive qu'inoffensive. Le fil de l'intrigue tourne en effet autour d'une jeune immigrée sans papiers dont le sort est suspendu à la communication quasi impossible entre Bacri et son père. Bonitzer a au moins ceci de cohérent qu'il s'engage contre l'expulsion des sans-papiers en signant un film sans identité. On a quelque mal à se passionner pour cette quête, autant d'ailleurs que pour les difficultés du couple que forment Bacri et Scott Thomas, et autant que vous sans doute pour ce paragraphe. Pourtant, sans prétention aucune, et je crois que même Bonitzer avec son regard acéré de critique conscient de ce qu'il fait serait d'accord, cet article a déjà quasiment plus d'arguments que le film, voire plus d'idées, et en tant que pur objet formel, peut-être plus d'allure et d'ambition.


Cherchez Hortense de Pascal Bonitzer avec Jean-Pierre Bacri, Kristin Scott Thomas, Isabelle Carré, Claude Rich, Benoît Jacquot, Jackie Berroyer et Agathe Bonitzer (2012)

19 septembre 2012

Les Ponts de Toko-Ri

J'ai appris l'existence de ce film grâce au dernier en date d'Alain Resnais, Les Herbes folles, dont le personnage masculin, Georges Palet, incarné par un André Dussolier au sommet de son art, est passionné par l'aviation et va justement revoir au cinéma Les Ponts de Toko-Ri, de Mark Robson, après l'avoir aimé dans sa prime enfance. Dans le roman de Christian Gailly (sublimement) adapté par Resnais en 2009, L'Incident, Georges, personnage esseulé, las et ambigu, sort de la salle de cinéma et voit Marguerite Muir pour la première fois. Marguerite (incarnée dans le film par Sabine Azéma) est une aviatrice du dimanche dont Georges a retrouvé le porte-feuille par hasard et avec qui il a tenté en vain de nouer une relation d'abord téléphonique puis épistolaire. Refusant au départ catégoriquement les avance de son courtisan, Marguerite s'est finalement décidée à rendre visite à Georges au sortir de sa séance de cinéma. Les deux personnages vont donc s'asseoir dans un café quand Marguerite brise la glace en demandant à Georges : "Et alors ?, ce film ?", à quoi notre homme répond : "J'espérais retrouver des impressions, des sensations, je ne sais quoi (…) J'étais gamin quand j'ai vu ça la première fois (…) ça m'a rien fait du tout, même la mort des deux copains, j'ai trouvé ça normal, la guerre c'est plutôt comme ça qu'autrement, vous ne croyez pas ?"



C'est pour sa présence dans le roman de Gailly et dans le film de Resnais que j'ai voulu voir ce film, qui non seulement est un bon film "de guerre" (même si l'appellation générique peut paraître un peu étriquée) mais en prime parce qu'après l'avoir vu je comprends un peu plus encore à quel point cette réplique de Georges continue de dénoter le pessimisme absolu et consommé du personnage à cet instant du récit. Car Les Ponts de Toko-Ri est de ces films qui montrent à la fois la certes plate normalité de la mort d'un soldat à la guerre (le héros s'entend dire et répète lui-même : "Je fais tout ça uniquement parce que je suis là", et tout ça peut aussi comprendre le fait de mourir au combat) mais aussi toute son absurdité, et qui donnent à ressasser cette évidence cruelle qu'il est peut-être attendu mais qu'il n'est pas moins scandaleux qu'un homme, tout soldat soit-il, meure sur le champ de bataille.



C'est aussi l'un des plutôt rares films portant sur la guerre de Corée (avec l'excellent Men in war d'Anthony Mann entre autres), et il commence d'une manière assez singulière. On y voit des pilotes décoller depuis un porte-avion de l'US Navy dans leurs avions à réaction pour partir en mission vers la côte, sauf que la mission en question ne nous est pas montrée. Nous ne voyons que l'avion du personnage principal, le lieutenant Harry Brubaker (William Holden), touché ou en manque de fuel - nous l'ignorons - s'abîmer en mer. Ses deux sous-fifres et amis, qui ont pour métier d'aller sauver dans leur hélicoptère les pilotes crashés, viennent alors le repêcher sous les yeux de l'Amiral aux commandes du porte-avion et qui, comme nous l'apprendrons plus tard, considère Brubaker comme son fils tant le jeune lieutenant ressemble à l'enfant qu'il a perdu à la guerre. Les hostilités sont donc maintenues dans le hors-champ et nous n'en verrons rien avant la fin du film, d'où les limites du label "film de guerre", sauf à considérer, et il le faudrait, que tout film narrant l'impossible amour de deux êtres séparés par la guerre ou sur le point de l'être est absolument un "film de guerre" - à condition de tendre vers Le Temps d'aimer et le temps de mourir de Douglas Sirk plutôt que vers Le Patient anglais - et peut-être plus encore que ceux qui s'emploient à reproduire scrupuleusement et parfois avec beaucoup de talent de longues batailles historiques.




En attendant que la guerre ne rattrape le film et ne le rattrape lui-même, Brubaker apprend de son Amiral que son épouse (Grace Kelly) et ses deux petites filles, qu'il n'a pas vues depuis un an, ont pu faire le voyage jusqu'au Japon, arrière-base des forces américaines engagées en Corée, et qu'il lui est permis de leur rendre visite. Remis de son bref mais difficile séjour dans l'océan glacé, Brubaker retrouve donc femme et enfants et fête notamment ces retrouvailles dans une scène de bain japonais où la prude Grace Kelly, bien qu'effrayée à l'idée que des étrangers puissent la voir dans le plus simple appareil, se baigne nue comme il est de coutume dans les sources d'eau chaude collectives du Japon. Cette scène marque autant les esprits que la rétine, qui n'a pourtant rien vu mais qui sait deviner, fin de la parenthèse. Le lieutenant est par ailleurs retenu quelques temps loin de sa femme pour sauver son sauveteur, Mike, le fameux pilote d'hélicoptère au grand chapeau vert, des mains des MPs qui l'ont coffré suite à une bagarre générale initiée par lui en plein Tokyo. L’amiral profite de l'absence de Brubaker pour parler à la femme du lieutenant et la prévenir de la prochaine mission de son mari, le bombardement des ponts de Toko-Ri en Corée du Nord, dans un défilé bien gardé par des dizaines de batteries anti-aériennes, une mission suicide ou presque dont il pourrait bien ne jamais revenir. L'amiral insiste sur l'extrême dangerosité de l'affaire pour que la femme du lieutenant se prépare au pire. Ainsi informée, l'épouse de Brubaker finit par interroger ce dernier sur sa mission, le soir, dans leur lit, et la présentation que le lieutenant se décide à faire de la tâche qui lui est confiée s'avère poignante tant l'homme semble s'attendre au pire, observé dans son récit par une épouse littéralement pétrifiée (au moins autant que pétrifiante de beauté). Idem pour cette autre scène, juste avant le départ vers la mission, où le héros tâche d'écrire une dernière lettre à sa femme, empêché par le bruit régulier du décollage des avions et par son refus obstiné d'écrire cet aveu de résignation, d'acceptation du pire.



La dissimulation de la guerre dont procède le scénario jusqu'à la mission finale en fait un film de guerre presque sans guerre, où les conflits sont remplacés par l'angoisse des conflits et par le dessin de la relation qui unit William Holden à Grace Kelly. Aussi quand la bataille arrive enfin dans une scène superbe et particulièrement impressionnante où les tirs de DCA explosent en chaque endroit de l'image et ne semblent laisser aucune chance aux pilotes, l'angoisse des personnages qui a précédé s'empare soudain de nous, qui ne pouvons définitivement plus croire qu'on puisse réchapper d'un tel enfer. La fin tragique semble inéluctable et elle advient en effet. L'avion de Brubaker est touché, le pilote doit s'écraser, se réfugie dans un ravin mais se voit vite encerclé par une armée d'ennemis innombrables. Ses deux amis sauveteurs viennent à sa rencontre et tous les trois sont abattus.



Le plan où William Holden est tué est un plan brutal qu'un cut quasi prématuré rend d'autant plus violent, et la dernière réplique du général, "où peut-on trouver des types pareils ?", qui pourrait sonner comme un hommage bêtement patriotique aux pilotes de la Navy et à l'armée américaine en général, sonne en fait comme une interrogation absurde et sincère : comment est-il possible que des hommes quels qu'ils soient acceptent ça ? On se demande en effet, et fortement, comment se peut-il que des hommes puissent accepter, même au nom de la patrie et en regard de toute nécessité d'ordre supérieur et héroïque, d'aller à une mort certaine. Comment ces hommes-là ne sont-ils pas pris d'une panique incontrôlable et comment n'affichent-ils pas tous sans exception un simple refus irréductible, quitte à entrer dans une forme de folie du corps et de l'esprit, au moment d'embarquer dans d'authentiques cercueils volants. Comment peut-on partir en avion sous un feu nourri dans un canyon où pleuvent les tirs de DCA, et comment le peut-on à fortiori quand on est aimé de Grace Kelly ? Dans Fenêtre sur cour, Hitchcock nous demandait comment un homme pouvait décemment regarder par la fenêtre quand la plus belle femme du monde, Grace Kelly, toujours elle, affichant qui plus est un ravissant air concupiscent, était allongée dans un déshabillé vaporeux sur un canapé à côté de lui. Mark Robson nous demande de son côté comment un homme peut-il monter dans son cockpit quand la même plus belle femme du monde vient de lui faire un signe d'au revoir sur le bord d'un quai japonais.


Les Ponts de Toko-Ri de Mark Robson avec William Holden, Grace Kelly et Mickey Rooney (1954)

17 septembre 2012

Le Prénom

Je n'ai vu que le premier quart d'heure de ce film. C'était pourtant bien malgré moi. J'étais parti pour voir ce fleuron du box-office de l'année 2012 en entier, le cœur toutefois au bord des lèvres dès les premières secondes, mes mains en train de lacérer les accoudoirs de mon fauteuil bon marché en me demandant s'il était humainement possible de démarrer un film aussi vite sur les chapeaux de roue de la médiocrité malsaine. Je remercie donc les petits facétieux qui ont mis ce film à disposition du monde entier en ne proposant que le premier quart d'heure en boucle. Ils pensent peut-être qu'ils ont bien fait... Alors que c'est tout le contraire, ce petit quart d'heure a suffi à me rendre haineux, fou et hargneux tout en m'épargnant 1h30 de souffrances supplémentaires. En ce sens, je les en remercie. Ils ont sauvé 1h30 de ma vie.



Je tenais à vous parler de la scène d'introduction qui nous fonce dessus à la vitesse d'un scooter cahoteux sur le périphérique parisien. Cette simple introduction est une souffrance, une torture pour les yeux et les oreilles, une intro à la Jean-Pierre Jeunet avec des tas de petites anecdotes capables de foutre en l'air toute foi en l'humanité, toute les espérances laissées par les avancées technologiques, artistiques et médicales de ce dernier siècle. Cette intro pourrait boucher les artères d'un jeune adulte sportif suivi par le meilleur diététicien du pays. Le texte en voix-off lu par un Patrick Bruel survolté est d'une affliction qui remplira mes nuits d'insomnies fréquentes et irrémédiables. Rien que pour cette intro, ce film remporte déjà la palme de l'abjection. Il faut voir, à la fin de cette scène, Charles Berling traiter un livreur de pizzas comme la dernière des merdes qui aurait encrassé ses pompes à 1000 dollars.



La suite est d'une médiocrité telle qu'on pense se trouver face à un canular filmé. Patrick Bruel y est de tous les plans, ce qui contribue à rendre le tout douloureux pour les yeux. Lorsqu'il n'est pas à l'écran, c'est sa voix (off) qui prolonge le supplice. Bruel passe une nuit d'insomnie à lire un bouquin et tandis qu'on le regarde bouger d'un canapé à l'autre dans le salon de 150 mètres carrés de son beau-frère Berling, sa voix nous décrit avec misère cette image souffreteuse projetée à l'écran. Ce film est d'une calamité sans nom, et si c'était un lieu, un endroit, ce serait la décharge publique de Guatemala City. Il met en exergue les pires travers de l'humanité. Et dire qu'il a rameuté 3,2 millions de spectateurs, et essentiellement par le bouche à oreille. Penser à cet état de fait, à cette situation, me fait très franchement entrevoir un avenir précaire pour l'Homme. Le cinéma est régulièrement trainé dans la boue, mais à ce niveau-là c'est machiavélique.



Le Prénom est une tragédie et une abjection. Tous les gens qui ont participé au financement, à la réalisation, à l'interprétation, aux décors, aux lumières, aux sons, à la distribution, à la promotion, tous ceux qui ont participé au bouche à oreille, tous les techniciens impliqués, tous les acteurs... Tous ces gens mériteraient d'aller au bagne à Cayenne, casser des cailloux avec leurs pieds, briser des mottes de terre avec leurs mains, lutter contre les moustiques tropicaux, dormir sur de la boue séchée en saison sèche et de la boue humide en saison des pluies, subir des privations alimentaires et être interdits de remettre les pieds sur un plateau de cinéma, voire même dans une salle de cinéma. Ce que ces gens ont fait est impardonnable et inqualifiable. Si ce film était un joueur de football il s'appellerait Francis Llacer. Tous responsables, tous coupables.


Le Prénom d'Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte avec Patrick Bruel et Charles Berling (2012)

15 septembre 2012

Dark Horse

Le dernier film de Todd Solondz colle au gros cul de son personnage principal, Abe (Jordan Gelber), un trentenaire paumé, un attardé en surpoids souffrant d'un début de calvitie ("a big curly-headed fuck", pour reprendre l'insulte lancée à John C. Reilly par Will Ferrell dans Step Brothers), mal fringué (survêtements, maillots XXL de la NFL, polos Ralph Lauren roses, chaussettes blanches pour sandales noires, collier en argent à son nom), pas très malin, pas très drôle, plutôt lourd, bref un type qui n'a rien pour lui, un authentique loser sans vie sentimentale, sans vie aucune à vrai dire, un gros nerd, un geek à la ramasse, un "young adult", véritable Tanguy vivant chez ses parents et travaillant (mal) dans la médiocre boîte de son père qui n'en peut plus de lui et qui l'encourage à reprendre ses études pour suivre le chemin de son grand frère chirurgien, qu'Abe déteste parce qu'il a réussi, contrairement à lui, l'éternel outsider, le "dark horse" du titre, le raté total. Imaginez un doublon de Michael Scott, le personnage interprété par Steve Carell dans The Office, mais sans la drôlerie du comique américain, physiquement en porte-à-faux entre James Gandolfini et Seth Rogen (je cite ce dernier parce qu'on se croirait parfois devant une comédie Apatow - comédies déjà rarement drôles - mais traitée sur le mode tragique), et vous aurez une bonne idée du pivot narratif auquel nous soumet Solondz de la première à la dernière minute de son film. 
 
 
Tout ce que tente le personnage rate systématiquement, et à chaque fois qu'il se plante ou qu'on le bâche, Abe rentre chez lui dans son énorme pick-up jaune, se gare devant la maison familiale filmée en plan d'ensemble, sort du véhicule, se dirige vers l'entrée, porte la clé au-dessus de son épaule et appuie sur la télécommande qui produit ce bruit, "twout-twout", signalant que les portes de la voiture sont verrouillées. Suit invariablement un plan de l'intérieur de la maison, caméra proche de l'inénarrable poste de télévision fixé par le père hébété coiffé de son petit postiche gris d'américain moyen forcément minable (Christophe Walken), tandis qu'à côté de lui sa femme mal attifée et forcément non moins minable (Mia Farrow) se penche vers le couloir sur sa gauche et demande "ta journée s'est bien passée Abe ?" quand on voit ledit Abe traverser le couloir (avec l'allure et la tronche de son homonyme dans le jeu vidéo Oddworld) vers sa chambre sans un regard et sans un mot pour ses vieux parents fatigués et ringards à souhait. C'est un gimmick du film de Solondz et si la répétition de cette scène est censée nous faire rire, elle n'y parvient pas. Si en revanche elle se limite à vouloir dire la morne banalité du quotidien d'un perdant, elle y parvient très bien. Mais au prix de quelle triste facilité et de quel ennui pour nous autres… 
 
 
On s'ennuie tellement devant ce film (au point d'avoir envie de quitter la salle environ une fois tous les quarts d'heure et de trépigner sur notre fauteuil dans la dernière demi heure en priant pour que chaque nouvelle scène soit la dernière), qu'on se demande comment Todd Solondz a pu trouver l'énergie pour passer autant de temps à le réaliser. Rien ne présente le moindre petit intérêt là-dedans. Le film essaie d'être drôle de temps en temps, il est même à deux doigts d'y parvenir à deux ou trois timides instants, notamment quand Abe tente un panier à deux points à côté de Miranda (Selma Blair), illustre inconnue qu'il a choisie pour être sa femme, et rate sa cible avant de lancer un regard terrible à la fille qu'il courtise et de se lever pour aller ramasser son projectile. Mais dans cette scène comme ailleurs le gag (qui tient moins au geste qu'à la tronche de celui qui le rate) est à peine ébauché et n'aboutit pas, d'autant que devant tant de misère intellectuelle et émotionnelle, devant le portrait acharné de personnages aussi entièrement pathétiques et pitoyables, on ne peut se laisser aller au rire, pas plus d'ailleurs qu'à l'émotion, car le film effleure aussi quelques potentialités du côté de l'empathie pour ces dégénérés de la middle-class américaine zombiesque, mais il s'avère rapidement impossible d'être réellement touché par ces épaves que le cinéaste se complait à accabler tant et plus. 
 
A force de surenchère misérabiliste, la "satire de l'american way of life" (marotte de Solondz et formule favorite de ceux qui l'encensent) devient un défilé de cas sociaux trop gros pour être vrais, trop lourds pour fonctionner, des parents déprimés et résignés d'Abe à celle qu'il demande en mariage au bout de deux heures par pur désespoir et qui est une suicidaire également planquée chez ses parents à quarante ans passés, écrivaine ratée et mal dans sa peau, récemment larguée et atteinte qui plus est de l'hépatite B… Les personnages, qui forment tous une galerie cohérente de malades, une sorte de "Planet of the Abes", pour faire un jeu de mot terrible, en deviennent même antipathiques, à l'image de Miranda donc, qui traite Abe comme une vraie merde quand elle s'étonne que le baiser qu'il lui donne ne soit pas "aussi horrible qu'elle l'imaginait" puis quand elle l'invite à une soirée où se trouvera son ex-compagnon Mahmoud, un drôle de personnage d'arabe gay-friendly, sans se douter qu'Abe y sera forcément mal à l'aise. Le non-héros lui même passe rapidement pour un débile quand on le voit déambuler dans sa chambre multicolore remplie à craquer de figurines du Seigneur des anneaux (qui encombrent aussi son bureau) et décorée aux couleurs des Simpsons et autres Gremlins, puis quand il fait visiter cette antre du geek de base à sa future femme en se vantant de posséder la réplique exacte du chapeau de tel personnage secondaire de James Bond… Quand la naïveté et la sincérité confinent autant à l'inconscience et à la connerie, le personnage passe de vaguement attachant à carrément agaçant, et dès lors plus rien de ce qui peut lui arriver (mais rien ne lui arrive) ne nous importe tant soit peu.
 
 
Et puis quand il s'est rendu compte qu'il ne nous racontait strictement rien que l'on n'ait déjà vu mille fois et que son film était absolument vide de tout, point de vue scénario comme mise en scène, Solondz s'est dit qu'il allait se rattraper aux branches en glissant dans son récit une petite dimension psychologico-fantastique de derrière les fagots. C'est ainsi que de temps en temps, et plus nettement à la fin du film, Abe reçoit la visite imaginaire de membres de son entourage, qui lui apparaissent tantôt pour le réconforter (la secrétaire de son père, qu'il fantasme en cougar pleine aux as), tantôt pour le pousser à bout (sa mère et son frère aîné notamment). Le procédé est malheureusement rigoureusement anodin et stérile, y compris à la fin, quand Solondz exploite cette combine pour finir son film tant bien que mal et nous représenter le rêve comateux plus mortel que jamais d'un personnage pour le coup entre la vie et la mort. Un peu plus tôt dans le film, quand il fait visiter la maison de ses parents à Miranda, Abe lui montre fièrement l'encadrement d'une porte et lui dit que son père y a marqué l'évolution de sa taille au fil des âges, mais quand la jeune femme lui fait remarquer qu'elle ne voit rien il doit préciser que son "con de" paternel a tout recouvert en changeant le papier peint (là aussi on frôle le rire, mais on ne fait que le frôler), et quand, à la fin du film, Abe, personnage condamné et plus désespéré que jamais, va décoller une languette de tapisserie pour mettre à jour les vieilles inscriptions sur le mur, Solondz fait un lent travelling arrière dans le couloir pour délaisser son personnage seul dans l'étroite obscurité, réduit à sa taille d'enfant par l'élargissement du cadre, la tête appuyée contre le chambranle de la porte pour sans doute pleurer. C'est un assez bon résumé du film : on se demande d'abord ce qu'il veut nous montrer tout en pressentant que ça risque de ne pas vraiment changer le cours de notre vie ; quand on finit par en avoir le cœur net on ne découvre sous la fine couche d'intériorité psychologique et fantasmagorique rien de plus que ce qui était annoncé (la dépression affective sans rémission de l'américain(e) moyen(ne) et les désirs croisés d'êtres qui ne les assouvissent jamais) ; puis on regarde le personnage sombrer lamentablement en prenant nos distances, via un cliché visuel usé jusqu'à la corde (ce lent travelling arrière des familles), un raccourci parmi tant d'autres qui empêche toute implication et pousse vers l'indifférence absolue au mieux, vers le mépris au pire. Solondz nous a montré quatre vingt cinq minutes durant des cas désespérés sans faire preuve d'un minimum d'amour pour eux, ni d'un minimum d'humour pour nous, ou ne fût-ce que d'un début de talent de conteur ou de filmeur, et quand la chose s'arrête on commence par se demander "à quoi bon ?", puis on tente de respirer à nouveau. 
 
 
Dark Horse de Todd Solondz avec Jordan Gelber, Selma Blair, Christopher Walken et Mia Farrow (2012)

13 septembre 2012

LOL USA

Un bon ami m'a raconté qu'il a visité une ville en Turquie qui a été littéralement rebâtie par-dessus une autre ville. En fait c'est une ville qui a été ensevelie sous une autre ville, construite par-dessus la première. Toute une ville Ottomane, sa mairie, sa poste, sa maison de la presse, sa boulangerie, bref toute la ville a été ni plus ni moins condamnée, mise en quarantaine, ensevelie et refermée sur elle-même, pour être refondée sur sa propre sépulture. C'est à Metz qu'on a fait ça je crois. Dans un quartier de Metz, le quartier dit "des Kébabs", soit le pâté de maisons entouré par la rue du Pont des Morts, la Place du Saulcy et le Boulevard Robert Serot. Au moment où la peste était la plus forte. Celle-là même qu'on a renommée grippe Espagnole (uniquement parce que c'est d'abord en Espagne qu'on en a parlé), qui a décimé le continent Américain via le commerce triangulaire et le Canal de Suez. C'est à cette occasion que tout un quartier de Metz, Plantières-Queuleu je crois, a été rayé de la carte, enterré à tout jamais, pour se re-créer ex-nihilo sur son propre toit. On a fait ça pour emmurer vivants les lépreux de Metz, forcés de survivre là, sans doute pas longtemps, dans le cellier puant d'une ville nouvelle qui grandissait sur leur séant. Depuis, à des fins touristiques, on a ré-ouvert ces catacombes, véritables souterrains pestilentiels renfermant un passé inavouable aujourd'hui devenu, tel le pétrole, richesse des profondeurs. Ainsi ces tuberculeux font à présent sourire les passants. 
 
Vous avez l'impression que c'est du déjà vu ? Vous trouvez que c'est du réchauffé ? Vous considérez qu'il est vil et facile de vous resservir la même daube et que c'est ce qu'on fait avec cette critique ? C'est ni plus ni moins ce que fait Liza Azuelos en réalisant exactement le même film aux USA en digne héritière de Michael Haneke, dont elle partage la prétention et les allures de vieux berger allemand.
 
Tout ça pour dire que c'est exactement cette histoire qu'il faudrait peut-être raconter à Lisa Azuelos, qui a re-réalisé cette horreur de film, pour que ça lui donne l'idée sinon de s'emmurer chez elle du moins de se mettre au vert quelque temps. Cette réalisatrice suscite tant de rancœur qu'il serait légitime de consacrer une vie à lui demander d'arrêter de faire ce qu'elle fait. J'ai pas aimé ces films. Je hais ces films, je les hais. Je conchie ton film Azuelos, et ça veut bien dire "enduire quelque chose de merde". Lisa Azuelos, si tu me lis, et que ton film passe dans le sud, n'y va pas, évite avants-premières et tapis rouge. Oh c'est pas des menaces. Je me contenterai de te poser quelques questions sur ton film. Les mêmes que je pourrais poser à Maiwenn ou à Valérie Donzelli. Maïwenn ? Ça finit avec un E ou pas Maiwenne ? Avec des gros œufs pourris dans sa vieille gueule de jument cocaïnomane. Il me faudrait avoir autant de vies qu'un chat, c'est à dire pas moins de sept, pour ne pas toutes les consacrer à vous maudire. Après avoir réalisé une deuxième fois ce péché capital de film (cette merde), Lizarazuelos avait déclaré, pour se défendre d'une critique qui pointait du doigt cette pléiade de personnages tous plus riches les uns que les autres et cloîtrés dans des appartements pleins d'or et de came de 8000 mètres carrés, dans ces fontaines à lait et autres cuisines amérindiennes, qu'elle ne faisait rien de plus que filmer ce qu'elle connaissait, sa vie, ce qui lui paraissait naturel et évident. Avec des propos pareils tu ne te feras pas que des amis Lizo Azuelas ! Si j'avais la moitié de ce que tu gagnes en une journée à me promener de plateau en plateau, je dépenserais toute cette fortune pour m'acheter un sandwich et une tarte à la crème, afin de te proposer une bouchée de l'un pour mieux te placarder l'autre sur le crane dans la foulée. J'ai rien à perdre. Mon nom est Pulpeux, rédacteur freelance de ce blog en bois, ex-étudiant à l'Université de Metz, boursier échelon 0 au CNRS de Toulouse. Père d'un fils assassiné, époux d'une femme assassinée et j'aurai ma vengeance dans cette vie ou dans l'autre. 
 
 
LOL USA de Lisa Azuelos avec Demi Moore et Miley Cyrus (2012)

11 septembre 2012

Du Silence et des ombres

J'accueille aujourd'hui Simon, rédacteur désormais plus que régulier du blog, pour une critique à quatre mains d'un film rare à (re)découvrir sans hésiter.

Robert Mulligan, auteur de 20 films tournés pour l'essentiel entre 1957 et 1972, est un cinéaste américain assez méconnu, ayant eu la malchance de travailler dans une période un peu transitoire du cinéma hollywoodien, juste après l'Âge d'or et juste avant le Nouvel Hollywood. La Cinémathèque Française lui a rendu hommage en 2010, ouvrant sa rétrospective avec le présent To Kill a Mockingbird ("Du Silence et des ombres" en France...), adapté du très célèbre roman de l'écrivaine américaine Harper Lee. Le film se déroule au début des années 30 dans une petite ville du sud des États-Unis fortement marquée par la crise économique et par les tensions raciales implantées de longue date dans le socle de la patrie sudiste mais comme toujours (et c'est malheureusement d'actualité) exacerbées par la précarité et le désœuvrement. Robert Mulligan adopte le point de vue de deux gamins dont le père veuf (Gregory Peck) est chargé de défendre un jeune fermier noir accusé du viol d'une blanche par le père de cette dernière (à noter que l'accusateur en question se nomme Robert E. Lee Ewell, et précisons pour rappel que Robert E. Lee n'était autre que le grand général des forces confédérées durant la guerre de sécession…).



La première heure du film focalise sur le quotidien des enfants dans cette ville déserte et caniculaire d'Alabama, longues journées d'été empreintes d'une tristesse due à l'absence de la mère et d'une langueur propre aux errances enfantines. Le petit Jem et sa sœur Scout, accompagnés d'un voisin, troisième larron de passage surnommé Dill, s'occupent comme ils peuvent en attendant le retour du père avocat et se passionnent notamment pour leur mystérieux et invisible voisin Boo Radley (incarné par Robert Duvall dans ce qui fut son premier rôle au cinéma), dont la légende raconte qu'il serait un fou criminel enfermé chez lui par son père. Filmant à hauteur de gamins, Mulligan ne rate rien de ce qu'on pourrait appeler selon l'expression consacrée le "monde de l'enfance". Cette première partie du film est aussi géniale que précieuse en ce qu'elle parvient à capter tout un tas de détails, de sensations et de sentiments enfantins de façon très subtile, sans sentimentalisme aucun. Il est rare qu'un gosse soit supportable dans un film hollywoodien. Ici non seulement il y en a deux, et non seulement ils sont supportables, mais la gamine qui joue Scout (Mary Badham) est carrément bouleversante, notamment quand, au moment de s'endormir, elle harcèle son frère de questions sur leur mère décédée. C'est dans le rapport étonnant à leur père, qu'ils appellent par son prénom, Atticus, et qu'ils maternent au point de le défendre contre une horde de villageois enragés dans une scène redoutable de tension au milieu du film, que les deux enfants se montrent particulièrement originaux vis-à-vis de leurs homologues dans la plupart des films d'ici ou d'ailleurs. Robert Mulligan parvient à dire une vérité rarement révélée sur le rapport ambigu des enfants à leur père, comme dans cette scène, sans doute la plus belle du film, où Atticus (un des personnages de pères les plus admirables qui soient, servi par un Gregory Peck tout en intériorité) est appelé par la bonne pour abattre un chien enragé rôdant près de la maison et où les enfants demandent à un autre homme de tirer à sa place sous prétexte qu'il n'en serait pas capable.



La deuxième heure est moins réussie, avec cette très longue scène de procès où Grégory Peck déclame pendant une demi-heure un beau discours visant à convaincre un jury d'hommes blancs de l'innocence de cet homme noir accusé par deux des leurs. Puis quand vient un épilogue à la morale pour le coup assez douteuse, qui suggère que la justice ne fonctionnant pas, mieux vaut ne pas passer par elle quand on estime être dans son bon droit. Mais pour peu qu'on aime les scènes de plaidoirie comme le cinéma américain en regorge, on peut se laisser tenter, quitte une fois le film terminé à ne se rappeler que de la première heure assez remarquable. Pour achever de tenter de persuader de donner une chance à ce film trop ignoré, voici quelques anecdotes savoureuses et indispensables. D'abord, pour les fans de David Fincher, et Dieu sait qu'ils sont nombreux, sachez que Michael Douglas brandit un exemplaire du livre d'Harper Lee vers la 100ème minute de The Game (nous avons pitié de vous et précisons la minute précise pour vous éviter de subir à nouveau le long métrage). Pour les fans de Die Hard, tout aussi nombreux, espérons-le, et de A armes égales, là ça se réduit considérablement, sachez aussi que Bruce Willis et Demi Moore ont prénommé leur fille Scout en hommage à l'héroïne du film. Pour les fans de Donnie Darko, on ne s'adresse plus à grand monde mais tant pis, il faut savoir que Jake Gyllenhaal, qui faute d'avoir des enfants possède des canidés, a nommé ses deux chiens Atticus et Boo Radley. Enfin, pour les fans de Cameron Crowe, et là on parle directement aux murs, l'adaptation de Robert Mulligan est son film de chevet, cité dans Almost Famous et dans Vanilla Sky. On espère avoir convaincu tout le monde de voir ce film et de lui rendre l'hommage qu'il mérite sincèrement, notamment pour ce qu'il dénonce de l'Amérique des années 30 et qui est plus que jamais de circonstance (ces enfants auxquels on offre leur premier fusil à 12 ans), pour se rappeler à quel point le chômage et l'oisiveté consécutives aux grandes crises sont le ferment des pires rancunes racistes, et pour admirer son portrait d'enfants d'une grande justesse et d'une belle sensibilité.


Du Silence et des ombres (To Kill a Mockingbird) de Robert Mulligan avec Gregory Peck, Mary Badham, Philip Alford, John Megna, Brock Peters et Robert Duvall (1962)