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29 septembre 2012

La Piel que Habito

Ce film, le meilleur de Pedro Almodovar à ma connaissance, marque un virage étonnant dans la carrière de son auteur, un changement quasi complet de style et de ton pour un cinéaste à la filmographie balisée pour ne pas dire répétitive qui, contre toute attente, a su se renouveler de beaucoup. Tout en convoquant un certain nombre de références, à commencer bien sûr par le roman Mygale de Thierry Joncquet dont il est adapté, et un film en particulier, Les yeux sans visage de Georges Franju (dont je vous avais brièvement parlé dans notre dossier sur les meilleurs films d'horreur, et dans lequel un chirurgien (Pierre Brasseur) kidnappait des jeunes femmes pour voler leur visage et tenter de le greffer sur celui de sa fille (Edith Scob) défigurée par un accident), Almodovar réalise une œuvre qui non seulement ne ressemble pas tellement à ce qu'on connaissait de lui mais qui en prime ne ressemble pas à grand chose d'autre dans le cinéma contemporain.




Le film raconte l'histoire (assez complexe et que je vais tenter de largement simplifier) de Robert Ledgard (Antonio Banderas dans son meilleur rôle, qui passe d'éminent docteur à scientifique fou en un simple changement de coiffure et de port de tête), un chirurgien plasticien spécialisé dans la greffe du visage dont la femme est morte brûlée dans un accident de voiture et qui depuis travaille à la création d'une peau artificielle capable de remplacer la peau humaine et de lui être plus solide bien que tout aussi sensible. L'invention de cette peau de rechange obsède le chirurgien pour trois raisons : d'abord parce qu'elle aurait pu sauver sa femme, Gal, qui s'est suicidée par défenestration quelque temps après son accident en découvrant son visage détruit dans le reflet d'une vitre, ensuite parce qu'elle va lui permettre de la ramener à la vie en la recréant sur le corps d'un cobaye, enfin parce que la résistance de cet épiderme de substitution pourrait empêcher ledit cobaye d'attenter à ses jours. Car lorsque la fille unique de Robert, Norma (Blanca Suarez), est agressée sexuellement (du moins le croit-elle) par un jeune homme sous l'emprise de drogues dans une fête mondaine, et quand elle sombre dans le traumatisme de ce viol au point de se suicider comme sa mère, le chirurgien kidnappe le soi-disant coupable du viol, Vicente (Jan Cornet), et l'enferme avant d'opérer sur lui une vaginoplastie pour le transformer en femme et le modeler de pied en cap en Vera (Elena Anaya), une copie conforme de sa défunte.




Pour qui n'a pas vu le film, le résumé peut légitimement faire peur. Même pour un film de genre, fantastique en l'occurrence, l'histoire est particulièrement alambiquée pour ne pas dire légèrement tirée par les cheveux. C'est pour le coup un trait habituel du cinéma d'Almodovar, qui aime à entrelacer les trajectoires de ses nombreux personnages et à les dénouer par de multiples retours en arrière à lourde portée psychologique (rappelons-nous de son précédent film, le trop tordu et très moyen Étreintes brisées). Mais ici, même si l'on retrouve le goût pour l'enchevêtrement d'histoires de notre auteur et si le scénario porte indéniablement sa patte, avec entre autres une forte dimension mélodramatique, tout un discours sur l'influence des origines et sur la cruciale question du genre (sexuel), la construction narrative d'Almodovar s'affine, se précise et se montre d'une efficacité étonnante qui tend vers une totale limpidité. Sans compter que tous les éléments qui composent le récit et participent de son intrication convergent pour faire sens et former un tout cohérent : les répétitions narratives (avec le double suicide à l'identique de l'épouse et de la fille), et la construction retorse du canevas scénaristique revenant sur lui-même via de longs récits (Marilia (Marisa Paredes), la mère de Robert et complice de son crime, expliquant à Vera le parcours de son geôlier) ou de longs flash-backs (tout le drame de Norma et la capture de Vincente nous sont racontés par le biais d'un rêve du chirurgien), font directement écho au thème central du double, de la copie, de l’œuvre d'art plastique créée à l'image d'une autre antérieure et hantée par son souvenir. Robert, qui reproduit Vera sur Vicente, est le double fictionnel d'un Pedro Almodovar qui reprend le film de Franju à son compte cinquante deux ans plus tard et qui tente de le reproduire tout en le travestissant, dans une œuvre façonnée par les mêmes découpages et collages qui caractérisent le travail du docteur Robert "Frankenstein" Ledgard.




Le film d'Almodovar, s'il ne cache pas ses emprunts et rend un hommage évident au grand classique de Franju, s'en démarque néanmoins et trouve sa singularité dans l'adaptation de la trame du scénario aux thèmes favoris du cinéaste espagnol et dans un montage compliqué mais propice à l'instauration d'un suspense redoutable, emballé dans les scènes clé par la musique géniale d'Alberto Iglesias. Almodovar fait par ailleurs preuve d'un certain génie thématique dans son art de questionner la problématique identitaire, non seulement dans le script lui-même mais dans les appréhensions successives que nous en donne l'évolution du récit et le dévoilement progressif des interrogations qui l'entourent. Le cinéaste tourne par exemple une séquence d'une rare ambiguïté quand Vicente, déjà transformé en Vera, se fait violer par "le Tigre", Zeca (Roberto Alamo), le frère du chirurgien, braqueur de banque coupable du meurtre de son complice ayant profité d'un carnaval pour se rendre chez sa mère Marilia (et donc chez son frère Robert) incognito, déguisé vous l'aurez compris en tigre. C'est le seul personnage excessif du film, almodovarien dans le mauvais sens du terme. Car la mère, femme aimante, froide et dissimulatrice, prête à seconder son fils dans ses pires exactions, dévorée par la culpabilité et les remords mais prompte à se confesser, est typiquement un autre type de personnage-repère du cinéma d'Almodovar, bien qu'ici interprété tout en retenue et utilisé a minima. Il n'y a pas dans ce film, et c'est ce qui le rend si détonant vis-à-vis de la petite musique habituelle d'Almodovar, le pittoresque auquel nous a habitués le cinéaste, cette truculence de protagonistes toujours plus ou moins exubérants et grotesques, sauf donc à considérer le personnage du Tigre qui cependant n'apparaît pas longtemps et s'illustre dans une scène par ailleurs plus improbable que lui-même : après avoir découvert que Vera est enfermée à l'étage de la maison grâce aux caméras de surveillance de Marilia et après avoir pris la jeune femme pour Gal, l'épouse de Robert, qui fut sa maîtresse par le passé, le Tigre décide aussitôt de faire des pieds et des mains pour pénétrer dans la chambre cellulaire de Vera et la prendre de force.




Quand nous assistons au viol de la jeune femme, nous ne savons pas encore que Vera est Vicente, un jeune homme donc, caché sous les traits et dans le corps d'Elena Anaya. Comment ne pas s'étonner alors que la belle prisonnière ne réagisse pas quand le Tigre déchire sa combinaison, quand il la lèche puis la pénètre ? Et on s'indigne presque qu'elle se laisse apparemment faire en commentant sa douleur vaginale sur un ton neutre et détaché. La séquence est un immense mystère pour nous, et presque un choc. Mais quand on sait enfin la vérité, bien plus tard - même si Almodovar nous a donné quelques indices, notamment avec ce plan génial où Vicente, encore intègre, est enchaîné au fond d'une cave et lavé au jet par Robert, son t-shirt détrempé collant à son dos et son torse et ressemblant déjà à la seconde peau dont il sera bientôt recouvert - quand on sait une fois pour toutes la vérité, on y repense et tout s'éclaire. On comprend alors que Vera ne réagissait quasiment pas à l'insupportable brutalité du Tigre uniquement parce que ce n'était pas son corps qui était violé, et que Vicente, qu'on a vu précédemment, déjà transformé en femme, lors de sa séquestration, regarder des vidéos lui apprenant à vivre dans une bulle mentale dont le corps serait dissocié et qu'on a vu dessiner sur le mur de sa chambre un corps humain surmonté d'une maison en lieu et place de la tête, n'était pas atteint par son viol pour la "simple" raison qu'il concernait une enveloppe charnelle étrangère à lui. Dès lors on peut s'interroger sur les rapports entre corps et esprit, sur la possibilité d'une fracture totale entre les deux, question vertigineuse à l'ère de la chirurgie plastique, des greffes à tout va, du clonage et de la robotique. A quoi tient une identité ? Un nom ? Un sexe ? Une mémoire ? Pas (ou plus) forcément au corps en tout cas, trop vulnérable et donc altérable, voire destructible.




La force du film est de nous poser la question indirectement, à nous spectateurs, de nous mettre à l'épreuve de ce vertige dès lors que nous découvrons le supplice enduré par Vicente et la véritable nature de Vera, corps svelte et féminin au possible sur lequel le film s'ouvrait pour le soumettre à notre admiration. Car nous ne voyons plus l'enveloppe charnelle de la sublime Elena Anaya, ni l'ensemble de sa personne d'ailleurs, comme nous le voyions au début du film dès lors qu'elle est identifiée à un homme. Almodovar nous rappelle d'ailleurs par là que le cinéma n'a rien perdu de sa force de persuasion et que nous ne peinons pas davantage qu'avant à suspendre notre incrédulité : nous sommes à ce point immergés dans le récit du film que nous observons le corps de l'actrice Elena Anaya, pourtant filmé tel quel, en y voyant un homme… et un homme si violemment attaqué dans sa chair que notre éventuel désir initial, provoqué par la mise en scène d'Almodovar, qui a filmé et avec quel brio son actrice vêtue d'une combinaison moulante couleur chair et qui l'a filmée comme une Olympia ou comme une Vénus du Titien, ne saurait perdurer au-delà de la terrible révélation de l'identité enfouie dans ce corps parfait (pour nous en tout cas, le professeur Ledgard parvenant quant à lui à aimer une image et à lui faire l'amour quitte à tendre pour cela vers une étrange homosexualité déguisée).




La fin du film achève d'accomplir ce prodige de persuasion quand Vicente, après s'être débarrassé de Robert, rentre chez lui, dans la boutique de vêtements de sa mère dont la vitrine est décorée d'un paravent orné de minuscules petites maisons noires et blanches entassées les unes sur les autres, comme les lignes de mots superposés évoquant son for intérieur, sa maison mentale, que Vicente avait dessinés sur les murs de sa cellule. Le jeu d'Elena Anaya n'est pas pour rien dans la beauté de cette séquence finale d'une admirable sobriété, où Vera annonce à sa mère qu'elle est Vicente, ce dont nous sommes nous-mêmes absolument convaincus, et où l'on sent bien que la mère l'avait deviné, comme si une fois de plus le corps n'entrait pour rien dans la reconnaissance identitaire, même si son altération, pour ne pas dire son abolition, paraît difficilement surmontable. A la première vision, on peut avoir peur pour le film, qui marche sur un fil et fait montre d'une audace risquée, peur qu'il ne s'embarque dans un grand n'importe quoi, peur d'une certaine outrance, peur d'un ventre mou aussi qui, comme les autres peurs, se dissipe complètement dès la deuxième vision, quand on sait où nous mène le cinéaste avec confiance et tranquillité. Son film, qui n'est jamais répugnant malgré un scénario qui s'y prêtait, parvient à faire passer un profond malaise, d'ordre intellectuel aussi bien que sensoriel, sans rien montrer d’écœurant, quand bien même les corps sont si présents. Almodovar a su réaliser une quasi-reprise parfaitement originale de l’œuvre de Franju, un film à la fois intemporel et qui interroge directement certaines des plus grandes préoccupations de notre époque, une œuvre enfin qui aborde de nombreux thèmes, adopte de nombreux tons, soulève de nombreuses questions et fait tout cela avec le même talent.


La Piel que Habito de Pedro Almodovar avec Antonio Banderas, Elena Anaya, Blanca Suarez, Jan Cornet, Marisa Paredes et Roberto Alamo (2011)

16 commentaires:

  1. Très très beau texte Rémi, auquel je souscris tout à fait. Je serais juste beaucoup moins sévère que toi sur beaucoup des précédents films d'Almodovar (notamment Étreintes brisées que j'aime beaucoup).

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    1. C'est vrai que je ne suis pas toujours très client des films précédents d'Almodovar. J'ai ceci dit beaucoup aimé Volver (qui sert de fronton à ce blog depuis quatre ans). Mais j'ai été très déçu par Étreintes Brisée, qui partait très bien pour finir en eau de boudin. Je lui redonnerai une chance quand même, je pense que c'est le genre de film qui en a besoin, comme souvent avec Almodovar d'ailleurs (j'ai encore plus apprécié La Piel que habito la seconde fois, même si pour le coup je l'avais adoré dès le départ).

      Apparemment le prochain film de Pedro, prévu pour 2013 et intitulé "Los Amantes pasajeros", réunira Pénélopé Cruz et Antonio Banderas. Si l'une et l'autre sont au niveau donné dans Volver (encore que Pénélopé était aussi très bien dans Étreintes brisées) et La Piel que Habito, et si Almodovar est toujours inspiré, ça promet.

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  2. J'étais bien moins conquise pour ma part : j'avais été charmée par le mélange des genres, plutôt convaincue et embarquée par la narration baroque (et sa sublime mise en scène), mais très vite agacée par l'espèce de gros gloubi-boulga freudien (déjà que je ne tiens pas le bonhomme en très haute estime).

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    1. Pourtant c'est beaucoup plus digeste que dans la plupart des autres films d'Almodovar non ? En tout cas je veux bien croire que ça puisse rebuter puisque ça a tendance à me rebuter moi-même sur d'autres films.

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    2. C'est tout à fait possible mais je me suis rendue compte que j'avais oublié presque tous ses films, il faudrait que j'explore à nouveau sa filmo pour me rendre compte (il me semble pas les avoir détestés, bien au contraire, je sais que j'ai toujours trouvé une certaine beauté à ses personnages).

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  3. Super texte! Tu parles très bien de ce film que j'avais adoré et me donnes envie de le rerevoir!

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  4. Fameux texte amoureux ! J'avais adoré ce film, moi aussi, malgré mon inimitié habituelle pour Almodovar. Un chef d'oeuvre.

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    1. Beaucoup de gens se sont réconciliés avec Almodovar à l'occasion (et le temps) de ce film. J'espère que le prochain sera sur la même lancée, ou sur une autre mais tout aussi excitante.

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  5. Almodovar fait parti de ces cinéastes dont plus je vois les films, moins je les aime. Celui-ci, malgré l'idée géniale du scénario et la bombasse absolue au casting, confine souvent au ridicule esthétisant le plus achevé. Ca s'améliore dans la seconde partie, et on voit l'ébauche du film qu'il aurait pu être. Mais Banderas a le charisme d'un bout de bois flotté, il a trouvé une expression pour le rôle, il ne la lâche pas. En fait depuis Volver, chaque film de ALmodovar que je vois est une déconvenue, au point que je n'ai même plus envie de me déplacer. J'ai l'impression qu'il a trop écouté les critiques qui lui ont répété pendant des années qu'il était un immense cinéaste, il l'a cru et depuis il se prend pour un autre. Je préfèrais l'Almodovar déjanté et foutraque de la Movida, il se prend beaucoup trop au sérieux, lui et sa mise en scène surtout, qui fleurte de plus en plus avec le publicitaire et le chic. La seconde moitié du film le sauve du désastre (du genre Etreinte Brisée, une horreur), mais enfin quand même, c'est globalement raté (et très emmerdant).

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    1. Dieu sait qu'il y en a des films à l'esthétique "publicitaire" qui sortent ces temps-ci, mais La Piel que habito n'en fait pas une seconde partie.

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    2. Ce n'est peut-être pas le bon mot. Non, ce n'est pas le bon mot, je le retire.
      Mais une esthétisation auto-satisfaite qui perso m'insuporte de plus en plus. (je me demande d'ailleurs ce que je penserai des films de Wong Kar Wai aujourd'hui, ça fait très longtemps que je n'ai plus revu certains de ses films que j'ai adoré, et j'ai l'impression de m'être un peu éloigné de ça... Mais faut-il risquer de décevoir ses émotions passées ?)

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    3. Je me poserais volontiers les mêmes questions sur Wong Kar Wai. J'avais bien aimé In the mood for love et même davantage 2046, à l'époque de leurs sorties, quant à les revoir aujourd'hui... C'est à faire en tout cas.

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  6. Réponses
    1. Cette année-là c'était Tree of Life...

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  7. Bonjour,
    Il y a une petite erreur : la femme de "Banderas" n'est pas morte brûlée dans l'accident, mais s'est suicidée quelques mois plus tard, quand elle a vu son visage brûlé dans la vitre.
    Voilà, sinon, je viens de regarder le film (en retard, par rapport à sa sortie :) et c'était moins horrifique que j'avais pu m'imaginer, mais bien "loco" et pervers. J'ai aimé, détesté à la fois, ça m'a dérangée et en même temps transportée, du pur cinéma donc !

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