Pages

29 juillet 2015

Tabou

Quitte à passer pour un chien galeux, je dois l'avouer, je n'ai pas aimé Tabou de Miguel Gomes. J'ai pourtant vu ce film dans les conditions idéales, sur grand écran. C'était un film Jean Mineur, 0, 0, 0, 0, 8. Un film né sous une bonne étoile, d'après Arte. Je ne comprends pas ce qui s'est passé. Que ceux qui placent le film de Miguel Gomes au sommet des sommets (et qui prononcent son nom correctement, c'est-à-dire Miguéou Gomsh), me pardonnent. Je fus le premier déçu. D'autant plus qu'à la sortie du film, après m'en être laissé conter monts et merveilles, j'espérais l'éblouissement promis. Mais je ne suis ressorti de la projection de ce chef-d’œuvre unanimement annoncé que très circonspect, et noyé d'ennui. Je vais tâcher de m'en expliquer en abordant les trois étapes du film, qui se découpe en deux grandes parties plus un prologue, prologue si supérieur à la suite que les beaux plans qui le composent ont pratiquement suffi à illustrer la grande majorité des critiques que l'on a pu croiser à l'époque.


Adieu beau prologue...

Le prologue donc contient en effet de belles choses, à commencer par le premier plan du film, avec cet homme en tenue coloniale planté au milieu de la jungle et de la caravane de ses sujets. Les plans qui suivent ne sont pas en reste : le même personnage debout devant une rivière et se retournant vers ses suivants, ou découvrant le fantôme de sa défunte lors d'une pause dans sa marche mélancolique, puis dévoré par un alligator et transformé en crocodile heureux, heureux de côtoyer sa femme retrouvée. Les images de ce conte africain sont belles et (quoique loin en l'espèce de la charge mystérieuse des premiers plans d'Oncle Boonmee sur une jungle endormie) elles composent par le montage une durée singulière plutôt fascinante. Le récit que fait ce prologue, portrait d'un homme éperdu d'amour, désespéré au cœur d'une forêt, prêt à se laisser avaler par une créature terrible pour rejoindre sa femme au pays des monstres et des esprits, est du reste pour le moins prenant. Plus captivant d'ailleurs que réellement percutant. Contrairement par exemple au prologue de La Folie Almayer de Chantal Akerman, également sorti en 2012, ou à l'ouverture du film de Weerasethakul, encore elle, avec son buffle libéré dans la jungle nocturne (que Miguel Gomes a dû admirer comme il a dû apprécié les Bad Lieutenant et autres Dans la grotte des rêves perdus de Werner Herzog, avec leur motif commun, ce leitmotiv reptilien en général et crocodilesque en particulier).


Ma douce et moi-même avant d'aller voir Tabou.

Il faut reconnaître le charme réel qui se dégage de ce prologue. Le vrai problème du film vient en fait immédiatement après et prend la forme de toute la première partie, intitulée "Paradis perdu". Durant près d'une heure Miguel Gomes filme deux voisines. Pilar, une dame d'un certain âge, vivant seule, vaguement courtisée par un ami, éprise de religion et vouée aux bonnes causes. Et Aurora, une vieille femme de caractère, en fin de vie, perdant la tête, souvent accompagnée de Santa, sa femme de ménage cap-verdienne. Dès que cette longue partie commence, tandis que la plus âgée des deux voisines raconte ses rêves soporifiques, dix bonnes minutes durant, sur la terrasse tournante d'un restaurant de casino, l'ennui s'installe en profondeur. Après un prologue à la beauté potentiellement hypnotique, Miguel Gomes rompt le charme et nous endort pour de bon (la récurrente voix-off placide et monocorde, assez proche de celle qui irrigue le très long et très beau Val Abraham de Manoel de Oliveira, n'aidant pas). On se surprend à porter aussi peu d'intérêt à des personnages, à leurs histoires et, il faut bien le dire, à la façon dont ils sont filmés. Cette heure de film, interminable, assommante, soumet à notre attention défaillante des vieilles femmes seules et tristes qui s'ennuient, mais Gomes, faute de transcender ce sujet, nous laisse seuls, tristes et bien ennuyés nous aussi, à moins de trouver le moyen de se passionner pour des personnages sans vie et pour une mise en scène au noir et blanc sentencieux toute en plans-séquences raides qui ne leur en insuffle guère elle-même. Le cinéaste portugais aurait voulu dénoncer le monde sans fiction dans lequel nous vivons, idée qui peut légitimement paraitre non seulement totalement fausse mais qui requiert selon Miguel Gomes une heure de fiction sans grand intérêt pour s'imprimer dans les consciences les moins assoupies.


Ma meuf et oim, pendant la projo.

La deuxième partie de Tabou, "Paradis", consiste en un long flash-back racontant la jeunesse d'Aurora et son aventure adultérine en Afrique. A la jonction des deux grands chapitres du film, l'ex-amant de la défunte Aurora, le bien-nommé Ventura (dont les pâles aventures en Afrique font regretter celles de son homonyme Ace), rencontre Pilar et Santa lors de l'enterrement de sa maîtresse d'autrefois et décide de leur raconter son aventure amoureuse africaine avec la disparue dans une galerie marchande décorée en jungle de plastique. Cette deuxième partie tant attendue est fort heureusement meilleure que la première et se veut beaucoup plus intrigante (la plupart des admirateurs de l’œuvre s'y entendent), tant sur le fond que dans la forme. D'abord parce que certains jeux de correspondance se mettent en place, via les singes, les crocodiles ou encore cet écho très net entre la première et la deuxième partie quand, à la scène où Pilar se rend au cinéma avec son vieux courtisan fatigué et pleure en entendant une chanson (Be my baby des Ronettes), répond cette séquence où la jeune Aurora de la deuxième partie du film écoute la même chanson de variété à la radio, en pleurant elle aussi (car c'est Ventura, son amant musicien, qui l'enregistre dans un studio au même moment). De sorte qu'il semble rétrospectivement que Pilar, dans la première partie, regardait le film romantique volontairement cliché des amours secrètes d'Aurora, qui constitue la deuxième partie, avant même de s'entendre narrer cette histoire par Ventura. Et puis le travail sur le noir et blanc, et surtout celui sur le son, ont enfin de quoi nous réveiller et nous sortir de notre grande torpeur.


Retour du cinoche. Grosse ambiance.

Considérant avec intuition ce fait vrai que la mémoire n'est pas aussi scrupuleuse qu'un enregistrement cinématographique, et que des souvenirs lointains mais précis ne nous reviennent que de vagues sonorités, quelques bruits d'ambiance, à défaut des paroles perdues prononcées par les êtres chers, dont nous oublions parfois jusqu'à la voix après en avoir été séparés trop longtemps, Gomes a la grande idée (aucune ironie ici) d'effacer les voix de ses acteurs au montage tout en restituant aux images leurs autres sons dans un film désormais à la fois muet et, plus que sonore, bruitiste. L'idée est aussi singulière que remarquable et l'effet poétique fonctionne à plein. Le seul problème, c'est qu'étendue sur une longue heure cette idée finit par s'essouffler, surtout que le cinéaste ne nous offre pas grand chose d'autre à admirer, sinon, entre autres jolis moments, une scène d'amour physique qui doit plus à la cinégénie du corps de son actrice et à ce vague plan final sur son giron fécond caressé par la main de l'amant illégitime qu'à l'émotion qu'elle recèle. Une raison à cela : si le récit de la jeunesse d'Aurora est ô combien plus passionnant que le portrait de sa vieillesse, il n'en demeure pas moins que Gomes nous raconte, et sciemment (d'où l'écho entre les deux parties via le morceau de musique guimauve diffusé à la radio et servant de bande originale à un probable mélodrame pour mamies portugaises diffusé sur grand écran), une bête histoire d'adultère entre deux blancs colons. On admire un Sur la route de Madison portugais, meilleur que l'original certes, parce que tout à fait conscient de ce qu'il est, en sa qualité de pure réflexion post-moderne (Gomes nomme entre autres le crocodile d'Aurora "Dandy", pour jouer avec la référence à Crocodile Dundee...), mais pas beaucoup plus stimulant pour autant. Difficile par conséquent, en tout cas me concernant, d'être touché par cette histoire, et de fait par le film dans son entier.


Quand on rentre à la casbah, comme d'hab, on bouffe un macdalle en causant du film.

Miguel Gomes a lui-même expliqué qu'il a voulu ouvrir son film sur une légende (le fameux prologue), un conte sentimental aux airs de cinéma primitif, pour ensuite s'en éloigner assez nettement dans sa première partie et y revenir petit à petit afin de simuler sur la durée d'un seul long métrage le parcours difficile de refictionnalisation qui marque tout l'art contemporain. D'une partie à l'autre, il souhaitait revenir vers cette croyance initiale, ce cinéma des premiers temps, cette histoire au goût d'absolu, ce romanesque ancestral. On pouvait espérer qu'il y revienne non seulement plus vite mais qu'il y revienne vraiment. Car si la seconde partie s'en rapproche, on est loin encore de l'émotion du prologue ou de sa capacité à nous émerveiller. Cette déclaration du cinéaste dénote peut-être d'ailleurs une volonté trop affirmée de se plier à des schémas structurels prédéfinis et de s'y conforter, au prix semble-t-il d'un déséquilibre flagrant et dommageable pour le film. Y compris dans la seconde partie du film, formellement surprenante quoique finalement insuffisante, mais surtout en grande carence de contenu, puisque sous prétexte de retourner vers le romanesque Miguel Gomes choisit le plus premier degré qui soit et, en vérité, le plus niais, celui de Dirty Dancing (la comparaison est osée, suggérée uniquement par la chanson des Ronettes qui servait de bande originale à la comédie musicale menée par Patrick Swayze) et de Out of Africa (que Gomes cite lui-même en entretien). En réduisant le romanesque et la fiction au gros mélodrame à lourds sabots sans parvenir à sublimer ce type de sujet (comme beaucoup l'ont fait) par une forme qui serait plus sidérante que celle pour laquelle il a opté, le cinéaste pénalise lui-même son œuvre et sa portée. Gomes est semble-t-il plus doué pour créer une imagerie originale où le poétique prime sur le théorique, que pour mettre en scène de strictes idées théoriques sur le cinéma, ou d'ailleurs sur l'art de façon plus générale, aussi justes soient-elles. Prenons deux exemples, l'un dans la première partie, l'autre dans la deuxième.


Quand Félix m'a demandé si j'avais aimé.

Commençons par la séquence, déjà évoquée, où la vieille Aurora raconte ses rêves devant un décor flou et tournant, un arrière-plan d'images en mouvement qui s'accordent à la portée onirique de son propos. Qu'avons-nous là à admirer sinon une pure idée (qui tourne en rond) étalée elle aussi sur de trop longues minutes, et qui s'arrête au stade du papier sans provoquer la plus petite émotion ? La mise en scène et le discours qu'elle relaie sont potentiellement intéressants mais en réalité terriblement maigres, et perdent le peu de leurs qualités une fois tartinés sur la longueur. Pour aller vers la deuxième partie, puisqu'elle est plus réussie, citons Gomes lui-même, qui dans son entretien avec les Cahiers du Cinéma, à l'époque de la sortie du film, évoquait cette séquence où Aurora et Ventura, fous amoureux, courent dans la jungle puis s'arrêtent net et regardent la caméra. Le cinéaste explique avoir tourné cette scène pour dénoncer la perte de latitude du champ romanesque, pour démontrer que ce dernier ne va pas de soi aujourd'hui, qu'il dépend de la bonne volonté du spectateur et d'un pacte de confiance tacite signé avec lui. D'où la course romantique des amoureux brusquement stoppés dans leur élan, comme pour demander au spectateur le droit de poursuivre et s'assurer que ce type de scène peut encore fonctionner. La scène ne donne pratiquement rien sur le plan émotionnel, peut-être parce que le cinéaste rompt lui-même la ritournelle du cinéma classique, comme Godard le faisait il y a cinquante ans, plus qu'il ne nous demande notre accord pour la continuer. Gomes a qui plus est un tout petit wagon de retard en posant la question de cette façon quand Weerasethakul, Kiarostami, De Oliveira, Herzog ou Carax l'ont mieux posée et y ont répondu juste avant lui. Oui le romanesque est encore possible, oui la fiction fonctionnera toujours, sauf peut-être à la réduire, ne serait-ce qu'en termes narratifs, et sans prendre vraiment le dessus sur cette faiblesse en termes esthétiques, à ce qu'elle a fait de pire, au chromo hollywoodien le plus mièvre qui soit, à Out of Africa, fiction qui peut-être un jour finira bel et bien par ne plus aller de soi.


Et Gomes nous demande la permission de continuer...

Que le "Paradis" soit si plat n'est pas un problème en soi, à condition que le réalisateur pousse la forme d'un cran encore et nous rende cette amourette indispensable, au lieu de quoi il accouche d'un film d'ennui que la joliesse ponctuelle de sa mise en scène et sa belle idée sonore - la seule qu'on retiendra vraiment dans tout ça, qu'un court ou moyen métrage aurait suffi à honorer, faute de véritables prolongements ou rebondissements formels - ne peuvent sauver. Il est en fin de compte très difficile de parler d'une œuvre pareille, très noble en maints aspects, portée par de bonnes idées, dont certaines scènes sont effectivement très belles, et dont l'auteur et ses intentions sont absolument respectables, bien qu'il soit peut-être, à mes yeux, passé à côté d'une réussite totale. A moins que je ne sois totalement passé à côté de sa réussite, ce qui n'est pas exclu. Je ne nie pas un style singulier et un talent certain, mais le film reste malheureusement incroyablement ennuyeux et ne m'aura touché à aucun instant, encore moins si je repense, et Gomes m'y pousse, à d'autres films aussi ambitieux que le sien sortis ces dernières années, dont il s'est peut-être nourri à l'excès (jusque dans son goût, qui ne se limite pas à ce film, pour les structures coupées en deux, qui débarque après Lynch et son Mulholland Drive ou Weraseethakul et son Tropical Malady, entre bien d'autres), et qui le surpassent de beaucoup. Le propos de Tabou pourrait être passionnant mais sa mise en cinéma le rend aussi pesant que distant, et donne au final un sentiment de gâchis.


Tabou de Miguel Gomes avec Ana Moreira, Carloto Cotta, Teresa Madruga, Laura Soveral et Isabel Cardoso (2012) 

24 juillet 2015

Hardcore

Sorti en 1979, Hardcore est le second long-métrage que réalisa Paul Schrader, alors auréolé du succès de ses scénarios portés à l'écran par Martin Scorsese (Taxi Driver), Sydney Pollack (Yakuza) et Brian de Palma (Obsession), et déjà auteur de très bons débuts derrière la caméra avec Blue Collar. Hardcore n'est pas un chef d’œuvre sous-estimé, comme le cinéma américain des années 70 en recèle en nombre, que je vous inciterai à redécouvrir absolument. Non, c'est simplement un bon film, tout à fait digne d'intérêt, qui se regarde sans déplaisir. Et surtout, surtout, Hardcore est le film d'un acteur, George C. Scott, au zénith de son talent. Pour les admirateurs de la star, c'est un immanquable et, si vous nous suivez assidument, vous aurez compris que j'en suis un ! Je suis un fan hardcore de cet acteur au charisme si imposant, bien connu du grand public pour ses performances inoubliables dans Docteur Folamour ou Patton, qui compte également bien d'autres faits d'armes notables à son compteur. Plus largement, Hardcore est à recommander à tous ceux qui aiment les œuvres portées à bout de bras par d'immenses comédiens au sommet de leur forme.




Hardcore nous propose d'assister à la descente aux enfers d'un homme d'une soixantaine d'années, parti à la recherche de sa fille disparue, dont il retrouve la trace dans les bas-fonds de Los Angeles et, plus exactement, dans le monde du porno... L'acteur vedette incarne bien entendu ce vieux papa fatigué, totalement déconnecté de certaines réalités et perdu dans un monde dont il ne soupçonnait même pas l'existence. Homme d'affaire prospère et très puritain, vivant seul dans une petite bourgade paumée du Michigan, vraisemblablement veuf, cet homme se retrouve en effet plongé dans un univers poisseux qui ébranlera toutes ses croyances et ses convictions. Le regard hagard, les cheveux fous, la mine patibulaire et une chemise hawaïenne sur le dos, George C. Scott arpente les rues de L.A., de nuit comme de jour, mais surtout de nuit, tel un chien errant, totalement déboussolé, et animé d'une rage intérieure grandissante, de plus en plus incontrôlable. Le spectacle offert par l'acteur, parfaitement capté par Schrader, est tout à fait saisissant. Au fond du trou, son personnage choisira même de se faire passer pour un réalisateur de films porno, organisant à la va-vite un casting pour mieux remonter jusqu'à sa fille en interrogeant les différents acteurs qui se présentent à lui.




De ce film, qui vaut donc surtout pour la prestation encore une fois géniale de George C. Scott, je retiendrai surtout deux ou trois scènes, en plus de celle du casting évoquée précédemment. Il y a d'abord celle que je considère comme la scène-clé du film, où George C. Scott découvre ce qu'il est advenu de sa fille. Sans le prévenir ni lui donner plus d'indice, le détective miteux qu'il a engagé (un personnage par ailleurs assez délicieux incarné par le génial Peter Boyle) l'installe dans une petite salle de cinéma lugubre et lui projette le film porno dans lequel, entourée de deux gaillards bien charpentés, apparaît sa fille disparue. Dans cette scène très difficile, d'autant plus qu'elle s'étale étrangement en longueur, peut-être pour mieux nous faire ressentir toute la détresse de son personnage, George C. Scott s'en tire véritablement à merveille. A deux doigts d'en faire trop, sur la corde raide, il est tout simplement parfait. Cette scène devrait être montrée comme exemple dans toutes les bonnes écoles de formation d'acteurs !




Plus tard dans le film, George C. Scott forme un duo assez étonnant avec une jeune prostituée, actrice porno à ses heures perdues, campée par Season Hubley. Paumée elle aussi, elle tentera néanmoins de guider un peu notre homme dans ses investigations. Les interactions entre ces deux personnages que tout oppose donnera lieu à quelques dialogues assez savoureux. Parmi ceux-ci, je me souviens tout particulièrement de celui où les deux personnages échangent sur leur rapport à l'acte sexuel, en dévoilant tour à tour leurs positions là encore diamétralement opposées mais qui finiront par se rejoindre puisque la jeune femme conclura la conversation en disant, grosso modo, "Toi tu t'en fous parce que tu ne le pratiques pas, moi je m'en fous parce que je me fous de la personne avec qui je le fais". Autre scène, autre facette, plus discrète, du talent de ma regrettée idole : quand George C. Scott, démoli par la disparition de sa fille, lance un terrible regard noir à l'un de ses amis lui conseillant simplement de se relaxer, de respirer un bon coup et de laisser pisser. Une de perdue, dix de retrouvées, lui fait-il quasiment comprendre. George C. Scott se tourne alors vers lui en disant seulement "Could you ? Could you ?!", le tout accompagné d'un regard revolver à vous glacer le sang...




Hardcore est donc un film très plaisant pour tous les georgecéscottophiles dont je fais partie. Quand on voit la performance de la star, à aucun moment on peut se dire que les relations entre lui et son metteur en scène devaient être mauvaises. Et pourtant, c'était bel et bien le cas ! Durant le tournage, les rapports entre Paul Schrader et George C. Scott étaient si explosifs que la star aurait supplié son réalisateur de ne plus jamais faire de film ! Un accord que Paul Schrader s'engagea à respecter pour mieux apaiser l'ambiance sur le plateau mais qu'il contredit très vite en tournant un an plus tard American Gigolo. George C. Scott était à coup sûr un grand professionnel avant d'être un surdoué de l'acting... Un homme de devoir, un vrai pro au caractère impossible !


Hardcore de Paul Schrader avec George C. Scott, Season Hubley et Peter Boyle (1979)

22 juillet 2015

Dying of the Light

Totalement ignorant de la carrière de Paul Schrader, j’ai décidé de me la faire à l’envers. J’ai donc découvert le cinéaste à travers son dernier film en date, Dying of the light, La Sentinelle en France, titre qui n’a d'ailleurs aucun sens (l'original étant déjà le résultat de l'assemblage hasardeux de quelques mots relevés lors d'une partie endiablée de Scrabble, le jeu de plateau, et Schrader se vante d'avoir lui-même posé "of" et "the", mots comptent simple). Le film est sorti directement en dvd le 15 juillet dernier, malgré un pitch très d’actualité (le film s’inscrit dans le bain des purges sur la guerre d'Irak ou contre le terrorisme, paumé entre Dans la vallée d’Elah, Grace is Gone, The Messenger, Démineurs, American Sniper et tant d’autres daubes) et surtout malgré la présence au casting, dans le premier rôle évidemment, de Nicolas Cage. L’explication ? Il faut bien avouer que Dying of the light est une authentique chierie. Schrader s’est plaint de ne pas avoir pu bénéficier du final cut. Mais quand on constate la nullité assourdissante de chaque scène, de chaque ligne du script, de chaque instant de son film, on peut comprendre que les producteurs (parmi les exécutifs se trouvait Nicholas Winding Refn, qui décidément aura fait du mal au cinoche) aient retiré les bobines faisandées des panards de Schrader à la sortie de la projection des rushs pour tenter de sauver les meubles. Mais c’était peine perdue tant le film n’est ni fait, ni à faire, ni à avoir été à faire !



Très tôt dans le film, on sait que Nic Cage va s'imposer et que le scénario ne pèsera pas lourd.

Tout, dans Dying of the light, fait intensément pitié. A commencer par l’écriture. Qu'est-il arrivé à Schrader, l'auteur du script de Taxi Driver ? Le scénariste-cinéaste est apparu récemment sur I-télé au volant d'un yellow cab perdu en plein paname, tout rouge de colère contre Uber, nous révélant ses positions sur la question en même temps que sa triple carrière de scénariste-cinéaste-taxi. Cette vie trop chargée est-elle la cause d'un scénario si bidon ? Le film raconte l’histoire d’Evan Lake (Nicolas Cage), un agent de la CIA qui fut capturé et torturé, il y a 22 ans de cela, par un terroriste, Muhammad Banir, dont plus personne n’a entendu parler depuis l'extraction de Lake mais dont lui, Evan Lake, entend bien se venger. Désormais condamné à des tâches administratives et souffrant, suite à de longues séances de torture à base de coups de latte, d’un traumatisme du lobe frontal dont les symptômes sont de périodiques accès de démence et une perte progressive de la mémoire, Lake apprend enfin grâce à son jeune collègue de boulot, Milton « Milt » Schultz (Anton « Ant » Yelchin), qu’un type, en Afrique, se fait livrer un médicament soignant la thalassemie (obsédé par l'émission de George Pernoud, le malade ne parvient plus à décrocher de Planète+ Thalassa, la chaîne télé dérivée de l'émission phare de France 3). Le sang ne fait qu'un tour dans le cerveau pourtant à moitié obstrué de notre agent de la CIA multi-médaillé : c’est forcément Muhammad Banir qui se fait livrer ce traitement, car son père était déjà fan du magazine de découverte titulaire d'une des plus grandes longévités du paysage audiovisuel français. 


Schrader veut nous faire croire que cette scène se passe à Bucarest. J'ai tout de suite reconnu le Carrouf de Port-de-Bouc, sur la nationale Fos Martigues. J'y ai passé des plombes.

Notre vétéran décide alors, contre l’avis de ses supérieurs, qui le congédient aussitôt, de remonter la piste de ces médicaments avec l’aide de son acolyte prépubère, et d’avoir sa vengeance. Pourquoi pas. Sauf que tout cela semble avoir été écrit par un type qui n’a jamais vu le moindre film sur la CIA. Outre que toute cette histoire de traitement médical à distance et de thalassothérapie est d’un chiant à tout rompre, les scènes de filature et d’action sont autant de sketches parodiques qui s’ignorent, et ça va de nos deux supers agents secrets qui, en planque pour traquer l’ennemi, se tiennent assis, côte à côte, face au suspect, le fixant du regard sans broncher, la tête dévissée vers lui, à une dizaine de mètres de distance, sur une place peu fréquentée, à cette scène formidable où Milt, le jeune collègue d’Evan Lake, poursuit à travers la foule un probable sbire de Muhammad Banir et, l’ayant plaqué au sol et immobilisé, choisit tout à coup de l’égorger et de jeter son corps derrière une poubelle, au lieu de l’interroger pour s’assurer que le récipiendaire de l’acheminement de médocs que lui et son vieux pote revanchard pistent depuis des jours est bien le jihadiste Banir…




Deux agents spéciaux ultra qualifiés de la CIA en planque, ça donne ça.

Le film doit compter un goof par minute à peu près. Et ce n’est pas son seul problème. Il y a aussi tous ces couacs, moins graves dans la mécanique scénaristique, mais qui foutent mal au bide quand même. Par exemple dans la scène où Evan Lake ressort de chez Banir et ère dans les rues de Mombasa. Aussitôt, débarque dans son dos son pote Milt, qui semble l’avoir retrouvé en un coup de volant, et il déboule, tenez-vous bien, au volant d’une Twingo (?) rose hallucinante. La bagnole est presque en 3D tant elle n’a rien à foutre là et nous saute aux yeux sans crier gare. Elle mérite d’avoir sa plaque d’immatriculation au générique, troisième rôle du film avant Catherine Jacob (qu'on avait aimée en maman nympho dans Neuf mois de Pat' Braoudé), qui joue l’ex-maîtresse de Lake. Voire devant le fameux « Milt », aka Anton Yelchin (Pavel Chekov dans les reboots de Star Trek, Schtroumpf maladroit dans Les Schtroumpfs et Schtroumpf déjà chauve à 11 ans et demi dans Les Schtroumpfs 2), qui, durant tout le film, prend une voix grave et éraillée de narrateur de bande-annonce à se chialer dessus pour essayer de faire oublier au spectateur qu’il a le physique d’un enfant chez qui le cancer du côlon menace faute d'une alimentation suffisamment riche en calcium, et qu’il ne correspond en rien à son rôle de brillant agent de la CIA. 



UVU 3356 avait sa place dans le générique, assez haut.

Il n’y a bien que Nicolas Cage pour, une fois de plus, tirer son épingle du jeu dans une des innombrables et gigantesques daubes qui jalonnent son incroyable filmographie. Avec ses cheveux teints en gris, son oreille déchirée et son air mi-enragé mi-commotionné, l’acteur a ses petites fulgurances. Bien trop rares pour sauver le film, mais tout de même ! Il croit briller dans ces passages obligés où il pousse une gueulante contre ses supérieurs, les dents serrées et le nez tordu dans tous les sens, mais il est en réalité beaucoup plus génial quand son personnage sort d’une crise cérébrale, notamment quand son side-kick l’interpelle alors qu’il comatait à la table d’un pub, ou quand le même Milt le retrouve assis sur un banc de Bucarest, une chapka sur la tête, en train de buller la bouche ouverte : quand il revient à lui, Cage tripote lentement le tissu de la veste de son pote, sans rien dire, fin de la scène. On obtient l’explication de ce geste bien plus tard, quand il explique soudain à son ami : « Tu sais l’autre jour, quand je tripotais ta veste, c’était de la laine et j’avais la sensation de la fourrure : je suis dans la merde ». Il n’y a bien que Nic Cage qui mérite vaguement notre attention dans ce foutoir.





 Nicolas Cage en grande forme. L'acteur, adepte de la méthode Stanislavski, a demandé à sa femme de lui tabasser le lobe frontal à coups de planche pour être à fond dans le rôle. A un moment donné, ça paye.

On sent sa patte un peu partout, comme dans la scène où, pour prouver à Milt qu'il est encore un homme de terrain, il lui demande de poser un dictionnaire (de 150 pages env. seulement, faut pas déconner) sur sa main tendue à l'horizontale, fier comme Artaban de tenir le coup pendant cinq secondes. Ou bien dans cette autre scène où il reçoit son associé chez lui et lui sert du saké comme si c'était une évidence, avant d'expliquer à son jeune apprenti que, je cite et traduis de mémoire : les croyants comme Banir, ça ne tombe pas mort comme ça, il faut leur arracher le cœur ! L'autre répond un truc très con aussi, du genre : « Avoue que tu penses à tout ça depuis un bail... », et là, Cage, en pleine bourre, lâche les chiens : « Juste once a day » « every day ? » « all day long », et les deux cons partent d'un rire tonitruant, gueules et mirettes dilatées au maximum, que seul le retentissement de la sonnette interrompra. C’est à Cage qu’ils auraient dû confier le final cut. On dirait bien que c’était le seul type encore capable d’une ou deux étincelles dans toute l’équipe. Quoi qu'il en soit, j’aurais dû m’encastrer dans la filmo Schrader par la porte d’entrée au lieu de passer par la fenêtre du grenier, les combles de la baraque chlinguent de ouf et la visite aura tourné court…


Dying of the Light (La Sentinelle) de Paul Schrader avec Nicolas Cage, Anton Yelchin et Irène Jacob (2015)

19 juillet 2015

The Gambler

Si vous avez encore un peu d'estime pour Mark Wahlberg, grâce à ses rôles dans La Nuit nous appartient ou The Others Guys, si vous conservez encore une once de respect pour celui que personnellement je ne surnommerai plus jamais "Marky Mark", voici encore un film qu'il vaut mieux éviter soigneusement. Il y est ridicule comme rarement et il s'humilie même totalement si on s'amuse à comparer sa prestation avec celle de James Caan dans l'original de 1974. Ce remake est si putride qu'il a d'ailleurs ça de très fort : il parvient à nous faire douter de la qualité de l'original ! C'est pas tous les remakes qui accomplissent ce tour de force. D'ordinaire, on a plutôt le réflexe très simple et naturel de regretter l’œuvre souillée et de nous rappeler sa supériorité écrasante. Ici, l'effet est plus pervers : la nullité du remake contamine le premier film. Devant cette bouillie sans âme, vide de tout, qui roule des mécaniques sur une bande originale aguicheuse (Pulp, Rodriguez, Billy Bragg...), on se dit qu'avec une telle histoire, on ne peut forcément être qu'un film minable... Rupert Wyatt et son style publicitaire imbuvable font du scénario de James Toback un épisode de feuilleton insupportable à la gloire d'une star au charisme en faillite.




Les cours donnés en amphithéâtre à la fac par Mark Wahlberg, se promenant dans les rangs d'étudiants admiratifs, sont d'un grotesque absolu. Nous n'y croyons pas une seule seconde. L'acteur débite machinalement des discours d'une nullité abyssale, il en fait des caisses, sans jamais y croire lui-même. Il n'est pas non plus aidé par un look désastreux. Avec ses costumes sombres et ses cheveux fous, on croirait avoir affaire à une star du rock sur le déclin, un mix piteux entre Mick Jagger et le leader des Strokes. Il est fort moche. Lors de ces scènes de cours magistral, il passe pour un mauvais coach sans inspiration en train de haranguer ses troupes en usant des ficelles les plus débiles. Toujours au ras des pâquerettes. 




On souffre énormément quand le consternant Rupert Wyatt nous montre la relation du prof accro aux jeux avec l'une de ses étudiantes modèles, incarnée par Brie Larson, une jeune actrice blonde qui compte déjà quelques fans virulents et à laquelle j'ai simplement envie d'envoyer une godasse au visage. Il faut voir cette scène atroce où, nageant en plein bonheur parce que son prof vénéré a affirmé devant tout l'amphi qu'elle était la seule à avoir un soupçon de talent pour l'écriture, nous la voyons marcher au ralenti et éviter les passants en enchaînant les expressions d'extase insupportables. C'est le genre de scène qui devrait normalement condamner une actrice pour le restant de sa carrière. J'ai pas vu grand chose de plus laid sur un écran récemment. Non, franchement, passez votre chemin, et intéressez-vous plutôt au film de Karel Reisz, porté par un James Caan à son zénith, que ce misérable remake parvient à salir sournoisement.


The Gambler de Rupert Wyatt avec Mark Wahlberg, Brie Larson et John Goodman (2014)

16 juillet 2015

La Nurse

Au début des années 90, qui ne furent pas pour lui une promenade de santé, William Friedkin tenta de renouer avec le cinéma d’horreur qui lui avait valu son plus grand succès. Mais La Nurse (The Guardian), contrairement à L’Exorciste, eut bien du mal à marquer au fer rouge toute une génération de cinéphiles. Le film raconte l’histoire, très simple, peut-être trop simple, d’un jeune couple qui engage une nounou d’enfer, Camilla (Jenny Seagrove, une simili Michelle Pfeiffer oubliée), pour garder leur petit garçon, sauf que la nounou en question fait un peu trop penser, dans l’attitude, à la Sigourney Weaver en mode Zuul (le cerbère de la porte) de SOS Fantômes (comprendre toute stoïque malgré un regard allumé), pour être honnête. Le prologue, situé trois mois avant l’action principale, gâche un peu la surprise : on y voit un autre couple confiant déjà ses deux gosses à une nourrice (sans doute la même) qui en profite pour enlever le plus petit et le sacrifier à un arbre maléfique dans une sorte de rituel païen au cœur de la forêt voisine. On sait donc d’emblée ce qui va nous être raconté. Une sorte de cousin de Rosemary’s Baby avec des touches d’Evil Dead, quand l’arbre infanticide aide la nourrice, sa servante, en la débarrassant de ses agresseurs à coups de branches dans la tronche, de lianes-boas, et de racines antipersonnelles, dans des scènes bien sanglantes et un tantinet grotesques.




Mais si le film n’avait incontestablement pas de quoi marquer son époque (scénario trop mince, rebondissements trop attendus, acteurs de seconde zone, effets spéciaux guère spéciaux), il a tout de même, et aujourd’hui encore, de quoi marquer les quelques esprits qui le croiseront avec des images fortes, comme dans la scène où le père trouve la nurse en train de laver son fils, en pleine nuit, nue avec lui dans la baignoire, sous les stries de lumière perçant à travers les volets, ou, plus tard, la même nourrice tenant le bébé dans ses bras telle une vierge à l'enfant, allongée sur l’une des branches de son arbre dévoreur de chairs tendres, face au spectacle d'une poignée de loubards trucidés en grande pompe. C’est dans les scènes fantastiques que Friedkin s’en sort mieux et nous intrigue enfin, car tout le reste est très faible (loin d’un film comme Sorcerer, le chef d’œuvre de son auteur, qui ressort actuellement dans les salles et dont les scènes réalistes sont tétanisantes et permettent en bout de course l’avènement de séquences oniriques d’autant plus puissantes qu'elles semblent prolonger tout ce qui les précède et qui ressurgit en puissance, contenu en elles).  





Il est regrettable mais pas totalement étonnant de faire ce constat, car The Guardian est avant tout un conte, qui débute avec la lecture par un enfant d’Hansel et Gretel et se conclut avec l’attaque conjuguée d’une sorcière et d'un arbre sacré. Les premier et dernier plans du film nous posent face au même hibou qui menace le cocon familial de sa seule et tranquille présence. Et quand la nourrice s’occupe pour la première fois de l’enfant, elle dépose dans son berceau une série de peluches à l’effigie d’animaux sauvages qui sont là pour veiller sur lui et préparer son voyage vers le cœur de la forêt. La nurse présente un à un les animaux au nourrisson, et ces bêtes, que la main de la nounou porte vers la caméra et dépose tout autour de l'enfant comme pour le cerner, évoquent celles qui, sur le bord de la rivière, regardaient passer le frère et la sœur orphelins poursuivis par le chasseur de Charles Laughton.


 En haut : La Nuit du chasseur
 En bas : La Nurse

J’ouvre ici une parenthèse à propos de La Nuit du chasseur, dont je vois des réminiscences un peu partout. Je repensais récemment à l'une des premières scènes de La Forêt interdite de Nicholas Ray, où Christopher Plummer parcourt un bras de rivière en barque et observe les animaux sauvages menacés par la chasse et le braconnage, séquence qui rappelle elle aussi la célèbre scène de la fuite des enfants dans le film de Laughton, où ils se laissent porter par le courant dans une barque (la petite fille jouant à bord de l'embarcation avec une peluche...), tandis que chaque plan fixe sur la barque, pris depuis le rivage, met l’accent, au premier plan, sur un animal (toile d’araignée, grenouille, lapins). On pourrait s'attendre à ce que ces apparitions soient autant de menaces, autant du moins que peuvent l’être les animaux de la nuit dans les contes cruels pour enfants, rendus plus inquiétants encore par leur place dans l'image, exacerbée au premier plan, comme autant de témoins aux aguets, d'yeux condamnant ceux qui voudraient disparaître, les deux enfants, à être suivis du regard (le nôtre redoublant celui des bêtes, jusqu'à ce que Laughton nous place carrément au-dessus de la barque, en plongée totale, nous permettant de suivre les fugitifs comme sur une carte, à la trace). Mais au contraire ces bêtes ont une présence rassurante. Postées au bord du rivage, elles bercent par leur succession la barque des enfants qui s'endorment paisiblement, plus en sécurité dans la nature sauvage qu'au contact des humains (prêtre prédateur ou villageois aveugles). Chez Ray, Christopher Plummer, qui navigue en plein jour, sourit à ce déferlement de vie animale qui s’ébat autour de lui, s’éprend de ce milieu naturel qu’il entend préserver, comme il préserve les enfants qui s’évadent dans la nuit, terrifiés par l’homme qui est à leurs trousses.
 

 
 En haut : La Nuit du chasseur
 En bas : La Forêt interdite

Mais le spectacle offert à Plummer par les images Discovery Channel insérées dans le film de Ray donnent à voir l’implacable ordre naturel de la chaîne alimentaire (l’oiseau mange le poisson avant d’être mangé par le crocodile) et préfigurent la terrible confrontation du jeune idéaliste qu’il interprète avec plus gros et plus dangereux que lui, soit l’ersatz de Barberousse (Burl Ives) aux allures de géant qui règne sur les marais et sur une troupe de braconniers malfamés. Si bien qu’on retrouve dans les deux œuvres cette menace du sud sauvage et indomptable, cette peur infantile d’être dévoré par un ogre fascinant. Et dans les deux films le mangeur d’homme finit terrassé par plus petit mais plus teigneux que lui : une petite vieille protectrice chez Laughton, un serpent de marécage chez Ray. Fin de la parenthèse.




  En haut : La Nuit du chasseur
 En bas : La Nurse

La Nurse, même s’il a ses petits moments, et l'évocation de La Nuit du chasseur mentionnée plus haut en est un, où le beau-père monstrueux est remplacé par une nourrice terrifiante et les animaux du soir par des peluches ensorcelées, est tout de même très, très loin de la puissance cinématographique (il faudrait dire "audio-visuelle") et dramatique du film de Laughton. La scène finale en est symptomatique, où Friedkin a la belle idée de transformer sa « gardienne » en femme-arbre, quittant les rives du conte pour tendre vers celles du récit mythologique et faisant de la nourrice une Daphné métamorphosée non en laurier mais en jeune pousse missionnée par son arbre diabolique, transformation non pas vouée à échapper à un dieu mais à capturer une proie en l’honneur de sa divinité sylvaine. Les images de cette femme nue et comme couverte d'écorce, au regard déterminé et aux gestes musclés (qui ne sont pas sans rappeler la figure du T-1000 dans Terminator 2), font partie de celles qui restent en mémoire. Sauf que le montage parallèle dans lequel la nourrice est frappée par procuration tandis que le père de famille, dans la forêt, se croyant dans un remake de Massacre à la tronçonneuse élague gaiement l’arbre malfaisant gorgé de sang, est plus maladroit que convaincant et peine à sauver le tout. Le film confirme en tout cas, en le convoquant sans atteindre sa cheville, y compris dans cet assaut final où la nurse mi-femme mi-arbre court après le nourrisson et sa mère dans les escaliers de la maison, que La Nuit du chasseur est peut-être le plus beau conte filmé de l’histoire du cinéma. Et puisqu'il est question de mythologie dans ce conte horrifique (quasi pléonasme) qu'est La Nurse, j'ouvre une dernière parenthèse pour signaler que Gérard Macé, dans un superbe recueil de poèmes paru cette année aux éditions "Le Bruit du temps" et intitulé Homère au royaume des morts a les yeux ouverts, consacre un texte, sans le citer explicitement, au grand film de Charles Laughton, réservoir d'images fondatrices au même titre que les plus intemporels récits de l'antiquité.


La Nurse de William Friedkin avec Jenny Seagrove, Dwier Brown, Carey Lowell et Natalia Nogulich (1990)

11 juillet 2015

Celeste and Jesse Forever

J'aimais bien Rashida Jones. Pour moi, c'était un hymne au métissage, soit tout l'opposé de Maya Rudolph. Rappelons que son père n'est autre que Quincy Jones, surnommé "Q", le célèbre trompettiste, arrangeur, compositeur et producteur audiovisuel américain qui a su mettre les blacks en vedette : Le Cosby Show, Le Prince de Bel Air, Oh Happy Days. Quant à sa mère, il s'agit d'une actrice blonde platine d'origine irlandaise et russe qui n'a jamais percé, mais qui s'est faite percer. Leur croisement a donc donné deux filles agréables à regarder, parmi lesquelles Rashida Jones, que l'on a tous découverte dans The Office où elle éclipsait presque Jenna Fischer. Bref, on l'aimait bien, mais ça, c'était avant de voir ce film atroce. Celeste and Jesse Forever m'a mis la rage dès son générique d'ouverture. Rashida Jones en est la scénariste, l'actrice principale et la productrice exécutive. Si elle avait su tenir une caméra, elle l'aurait également réalisé.




Rashida Jones joue une working girl trentenaire égoïste, habitant dans une villa de 800m², avec toujours à la main une tasse de café ou un verre de vin rouge. Elle incarne le comble de l'insupportable. Le stéréotype de la gonzesse que l'on veut fracasser (pas de misogynie ni d'appel à battre les femmes ici, ça aurait été un humain mâle avec les mêmes attitudes, il aurait constitué le stéréotype du gonze qui se fait fracasser). Elle est pleine de tics dégueulasses, d'expressions et d'intonations qui rendraient fou même un psychologue spécialisé dans le traitement du syndrome de la Tourette. L'idée du film, l'idée de Rashida Jones, qu'elle mûrit depuis 15 ans en pensant que ça ferait un putain de film, c'est de commencer sa comédie romantique par ce qui est d'ordinaire son dernier acte : la séparation, que l'on sait temporaire, du couple, avant sa réconciliation sur l'oreiller.




Les dix premières minutes du film, nous voyons donc Celeste et Jesse mener une vie idyllique de couple : discussions de tout et de rien, bastons de regards complices, échafaudage de plans sur la comète, échanges de private joke capables de rendre les célibataires endurcis encore plus endurcis... Lors d'une scène de repas au restaurant avec un couple d'amis, le lièvre est levé : ils sont séparés depuis 6 mois mais continuent à traîner ensemble au quotidien, ce qui met mal à l'aise leurs amis, au point de quitter la table brusquement (véridique). Le film débute donc en quelque sorte là où la plupart des "romcoms" ont déjà fait un sacré bout de chemin. Le générique d'ouverture (une série de vignettes pestilentielles de leur vie amoureuse passée) nous a peut-être semblé épargner les trois quarts du film, mais après ces 10 minutes, il reste 1h20 ! Jesse et Celeste, qui s'entendaient comme cul et chemise, Jesse et Celeste, qui avaient l'air d'être faits l'un pour l'autre, s'étaient séparés car Celeste veut que le père de ses enfants gagne au moins 10 kilos de dollars chaque semaine, possède une belle bagnole (minimum 5 places, de préférence un SUV) et ait un compte en banque qui génère des intérêts massifs. On invente rien, voici le portrait du père idéal selon Rashida Jones, diplômée de Harvard.




Pendant tout le film, on voit Rashida Jones "multiplier" les conquêtes pour essayer de faire réagir Jesse, qui de son côté se retrouve rapidement en ménage avec une bombe atomique venue de Hollande. Quand Rashida Jones rencontre un guignol qui est le sosie foiré de Harry Connick Jr., celui-ci se présente à elle comme possesseur d'une automobile, d'un compte courant et d'un fax, et ça marche ! Entre temps, elle rencontre toutes sortes d'individus plus ou moins psychopathes, dont un qui décide de se masturber frénétiquement contre elle dès le premier soir. Cela pourrait donner une scène très excitante (dans nos esprits dérangés par 15 années de permissivité débridée sur internet), cela donne en réalité envie d'éteindre la télé et de changer de hobby en se réfugiant, par exemple, dans la boustifaille. Au fur et à mesure que le film passe, Celeste se rend évidemment compte qu'elle est toujours amoureuse de Jesse et quand elle apprend que ce dernier va avoir un enfant avec une autre femme, elle voit rouge ou, comme dirait son père, "elle voit black".




Le schéma classique de la comédie romantique hollywoodienne est respecté à la lettre, malgré le point de départ a priori transgressif et des acteurs que l'on croyait moins moisis que d'habitude. A la fin du film, nous sommes toutefois pris à revers : Celeste et Jesse ne se remettront jamais ensemble (à moins d'une scène post-générique qu'on a zappée), la morale de l'histoire étant que pour se séparer une bonne fois pour toutes, il faut marquer le coup, et signer au plus vite les papiers du divorce dans un cabinet d'avocats agréés. Il est possible de rester amis, à une condition, et je la rappelle : signer les papiers du divorce fissa. Si on n'est pas mariés, il suffit de signer un papier quelconque. Est-il possible de rester amis après s'être séparés ? Après qu'il se soit séparé pour de mauvaises raisons, est-il possible pour un couple de se reformer ? Est-il possible ? Que sais-je ? Ces questions ne trouveront donc jamais de réponse définitive. La seule chose qui me vient après avoir vu ce film, c'est l'expression "So help me God".




Je m'attendais à un film certes axé sur une histoire d'amour, mais possiblement drôle, puisqu'on y retrouve tout de même Andy Samberg dans le premier rôle masculin. On sait cet homme-là capable de faire rire. Il le prouve depuis des années au Saturday Night Live et il a su concrétiser sur grand écran ce potentiel comique dans des films tels que Hot Rod ou Crazy Dad. Ici, il fait un sort à sa carrière cinématographique. Il creuse un trou sans bruit, il enterre sa carrière, il la recouvre de terre discrètement. Puis fait caca sur le monticule de terre fraîchement retournée, sans s'essuyer. Nous aimons toujours Andy Samberg, car on aime plus durablement quelqu'un qui nous a fait rire qu'une tocarde simplement bien balancée. Nous maintenons notre confiance en Andy Samberg, car il maîtrise le difficile exercice de faire rire les gens de bon cœur tandis que Rashida Jones n'a pour elle que son cul, remplaçable par 10 millions d'autres. Je sais, c'est moche, mais vu la façon dont Rashida Jones représente les femmes dans son film, c'est pas cher payé.




Ce film rappelle inévitablement Friends With Kids de Jennifer Westfeldt, puisque l'on y croise les mêmes problématiques de trentenaires plein aux as, individualistes et, surtout, ultra cons. On y retrouve une même morale puante, un même portrait glaçant d'une certaine société occidentale vue à travers la lorgnette d'un(e) débile mentale dont on a envie de briser chaque os, en commençant par le coccyx. C'est le genre de films qui, s'ils sont vus par quelques djihadistes, peuvent nous faire comprendre pourquoi certains d'entre eux pètent un câble au point de vouloir nous balancer des avions sur le coin de la gueule. Ces "romcoms" font plus de mal à la planète que l'ont fait la colonisation et la décolonisation. Au point même de faire craindre de rencontrer un jour le sentiment amoureux.




Une scène donne particulièrement envie de taper sur tout ce qui bouge. Filmée dans un célèbre "plan américain serré" (celui qui consiste à cadrer le visage juste au-dessus des sourcils et en-dessous des lèvres, à ne pas confondre avec le "gros plan américain" qui englobe le front et le "gros plan américain serré" qui ne cadre que les yeux), Rashida Jones dégueule un discours atroce lors du mariage de deux personnages secondaires tellement peu étoffés qu'on ne savait même pas qu'ils étaient ensemble. Ce plan révèle les séquelles d'une adolescence difficile chez les Jones : une peau burinée par l'acné et le soleil (qui font rarement bon ménage), des dents du fond criblées de plomb, sans vie, des joues creusées par l'anxiété, un nez en piste de ski de bosses, le témoignage impitoyable d'insomnies chroniques sous les yeux, une épilation des sourcils faites "en amateur" (or la seule discipline qui peut avoir de l'intérêt en amateur, c'est le porno) et, enfin, un menton fuyant toute responsabilité. Quant à son discours, c'est une succession de lieux communs où son personnage ramène tout à elle, plus égocentrique et haïssable que jamais. Ce film ne fera pas date.


Celeste and Jesse Forever de Lee Toland Krieger avec Rashida Jones, Andy Samberg, Emma Roberts et Elijah Wood (2013)