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28 décembre 2021

The Card Counter

Son précédent film, le virulent First Reformed, offrait un rôle en or au grand Ethan Hawke et marquait son retour en forme inattendu, à 70 piges passées. Quatre ans plus tard, Paul Schrader récidive : il confirme que son inspiration, de cinéaste et de scénariste, est encore au beau fixe et donne à Oscar Isaac le meilleur rôle de sa carrière. L'acteur, au charisme indéniable dont la filmographie n'est sans doute pas à la hauteur du potentiel, incarne ici William Tell, un ancien militaire hanté par les horreurs commises à Abu Ghraib. Ayant mis à profit ses années d'incarcération pour maîtriser les cartes à la perfection, il traverse désormais l'Amérique, d'hôtels en motels, de casinos en casinos, se contentant de gains toujours modestes pour ne pas attirer l'attention et pouvoir ainsi continuer sa singulière expiation. Sa route croise un jour celle de Cirk (Taylor Sheridan), un jeune homme en colère désireux d'en découdre avec un ex-colonel de l'armée (Willem Dafoe) qu'il accuse d'être à l'origine du suicide de son père, ancien militaire également traumatisé par les exactions américaines perpétrées lors de la guerre en Irak. Plutôt que d'alimenter la haine et les envies de vengeance du si hargneux Cirk, qui essaie en vain de réveiller en lui de vieux démons, William Tell choisit de prendre le jeune homme sous son aile. Il lui propose de sillonner les routes en sa compagnie, tandis qu'il participera à des tournois de poker sous la houlette d'une agente bienveillante (Tiffany Haddish), afin de purger ses dettes et lui permettre une nouvelle vie.




Le scénario incisif de Paul Schrader explore la face noire de l'Amérique et convoque les fantômes de son passé récent par le biais d'un personnage de grand névrosé qui en est le véritable centre de gravité. Un homme énigmatique que l'on essaie de comprendre, de percer à jour, qui nous intrigue du début à la fin et demeurera un mystère ; un homme qui, chaque nuit, tel un curé de campagne, couche ses plus sombres pensées dans son journal intime, un verre de whisky à portée de main, sous la lumière tamisée de chambres d'hôtels qu'il a auparavant transformées en espaces anonymes et froids, déshumanisés – avec un soin maniaque, il enveloppe systématiquement chaque meuble dans d'épais draps blancs, lit, chaise et bureau compris, ce qui occasionne quelques images d'une fascinante étrangeté. A travers ce personnage magnétique, Paul Schrader laisse libre cours à ses obsessions habituelles, toujours sous l'influence du cinéma de Robert Bresson (mais je ne développerai pas plus ce dernier point, par manque de cartes en main – je vous oriente vers les nombreuses thèses écrites à ce sujet). Aussi, ce protagoniste retors, mutique et solitaire, rongé de l'intérieur, derrière une façade impénétrable et savamment construite, par une culpabilité qui ne l'abandonnera jamais, permet à Oscar Isaac d'étaler tout son talent et de nous livrer une véritable masterclass. Il faut dire que Paul Schrader, qui a soigné son texte – certains dialogues sont délectables –, lui donne à jouer du lourd : c'est un rôle costaud, au moins autant que celui d'Ethan Hawke, qui était parfait en révérend en pleine crise de foi dans First Reformed. Parmi les scènes qui permettent à Oscar Isaac de briller de mille feux, il y a notamment ce monologue glaçant lors duquel il raconte à son jeune acolyte, au moins aussi scotché que nous, son expérience à Abu Ghraib. Chaque mot, chaque intonation, chaque pause, chaque regard, tout, tout sonne juste, tout est parfait. Ce passage met également en évidence, bien entendu, la qualité de l'écriture de Paul Schrader, très précise et acérée. L'acteur et son réalisateur se rendent donc mutuellement service dans ce qui constitue un sacré bon moment de cinoche et l'une des nombreuses scènes fortes de ce film enlevé, marqué par la patte reconnaissable entre mille et la forte personnalité de son auteur, plus vigoureux que jamais.




Alors certes, le style de Paul Schrader est peut-être ici parfois un brin poseur, une impression renforcée par l'utilisation récurrentes des chansons lentes et ténébreuses de Robert Levon Been qui, de sa voix caverneuse, accompagne plusieurs scènes, les nimbant d'une atmosphère lourde et funèbre un poil forcée. Mais par ailleurs, la réalisation du scénariste de Taxi Driver est aux petits oignons, le plus souvent sobre, classe, concise, presque un peu austère, mais moins que celle adoptée pour First Reformed, qui était seulement illuminée par la présence du diamant brut Hawke et quelques parenthèses quasi psychédéliques surprenantes. Là encore, Schrader distille quelques très beaux moments, poétiques, lumineux, où l'on entreverrait presque avec un solide espoir une sortie du purgatoire pour notre si ténébreux joueur de poker. Quelques choix osés, comme celui du super grand angle avec image toute déformée – je ne vois pas comment appeler ça autrement, là encore, je manque à l'évidence de connaissances de base en matière de cinéma – pour ces quelques aperçus terrifiants de la prison d'Abu Ghraib, que l'on réintroduit par les cauchemars persistants du protagoniste, attestent de la personnalité et de la vigueur d'un cinéaste qui n'a pas froid aux yeux et remue avec une frontalité saisissante les souvenirs traumatiques d'une Amérique nauséabonde... Soit dit en passant, l'amateur de poker pourra presque regretter, face à la maîtrise de Schrader, que celui-ci ne donne pas une part plus importante à un jeu dont son protagoniste, en voix off, décrit le fonctionnement si particulier ; mais ce serait oublié qu'il ne s'agit pas là du sujet du film. On aurait aussi peut-être aimé que The Card Counter, après une longue montée en tension, termine plus fort, ou différemment, on ne sait pas. Une chose est sûre : le final nous laisse dans un drôle d'état, difficile à définir, mais il y a là un petit goût d'inachevé. Cependant, même ainsi, on tient là un excellent film américain, l'un des meilleurs de l'année à n'en pas douter, et il faut peut-être un peu de temps pour le digérer comme il se doit... 
 
 
The Card Counter de Paul Schrader avec Oscar Isaac, Taylor Sheridan et Tiffany Haddish (2021)

24 décembre 2021

Lamb

Le premier plan du film, comme bien d'autres, est très chiadé. Une caméra subjective nous fait traverser, à la tombée du jour, la lande islandaise plongée dans une épaisse brume bleutée. Nous devinons au loin un troupeau d'animaux. Des chevaux. Ils prennent peur à l'approche de cette chose à la respiration lourde dont nous épousons alors la vue. Puis ce sont les brebis d'une bergerie que le cinéaste filme à hauteur de garrot. Nous pouvons lire l'inquiétude et la stupeur sur les regards des bêtes visitées, de nuit, par une entité qui demeure encore pour nous invisible. Cette introduction plante idéalement le décor, fait d'emblée naître le mystère et suscite notre curiosité sans forcer. Elle nous amène très simplement dans une atmosphère pesante et ténébreuse, teintée d'une légère angoisse, que nous ne quitterons plus. Le cinéaste nous montre ensuite le quotidien d'un couple d'éleveurs de moutons, portant un regard attentif sur leur travail, en plein agnelage. Un beau jour, ils vont aider l'une de leurs brebis à donner naissance à un agneau pas tout à fait comme les autres qu'ils vont aussitôt s'approprier...




Trois acteurs, un tracteur, du petit bétail, un très beau border collie, une ferme coincée dans les majestueux paysages d'Islande, des effets spéciaux sobres et réussis pour donner vie au personnage-clé du film – dont je tairais la nature, contrairement à l'affiche française minable qui s'aborde le dévoilement progressif de la mise en scène –, et c'est tout. Le scénario du premier film de Valdimar Jóhannsson, coécrit avec Sjón (artiste islandais également connu pour ses collaborations avec Björk), que d'aucuns présentent comme une fable antispéciste, est des plus minimalistes. Resserré sur 80 petites minutes, délesté de quelques longueurs et digressions peu utiles, Lamb fonctionnerait sans doute beaucoup mieux. Car bien longtemps son ambiance intrigue et captive, grâce à une beauté visuelle de chaque instant, un duo d'acteurs principaux à la hauteur, en particulier l'ambivalente Noomi Rapace, et la promesse d'une envolée fantastique... qui ne vient jamais. A mesure qu'il avance, le film patine et échoue à prendre l'envergure, même modeste, attendue.




Percent ça et là de discrètes touches d'une folk horror toujours en vogue, qui nous mènent vers une fausse piste ; débarque en plein milieu le frère de l'homme du couple, qui ne nous mène nulle part ou presque ; mais l'on suit tout de même, car le cinéaste, doué, sait ménager ses effets et que l'on veut savoir sur quoi cette intrigue si ténue va déboucher. Lamb se résume finalement à un petit conte folklorique découpé en trois chapitres qui remet l'homme à sa modeste place au sein d'une nature souveraine. Derrière le conte se dessine timidement un drame familial intimiste, traitant de deuil et d'infertilité, des sujets forts et actuels, dont le traitement peinent toutefois à nous emporter. Tout cela s'avère en fin de compte bien trop avare en émotions, en tensions et en explications pour convaincre totalement. L'ultime regard-caméra de Noomi Rapace n'y fait rien : son impact est minime, dérisoire. On aurait pourtant aimé s'emballer pour ce film fantastique singulier, qui révèle un cinéaste habile de ses mains et met en vedette une créature originale, mais on finit presque par comprendre ceux qui, avec amertume et exagération, pointent ici du doigt une parodie des films de genre distribués par la société indépendante A24. Dommage.
 
 
Lamb de Valdimar Jóhannsson avec Noomi Rapace, Björn Hlynur Haraldsson, Hilmir Snær Guðnason et Ingvar Eggert Sigurðsson (2021)

20 décembre 2021

Compartiment N°6

Vu ce film quelques semaines de cela. J'y repense parce que ce soir Arte diffuse Elle et lui de Leo McCarey. Or, si j'ai lu quelques papiers sur Compartiment n°6, des textes pas trop mal fichus, qui disaient des choses plutôt justes et assez intéressantes, par exemple à propos du jeu sur l'espace et le cadre, central ici, ou sur le rapport du film et de son personnage principal au passé et aux images du passé, par opposition à un présent pleinement vécu, ces critiques m'ont sur l'instant retiré toute envie de parler de ce train movie dans ces pages, par crainte de répéter inutilement ce que j'avais déjà lu. Mais, dans l'ensemble, ces analyses évoquaient assez peu l'une des deux scènes que j'ai préférées dans le film du finlandais Juho Kuosmanen, celle de la première sortie du train, quand Ljoha (l'excellent Youri Borrisov), jeune ouvrier russe porté sur la bibine, parvient à convaincre Laura (Seidi Haarla), jeune étudiante finlandaise tout juste séparée de son amante moscovite pour rejoindre seule Mourmansk où elle escompte découvrir les pétroglyphes préhistoriques qu'elle étudie, de le suivre pour une nuit de liberté avant de remonter à bord du train au petit matin. 



 
Ayant "emprunté" une voiture, Ljoha conduit Laura chez une babushka russe (Lidia Kostina) que l'on peut supposer être sa mère ou grand-mère adoptive. Ils picolent à n'en plus finir avec la vieille femme jusqu'à ce que Ljoha leur fasse faux bon et que les deux femmes finissent de converser seules, la vieille partageant ses visions sur la vie et la liberté à la jeune femme. C'est un peu l'équivalent de l'interruption de croisière qui scinde le classique de Leo McCarey An affair to remember, où le séducteur Nickie Ferrante (Cary Grant, génial comme toujours, mais plus crédible en tombeur comique qu'en artiste-peintre dépressif), pourtant promis à une riche héritière, quitte le paquebot en compagnie de Terry McKay (ô, Deborah Kerr...), chanteuse de cabaret pourtant promise à un riche industriel, pour l'emmener lors d'une escale sur les hauteurs de Villefranche, chez sa grand-mère Janou (Cathleen Nesbitt), où les deux tourtereaux en escapade apprennent à mieux se connaître et tombent définitivement amoureux.
 
 

 
Dans Compartiment n°6, qui aurait pu s'intituler Elle et lui, ou An Affair to remember, et se dérouler aussi bien dans une cabine de bateau que dans le wagon d'un train, la scène chez l'aïeule a le même rôle de révélateur, quand bien même la séquence de McCarey est emprunte de gravité, et fait bifurquer le film de la comédie vers le mélodrame, là où celle de Kuosmanen se place sous le signe du rire et ouvre enfin les vannes après une première demi-heure plutôt suffocante (chez l'amante russe, dans cette fête triste au cœur d'un appartement bourgeois de Moscou, puis dans le train, où les rapports avec la contrôleuse sont froids et la cohabitation forcée avec Ljoha insupportable). C'est à partir de là que Laura, après des débuts particulièrement houleux entre eux, accorde véritablement sa confiance à Ljoha cet inconnu si éloigné d'elle, toujours en mouvement, plein d'élan, d'énergie, qui noie sa tristesse dans l'alcool, l'humour et la fuite en avant, et gagne ce sourire enfantin, cette légèreté de corps et d'esprit qui jusque là lui faisait défaut. 
 
 

 
Je retiens particulièrement cette scène chez la mémé, et une autre, presque à la fin du film, la deuxième grande échappée, permise par la première, quand Laura et Ljoha prennent le risque de braver la tempête pour voir, envers et contre tout, les fameux pétroglyphes qui ont motivé l'odyssée de la chercheuse finlandaise. Après les avoir trouvés, et après que le cinéaste a choisi de ne pas nous les montrer, les deux personnages s'en reviennent, bravant les bourrasques de grêlons. Ils avancent dans la chienlit, pas sûrs de retrouver le navire qui les a conduits là et qui est peut-être déjà reparti, or les voilà qui glissent sur la glace, se jettent des boules de neige, se hissent sur une épave, en sautent, se courent après, se font tomber, se roulent par terre, hilares, heureux, deux gosses. Dans cette séquence s'exprime pleinement l'état d'enfance retrouvée partagé par les deux jeunes âmes tourmentées depuis la nuit chez la grand-mère, lequel état s'était cristallisé à la fin du voyage en train dans ce mélange si enfantin d'amour et d'amitié, vécu à fond et avorté, essentiel et maladroit, sincère et gêné. 
 
 

 
Pour le coup, cette séquence-là ne m'a pas du tout fait penser ni à Lost in Translation, ni à In the Mood for Love (les gens qui ont fait l'affiche sont fous à lier), ni au film de Leo McCarey, auquel elle manque, à mes yeux, cruellement : bien difficile, pour moi, de m'émouvoir autant que je le voudrais devant l'idylle de Cary Grant et Deborah Kerr, tant rien de ce qu'ils vivent sur le bateau, et pas grand chose de ce qu'ils vivent lors du bref séjour chez la vieille Janou, ne me paraît spécialement prompt à les lier aussi indéfiniment que le scénario veut me le faire croire. Plutôt à une scène du Lady Chatterley de Pascale Ferran, celle où Parkin et Constance se déshabillent, vont courir sous l'orage puis font l'amour dans la pluie et la boue. Il y a quelque chose, dans cette courte scène de Compartiment n°6, qui fait beaucoup de bien, donne envie d'aimer, amour ou amitié, peu importe, et de s'ébattre en riant dans la tourmente, ou, comme dirait Shakespeare, de "faire le jeu de la tempête". Tout cela dit sans mettre les deux films dans le même bateau.
 
 

 
Mais j'ai aimé ces choses, entre autres, comme l'idée finale, celle du mot que Laura retrouve et lit dans le véhicule qui la ramène à son hôtel, dont je ne dirai rien ici pour celles et ceux qui voudraient voir le film, ce mot qui veut dire l'exact contraire de ce qu'il dit vraiment, et qui entre en résonance avec ces fameux pétroglyphes du bout du monde que le film n'a cessé de nous promettre sans nous les donner, et qui sans doute ont perdu pour toujours le sens qu'ils eurent pour ceux qui les produisirent, comme le mot de Ljoha resterait incompréhensible à quiconque, hors Laura, et moins encore retrouvé dans plusieurs milliers d'années par quelque archéologue. Le secret des écritures. Néanmoins, j'aurais peut-être préféré que le film me donne réellement envie d'aller me peler les miches à Mourmansk pour voir ces foutus pétroglyphes au lieu de me donner celle de réécouter, pour la première fois attentivement, la chanson "Voyage voyage" de Desireless, qui, bizarrement, n'est pas si nulle que je croyais...

 

Compartiment N°6 de Juho Kuosmanen avec Seidi Haarla, Yuriy Borisov, Lidia Kostina et Dinara Drukarova (2021)

15 décembre 2021

The Wolf of Snow Hollow

Malgré l'accueil relativement bon qui fut réservé à son premier long métrage, le deuxième film de Jim Cummings est sorti en France en toute discrétion, directement en vidéo. Avouons-le tout net, The Wolf of Snow Hollow ne rassure pas vraiment quant à la capacité de l'acteur-réalisateur à se renouveler et à nous raconter autre chose que les efforts tragicomiques d'un trentenaire en pleine crise existentielle pour se maintenir à flot et reprendre sa vie en main. Sous ses allures de comédie horrifique dans laquelle un prétendu loup garou terrorise une petite ville de l'Utah recouverte de neige, The Wolf of Snow Hollow est de nouveau le portrait pathétique d'un homme au bout du rouleau qui ne parvient plus à dissimuler son mal-être derrière son badge et sa tenue de flic. La rupture guette toujours ce père divorcé et irresponsable, méprisé par son adolescente de fille et rabaissé par son ex-femme, ce mauvais flic agité et maladroit, en proie à l'alcoolisme, demeurant dans l'ombre du shériff, son paternel vieillissant. Une quasi redite de Thunder Road donc, si ce n'est que Jim Cummings se montre étonnamment adroit quand il s'aventure sur les terres inédites et risquées de l'horreur, insufflant une petite ambiance de mystère bienvenue à son film dès son classieux générique d'ouverture et distillant quelques scènes de tension efficaces. Surtout, palpite avec délicatesse au cœur du récit une jolie relation père-fils rendue d'autant plus touchante que le père en question est incarné par le regretté Robert Forster, pour son ultime apparition à l'écran. Le plus beau moment du film est d'ailleurs sans conteste ce mouvement de caméra aussi simple qu'élégant, empreint d'une certaine pudeur, qui se contente d'effectuer lentement le court aller retour entre la mine déconfite de Jim Cummings et un lit d'hôpital désormais vide pour nous apprendre la mort du père. Par ailleurs, avant de nous émouvoir, Jim Cummings aura bien su quelques fois nous amuser, avec son jeu si atypique, toujours aussi à l'aise dans la peau de ce personnage fragile, imprévisible et si souvent ridicule, sur la brèche, peut-être un peu lui-même.
 
 
 
 
The Wolf of Snow Hollow de Jim Cummings avec Jim Cummings, Robert Forster, Riki Lindhome et Chloe East (2020)

10 décembre 2021

La Proie d'une ombre

Premier problème : ce titre complètement bidon. La Proie d'une ombre. A quel moment peut-on décider que ça sonne bien, que ça donne envie, que ça claque ?! On dirait un Karine Giébel... Notons que le titre original, The Night House, ne brille pas non plus par son originalité et qu'existait déjà L'Ombre et la proie, une association bien plus heureuse des mêmes mots pour un film au pitch et au casting autrement plus aguicheurs : Val Kilmer et Michael Douglas y chassaient des lions mangeurs d'homme au Kenya, à la fin du XIXe siècle (je l'ai vu, à la fin du XXe, et n'en garde aucun souvenir, si ce n'est celui du regard anxieux de Douglas derrière son fusil à lunette, un filet de sueur descendant le long de sa tempe, une marque de fabrique de l'acteur). Ce titre a pour seul mérite de coller au film, littéralement, et à son scénario qui se veut une subtile métaphore du deuil et de la dépression. Rebecca Hall incarne, avec un sérieux et une application qui participent à éviter le désastre total, une femme qui sombre peu à peu suite au suicide de son mari. Dans la grande baraque en bord de lac où elle habite désormais seule, elle est assaillie par des visions et des terreurs nocturnes qui l'amènent à enquêter le passé du défunt...


 
 
Deuxième problème, et celui-ci est de taille : ce scénario à la mords-moi-le-nœud. On peut pourtant y déceler de très louables intentions ; une volonté de donner dans le fantastique adulte et sérieux, à contrecourant de certaines tendances actuelles ; la perspective d'une horreur psychologique, plongée dans la tête d'un personnage en pleine descente aux enfers ; et la promesse d'un film de fantôme, de maison hantée, s'inscrivant dans la plus noble tradition du genre. Bref, on se dit pourquoi pas, on a envie d'y croire, d'autant plus que le précédent long métrage de David Bruckner, The Ritual, était plutôt correct ou en tout cas au-dessus de la moyenne actuelle (vous noterez toute la pondération qui alourdit mes phrases déjà bancales et atteste de l'estime très relative que je porte à ce réalisateur qui, s'il entreprenait un retour à la terre et optait pour le zéro déchet, ne constituerait pas une grande perte pour le cinéma et m'épargnerait quelques soirées).


 
 
Hélas, si The Night House recèle bel et bien une ou deux idées de mise en scènes intéressantes lors de scènes de trouille plutôt efficaces que nous vivons à travers les yeux de ce personnage qui perd pied, auquel Rebecca Hall apporte donc crédibilité et nuance, il cherche aussi à surfer avec opportunisme sur la vague #MeToo et s'avère au bout du compte beaucoup trop mal écrit et laborieux pour tenir la route. Avec ce personnage de mari disparu, absent mais omniprésent, que l'on croit d'abord coupable d'infidélités répétées puis que nous pensons être un stalker, un harceleur de femmes en puissance, voire bien pire encore, et dont l'esprit semble désormais hanter la demeure où vit notre pauvre héroïne, The Night House rappelle beaucoup trop la récente déclinaison de l'Homme Invisible par Leigh Whannell, autre thriller horrifique tenu à bout de bras par une actrice impliquée en la personne d'Elisabeth Moss.


 
 
Leigh Whannell puisait lui aussi son inspiration dans l'actualité à travers ce qui se voulait une métaphore horrifique, plus directe et moins tordue – bien que très balourde également –, de la masculinité toxique poussée à son paroxysme. Le scénar signé Ben Collins et Luke Piotrowski que s'applique à mettre en boîte David Bruckner se révèle encore plus fumeux et tellement maladroit que l'on peut même se demander si, en réalité, il n'est pas d'une terrible misogynie. Attention, divulgâchis en vue. Il s'avère en définitive que la femme est à l'origine de tous les maux : son propre démon, incarnation surnaturelle de sa dépression, de cette pulsion de mort dont son mari l'a longtemps sauvée, a poussé ce dernier à commettre l'impensable et à finalement opter pour un suicide en forme de sacrifice amoureux... C'est en tout cas ce que je comprends de cette horreur de film, quand bien même je préfère ne pas m'y éterniser car il n'en vaut pas la chandelle. La fin, assez expéditive, n'y invite guère non plus. Elle conclut un dernier tiers épuisant et bien plus démonstratif où David Bruckner marche encore sur les plates-bandes d'Invisible Man, avec ces mots écrits sur la buée d'un miroir de salle de bains par une force invisible qui finit par s'en prendre plus vertement à notre pauvre héroïne. Ce climax raté rappelle aussi les scènes choc du bien plus mémorable L'Emprise : le contexte est quasi identique et les effets visuels très similaires.


 
 
On reste au final dans un entre-deux bien pratique qui permet toutes les errances, approximations et absurdités. Tout était donc dans la tête du personnage, cette femme au deuil impossible qui sombre dans les affres de la dépression suite à la mort brutale de son époux. Ce mantra nous évite de chercher à tout comprendre et à démêler le vrai du faux. C'est ce que l'on peut se dire par facilité, comme pour chasser ce que l'on vient de voir de notre esprit et ne pas perdre plus de temps. C'est aussi une lecture que soutient l'interprétation irréprochable de Rebecca Hall, dont on se demande bien pourquoi elle s'échine à jouer dans de tels trucs (cette actrice doit aimer l'épouvante et peut-être un jour se mettra-t-elle au service d'un film valable – on le lui souhaite car elle le mérite). Enfin, cela permet accessoirement de dédouaner ces sagouins de scénaristes : ça ne les excuse pas, mais ça rend leur travail un peu moins dégueulasse. 
 
 
La Proie d'une ombre de David Bruckner avec Rebecca Hall (2021)

6 décembre 2021

Old

Il n'est jamais simple d'aborder un nouveau Schumi. Il y a tant d'affect en jeu... Loin de nous prétendre juges impartiaux et objectifs de la cour suprême du cinoche, nous sommes de simples blogueurs ciné, des amateurs, des passionnés. Nous laisserons toujours notre porte entrouverte à notre ami Schumi, que nous ne pourrons définitivement jamais traiter comme un réalisateur lambda. Qui plus est, celui que nous considérons comme un compatriote parce qu'il est natif de Pondichery ne nous rend guère la tâche facile. Comment ignorer qui se tient, avec fermeté et élégance, derrière la caméra quand nous regardons Old, son dernier bébé ? Il ne nous le rappelle à chaque instant ! Il n'y a pas un seul foutu plan susceptible de nous en faire douter. Avec toute sa verve et sa folie retrouvées, le cinéaste ose strictement tout, et c'est à ça qu'on le reconnaît ! En deux minutes, on trouve là-dedans davantage d'idées de mise en scène que dans toute la filmographie de bien des tocards portés aux nues par les médias (je ne citerai pas de nom pour ne froisser personne, ne pas entrer dans des polémiques inutiles et parce que ce billet veut véhiculer des ondes positives). Old est un véritable abécédaire de tout ce que l'on peut faire ou non avec une caméra, pour le meilleur et pour le pire. Les idées de Schumi ne sont pas toutes géniales, loin de là, et l'on peut regretter qu'il n'en ait pas remisé quelques-unes au placard. Schumi se fait plaisir, d'abord à lui, et fait de cette petite plage isolée, où sont coincés des vacanciers dont le vieillissement s'accélère, le théâtre de ses petites expérimentations. Il faut les supporter. C'est peut-être ainsi que le réalisateur de Sixième Sens a voulu faire sien le roman graphique francophone dont son scénario est l'adaptation.



 
 
Des plans aux cadrages saugrenus et à la mise au point changeante, des panoramiques interminables, rappelant le défilement des cases d'une bande dessinée, des effets visuels plus ou moins osés et heureux, avec fondus enchaînés déchaînés sursignifiants, j'en passe et des meilleurs... Les idées de Schumi se multiplient sans temps mort, enfilées comme les perles d'un collier étouffant. C'est qu'il faut savoir le suivre dans ses délires, cet homme-là, il doit carburer à la spiruline Hélica. Cela demande patience et indulgence. Pour nous, c'est facile, mais le spectateur lambda aura tôt fait de lui tomber sur le nez. Ça peut se piger... D'autant plus que, depuis ses débuts fracassants, et si riches en retournements de situations, Schumi semble systématiquement attendu au tournant par un public armé jusqu'aux dents. Old n'a pas été épargné. Beaucoup ont d'ailleurs critiqué un twist qui serait un peu débile et trop grossièrement amené... Cela paraît assez sévère tant on devine facilement de quoi il en retourne. Les révélations finales, si l'on peut appeler ça comme ça, n'invitent nullement à revoir l'ensemble sous un autre angle. Il s'agit de la conclusion somme toute logique d'un film certes très audacieux dans sa forme mais dont le scénario simple et malicieux s'apparenterait davantage à celui d'un épisode de La Quatrième Dimension voire à celui d'un film de SF ou d'horreur des années 50. On peut d'ailleurs regretter que Old n'en approche pas la durée... Il n'est pas particulièrement long mais il est rendu peu digeste par un rythme quasi hystérique, à partir du moment où il se transforme en huis clos à ciel ouvert, et une succession de péripéties qui finissent par nous perdre et nous lasser. Nous aussi, on prend un coup de vieux ! Nul doute que ce film-là aurait bien mieux fonctionné sur un format plus court, plus resserré, qui aurait fait passer le côté un brin mécanique de la dernière partie. Admettons-le, elle n'est pas la plus réussie. D'une certaine manière, Schumi semble lui aussi prisonnier des films qui l'ont porté au sommet du box office, sa mise en scène cherche trop superficiellement à donner un impact fort à un final roublard, ce qui a pour conséquence naturelle d'attirer les foudres de ses détracteurs...



 
 
Comme à son habitude, Schumi nous tend donc une stère de bâtons pour se faire défoncer. Et à la fois, on ne peut s'empêcher de garder une affection immense pour lui, de toujours croire en lui, d'espérer que le meilleur est encore pour la suite, quand bien même le temps passe et qu'il vieillit, lui aussi, même si ça ne se voit pas du tout... A ce propos, il apparaît de nouveau dans son propre film, dans un rôle qui en dit long puisqu'il est le salarié de l'hôtel qui amène à la plage et surveille à la jumelle la troupe de vacanciers. Le réalisateur-acteur a toujours autant de charme et conserve cette allure juvénile d'éternelle promesse, toujours aussi élégant, le regard brillant de malice sous ses jolies bouclettes noir de jais. Sur son torse svelte d'homme mûr qui prend soin de lui, fait attention à sa santé, contrôle intelligemment son alimentation et pratique une activité sportive régulière, tombe un polo qui le sied à merveille – il faut dire qu'un rien l'habille – dont la couleur, le violet, met en valeur son teint exotique. Il y aurait d'ailleurs une thèse entière à écrire sur la signification de ce champ chromatique, auparavant associé au génie du mal incarné par Samuel L. Jackson dans Incassable et ses deux suites, dans le cinéma de Schumi, mais ça n'est pas moi qui m'y collerai ! Cette nouvelle apparition nous rappelle que l'on a tendance à négliger le talent d'acteur de Schumi... Tout est juste dans ce qu'il dit et fait durant ses trop rares minutes à l'écran. Il est comme un poisson dans l'eau aussi bien devant que derrière la caméra. Ses déplacements, ses intonations, ses postures, ses attitudes... on sent que tout correspond très exactement aux souhaits du metteur en scène. Nous sommes sous le charme... Et nous aurions aimé nous emballer plus complètement pour Old, mais les gros et lourds défauts du film, dont semblent presque conscients certains acteurs aux abois, ne sont que trop flagrants. Cela nous rappelle que Schumi est un paradoxe à lui seul. Il nous complique la tâche tout en la rendant extrêmement aisée : avec cette gentillesse et cette douceur qui le caractérisent, il nous offre la critique de son propre film sur un plateau. On appelle ça un gentleman
 
 
Old de M. Night Shyamalan avec Gael García Bernal, Vicky Krieps et Thomasin McKenzie (2021)

3 décembre 2021

Those Who Wish Me Dead

On avait cru viteuf en Taylor Sheridan après Comancheria et surtout Wind River. Eh bien c'est mort, tout est à refaire. Those Who Wish Me Dead, son dernier bébé, a la tronche d'un grand brûlé et nous fait tout remettre en question. C'est un film raté, ostensiblement foiré, fini au pipi, un gouffre dans le parcours jusque-là plutôt honorable du scénariste et réalisateur. Et on sent dès le début que ça va pas. Grosse gueule burinée, natif du Texas, Taylor Sheridan poursuit dans la veine du neo-western, en enfilant cette fois-ci ses plus lourdes santiags de cowboy. Il filme une Angelina Jolie totalement hors-jeu, pas crédible pour un sou dans la peau d'un personnage inintéressant au possible : elle incarne une pompière ravagée par la culpabilité depuis qu'elle a mal jaugé la direction du vent lors d'un terrible incendie de forêt (résultat : plusieurs morts qui hantent encore ses nuits). Elle sera amenée à devoir surmonter ses peurs et ses tendances autodestructrices pour sauver un gosse pris en chasse par deux tueurs à gages au professionnalisme douteux. C'est que le gamin, via le MacGuffin le plus désespérant du moment, détiendrait des informations très compromettantes, susceptibles de faire sauter des personnes haut placées et fournies par son père déjà liquidé...


 
 
Le scénario, qui hésite entre, d'un côté, une sècheresse propice à l'action pure et linéaire et, d'un autre, une psychologie de comptoir, se plante à tous les niveaux. On se fout d'à peu près tout ce qui se passe à l'écran, très vite tenu à l'écart et exaspéré par la lourdeur et la grossièreté du trait. On pourrait quand même passer un moment pas si mauvais devant cet actioner old school qui semble échappé des années 80 ou 90, aussi bourrin que la plupart de ses personnages, si seulement le reste tenait à peu près la route. Hélas... Le film a été monté à l'aveugle, par le chien de Taylor Sheridan. Il y a quelques plans qui laissent pantois, dont on ne comprend pas l'enchaînement, où l'on se dit qu'il y a eu un gros couac, que l'auteur ne s'est pas revu, que rien n'a été contrôle au combo sur le plateau car tout le monde s'en foutait. Vraiment. C'est tellement torché avec les pieds qu'il y a des aberrations de mise en scène que l'on n'accepte pas. Par conséquent, les scènes d'action sont souvent illisibles et totalement débiles. On confine même à l'absurde quand Angelina Jolie entraîne le pauvre garçon dans la traversée à haut risque d'un champ à découvert alors que vient d'éclater un orage de montagne à la violence surréaliste. Au passage, on tient peut-être là les éclairs les plus laids jamais observés au cinéma. Et à ce propos, les effets spéciaux sont très embarrassants, ils viennent régulièrement envahir l'écran de toute leur mocheté. 


 
 
Le feu, ce phénomène si fascinant à observer, n'inspire rien de particulier à Taylor Sheridan. Le réalisateur atteste de l'inventivité d'un homme qui n'en a strictement rien à cirer. Les incendies de forêt donnent que dalle, ne sont jamais impressionnants, spectaculaires ou saisissants. Le film est d'une pauvreté visuelle effarante, souvent très laid, gênant, à l'image donc de ces CGI pourris. A un moment donné, deux personnages commentent la beauté des paysages qui s'offrent à eux, et cela contraste très cruellement avec la médiocrité des plans de Sheridan, cela rend encore plus criante son incapacité à se saisir du potentiel cinégénique de son script en bois (incendies de forêt, grands espaces, etc), lui qui, par le passé, avait pourtant réussi à nous proposer des films honnêtes, assez limpides, respectueux du spectateur. Si j'avais du temps à perdre, je m'intéresserais aux secrets de la production de ce film, car on a ici le sentiment tenace d'être face à un accident industriel. Le souci, c'est que Those Who Wish Me Dead est si mauvais que notre curiosité pour lui s'arrête là, ne va pas plus loin. On a plutôt envie de passer à autre chose, de laisser Taylor Sheridan se refaire la cerise dans son Texas chéri, de l'oublier un temps, pour qu'il nous revienne dans quoi, 10-15 ans, avec peut-être un nouveau film correct, qui sait ?, l'espoir fait vivre. 


Those Who Wish Me Dead (Ceux qui veulent ma mort) de Taylor Sheridan avec Angelina Jolie (2021)

28 novembre 2021

Dune

Devinette : qu'est-ce qui est long, lisse, froid, orange et gris, dépourvu de vie et du moindre grain de folie ? Dune, bien entendu. C'est du Villeneuve quoi. Sans surprise. J'en attendais pas grand chose et je n'ai pas été déçu. J'ai même fini par pioncer, c'est dire ! J'ai loupé le dernier quart d'heure, grosso mierdo. J'ai émergé lors du générique de fin, réveillé par ce je-ne-sais-quoi... C'est vrai ça, c'est toujours un mystère : on ne sait jamais pourquoi on se réveille pile poil quand commencent à défiler les premiers noms du générique, alors qu'on dormait à poings fermés durant les longues minutes qui précédaient. Des minutes pourtant forcément plus bruyantes car, à ce propos, Hans Zimmer envoie les grosses basses tout le long et c'est bien pénible (ce type-là devrait arrêter, ça suffit, on n'en peut plus de lui, stop). J'ai donc refait surface dans un drôle d'état, ayant zappé toute la partie finale dans le sable, animé de sentiments flous et contradictoires à mon égard. J'éprouvais un mélange d'irritation et d'indulgence vis-à-vis de moi-même : je m'en voulais un peu de ne pas avoir tenu jusqu'au bout, après avoir encaissé près de 90% du métrage sans moufter, mais j'étais aussi très conscient de toutes les bonnes intentions qui m'animaient auparavant, et même plutôt satisfait de mon attitude tout à fait neutre et posée tout au long d'une séance que je qualifierais de studieuse, du moins jusqu'à ce que Morphée rapplique... Durant le film, je n'ai fait qu'un seul commentaire, récurrent certes, sur la ressemblance troublante entre la starlette Timothée Chalamet et l'animateur Eric Zemmour... Voir en notre Lisan al-Gaib le sosie rajeuni, et bien sûr embelli, d'Eric Zemmour, allié à l'incapacité patente de Villeneuve à nous rendre un brin intéressant son personnage, ça n'invite pas spécialement à l'adorer, à se projeter en lui, à suivre ses mésaventures avec entrain. Bon, j'avoue, je n'ai pas pu m'empêcher de pouffer lors des fameuses visions de notre héros... Paul Astéroïde fait des rêves plus ou moins prémonitoires (parfois ils se réalisent, parfois pas, ça ne l'aide pas beaucoup) : on y voit une jeune fille, portant un voile orange qui virevolte dans le vent, marcher en tongs dans le désert, avancer vers nulle part, filmée de dos (on voit ainsi très bien ses tongs, des Havaianas roses, et ça fait pitié, j'ai bloqué là-dessus). Celle que l'on devine être l'élue future du cœur de notre élu, incarnée par le mannequin taille enfant Zendaya, finit par se retourner face à la caméra et nous adresse un regard bleu (typique des Fremen) du genre langoureux, dans ce qu'on croirait être une pub pour parfum insérée là par erreur. Bref, des visions vraiment ridicules, sans doute ce qu'il y a objectivement de plus raté dans ce terne film. Même la maman de Denis Villeneuve fait la moue devant ça, « Didi, c'est du sérieux ? »


 
 
Aucun rêve de mon côté, je dormais d'un sommeil sans nuage, comme un bébé... A mon réveil, j'ai donc dû demander – parce que quand même, on sait jamais – et on m'a raconté la conclusion, qui n'en est pas une, car on ne tient là que la première partie introductive d'une saga (« It's just the beginning » nous annonce paraît-il Chalumet au bout de ces trois premières heures de film), bref, j'ai donc demandé, en articulant à peine, comment ça se terminait, n'étant de toute façon pas en état de recevoir la moindre information trop compliquée. Et on m'a raconté ça en deux phrases, sans la moindre passion, aucune émotion, rien qui dépasse, du propre, d'une voix monocorde que je ne saurai même plus à qui attribuer, très factuellement, très platement, et j'ignore encore si c'était par fidélité envers le style Villeneuve ou par simple pitié à mon égard. Dans tous les cas, j'ai apprécié. La fin de ce film-là est vraiment pas mal, j'ai rien à ajouter.


 
 
Je dois donc le reconnaître : je n'ai pas correctement fait mon travail de blogueur ciné. Pas en entier. Au bout d'un moment, je me suis calé la tête contre l'épaule de ma chère voisine, qui a gentiment accepté de la supporter (ce n'est pas si courant, elle pèse lourd, presqu'autant que celle d'un Harkonnen). J'étais bien rangé, au fond du canapé, avec le gros chat de mes amis qui était venu s'étaler de tout son long contre moi et me tenait chaud (cette énorme bestiole, plus impressionnante qu'un ver des sables, doit bien peser 12 kilos, et tant qu'on ne lui touche pas le ventre ou d'autres zones aléatoires de son gros corps tout doux, on n'a pas trop d'emmerde avec elle). J'étais bien, et j'ai progressivement laissé tomber mes paupières (j'avais pourtant fait une bonne sieste dans l'après-midi !). Jusque-là je regardais Dune sans souffrir ni rien, soyons honnête, certes bien aidé par le saladier de Kit Kat Ball's généreusement mis à ma portée, mais avec un désintérêt quasi total pour l’œuvre en tant que telle projetée face à moi. En soi ce n'est peut-être pas vraiment mauvais, je l'ignore ; je ne savais même pas quelle note mettre sur SensCritique, pour vous dire à quel point cela m'a laissé indifférent... Je savais que ça n'aurait pas la moyenne car je n'allais pas me forcer, comme pour ne pas faire de vague, à filer la moyenne à un truc insipide qui m'a si peu captivé, subissant l'influence d'autres notes excessives elles-mêmes dictées par les médias, l'effet de masse ou que sais-je, mais je trouvais qu'un 2 était tout de même sévère, un 4 généreux, donc bam 3, pour rétablir un semblant d'équilibre global et de vérité en ce bas monde (et, surtout, parce que je me tape complètement de Denis Villeneuve – dont le visage ressemble à la filmographie, sans tomber dans le  délit de sale gueule, mais c'est vrai quoi, regardez-le, attardez-vous sur sa figure plus de vingt secondes, comme personne ne le fait, pas même lui ni sa propre maman : il est si fade et quelconque, il a l'air niais, le pauvre...).


 
 
Comme je joue aujourd'hui la carte de l'honnêteté, je vais tout vous dire et même procéder à mon auto-critique. Je constate que j'ai un mal fou à accrocher à tout ce qui relève de cette branche importante, car symbolique et populaire, de la science-fiction qu'est le space opera (et ce même en littérature, après m'être essayé à des classiques, alors que je peux être très client d'une SF autre). Le space opera est un genre périlleux mais a priori très cinégénique, un genre que Denis Villeneuve, par son approche si sérieuse, figée et glacée, me semble bien loin de transcender. Cette SF-là au cinéma ne me semble pas faite pour les élèves trop appliqués, pour les premiers de la classe, à moins d'être un génie, de s'appeler Kubrick. Il faut y mettre du cœur, oser, y aller franco, quitte à se planter, avoir quelque chose à dire, et non se contenter de raconter platement une longue histoire, qui se veut pourtant épique et parfois complexe, en donnant l'impression que l'on est surtout soucieux qu'elle puisse être comprise de tous. Bref, tout ça pour vous dire que je n'étais pas le meilleur client pour ce Dune, dont le nom du réalisateur m'inspire depuis longtemps une indifférence polie, comme celui de son ami Nolan, et dont même l'affiche, montagne de tronches classique, est rebutante d'emblée. Un tel film me semble complètement hermétique et cela m'étonnera toujours qu'il puisse bénéficier d'un tel accueil, que tant de monde aille le voir, que la majorité des critiques applaudisse (« Monumental », vous dites ? Ornemental, au mieux...). C'est si difficilement accessible à mes yeux... Et malgré ça, toute la famille, belle-famille incluse, va le voir au cinéma, la fleur au fusil, ressortant très satisfaite du spectacle, de ce long spectacle inhumain, interminable et assommant.


 
 
La fin d'année approche, les fêtes avec elles, et on devra en reparler, c'est sûr. Je sais ce qui m'attend et j'ai une réputation à ne pas ternir (notamment auprès de la belle-famille, les autres c'est mort, ils savent), celle d'un gars fiable, calme et mesuré. Si je sors juste un « Franchement, rien à foutre de Dune » pour couper court et passer vite à autre chose, ça va pas le faire, ça va choquer et jeter un froid... Faut que j'adopte un discours diplomate, fait de petites phrases peinardes qui passent nickel, et que je la joue finaude, en prenant garde de ne froisser personne. Je travaille là-dessus depuis quelques jours déjà, je pense même avoir commencé à y réfléchir pendant le film. Je ne veux pas décevoir, ni passer pour snob ou que sais-je. Mais à l'oral, sous le coup du stress, ou pris par surprise, je peux être moins à l'aise... Et voilà, je sais comment ça va se finir, je vais bafouiller un truc qui ressemblera à rien et sans doute un peu à ça : « Ouais – je démarre par une note positive, toujours – les effets spéciaux sont pas mal, très cleans, sans bavure, y'a du taff de pro là derrière, ça se voit. Les vaisseaux sont énormes, pas évident à garer j'imagine ! – p'tit trait d'humour, j'enchaîne – Et j'ai remarqué un truc marrant : les persos sont soit à pied comme des cons, soit dans d'énormes vaisseaux hideux, y'a jamais d'entre-deux, la bagnole ou les deux-roues, ils connaissent pas en l'an 10191, c'est chelou... – flop assuré, bon, j'essaie de me rattraper en montrant que j'ai suivi le truc quand même – Quoique si, y'a les fameux hélicos 2 places qui ressemblent à des libellules, ouais ouais c'est pas mal ça, c'est LA création visuelle du film que j'ai kiffée. Ça vient du bouquin ? Ah, tu sais pas non plus ?... Il t'est tombé des mains toi aussi ? – hop, y'a de la complicité là, alors je peux glisser quelques piques, tranquille – Bon, par contre, pas ouf le plan répété sur les tongs de la zonarde dans le désert là... Ça faisait un peu tâche, j'ai trouvé. Et la BO, un poil relou, non ? Ils ont vu du sable et du soleil, alors ils ont mis des tam-tams et des chants africains, quand c'est pas les grosses basses habituelles... Brillant. Puis j'ai pas compris le ver des sables... C'est sa bouche ou son trou de balle ? – je suis clairement allé trop loin, j'essaye de remonter la pente, mais ça va être compliqué... – En revanche, j'aime bien Rebecca Ferguson, la daronne de Paulotréïde, mais c'est purement physique, ça va pas plus loin entre nous. Si j'étais lui, j'aurais un gros crush sur ma propre daronne, ça craindrait ! – je m'enfonce là, c'est clair – Ah, et les intérieurs m'ont fait kiffer aussi, bon, ils ont l'air de s'y emmerder comme des rats, mais y'a de sacrées pièces, de beaux volumes, rarement très éclairé, bizarre ça, puis une déco minimaliste, des meubles gigantesques : leur longue table de réunion notamment, elle est dingue, pas vrai ? Tu peux réunir quoi, 50-60 personnes tout autour ? Bien pratique d'avoir ça chez soi sur une planète où ils sont 12 à tout casser ! – j'en trouve des choses à dire sur ce film, mine de rien, mais c'est mal reçu, à l'évidence, ça passe pas, alors je rame, je rame – On pige mieux la taille des vaisseaux hein ? – je suis au fond du trou, et malgré ça, on me relance, par politesse peut-être... – Chalamet ? Ouais il est mimi... Bon, on verra dans 20 ans hein, dans 20-30 ans je dis pas, perso j'ai bien ma p'tite idée sur la tronche qu'il finira par se trimballer avec l'âge, mais on verra, qui sait, la nature peut surprendre... – ah non, je ne prononcerai pas le nom de Zemmour, pas à Noël, un Noël sans Zemmour, par pitié ! – Pour l'instant il est un peu malingre mais au moins ça nous change des gros costauds sans front, puis il va forcément s'épaissir dans les suites, non ? Il va grandir, prendre des épaules... Il a quoi, 14 ans ? – aïe... erreur fatale – Mais... – gros blanc – j'sais pas, j'ai eu du mal à m'intéresser vraiment au film, j'ai pas grand chose d'autre à répondre là-dessus... C'est vraiment tout ce que j'ai à dire sur ce sujet. »

Dune risque de tomber aux repas de Noël, préparez-vous aussi.
 
 
Dune de Denis Villeneuve avec Timotée Chalamet, Rebecca Ferguson, Oscar Isaac et Zendaya (2021)

25 novembre 2021

The French Dispatch

Micro ouvert à notre pigiste de toujours Geoffroy G. qui nous parle aujourd'hui de Wes Anderson, de The French Dispatch, de journalisme de plumes et de Pier Paolo Pasolini :
 
Il y a au moins deux manières d’appréhender les films de Wes Anderson. Du moins si l’on reconnaît à cet auteur des qualités et si sa tendance – impossible à nier – à une certaine fatuité (casting exubérant, références intellectuelles abondantes et tics francophiles) n’empêche pas de trouver chez lui un intérêt disons littéraire et pas seulement esthétique. Son nouveau film ne déroge en rien au style qu’il arpente depuis ses débuts et qui, même, tend encore à s’auto-parfaire sinon à s’auto-parodier. Il s’agit d’une mise en scène du dernier numéro d’une revue imaginée : le « French Dispatch », c’est-à-dire le « supplément France » d’un journal lui aussi imaginé du Kansas, le tout à l’occasion de la mort de son rédacteur en chef et créateur (Bill Murray). Sont donc présentées six saynètes, quatre si l’on excepte la présentation du journal et la rédaction de l’obituaire du patron. Un court article (Owen Wilson) dresse le portrait de la ville d’Ennui-sur-Blazé (France) où le journal est sis (une sorte de Paris vu par) puis vient le gros du menu avec l’histoire (Tilda Swinton) d’un artiste psychopathe (Benicio Del Toro) amoureux de sa matonne (Léa Seydoux) et repéré par le monde de l’art moderne (Adrien brody), puis le récit (Frances McDormand) du destin romantique d’un jeune manifestant (Timothée Chalamet) dans une parodie de Mai 68, et enfin l’aventure incroyable (Jeffrey Wright) d’un repas chez le commissaire (Mathieu Amalric) interrompu par des kidnappeurs (Edward Norton).
 
 


Le film est très dense en détails visuels, en référence à déceler ou apprécier et en lignes de texte, mais il est aussi très drôle, de manière aussi subtile que potache. Les plans très picturaux d’Anderson sont comme souvent chez lui fort riches et rappellent toujours davantage le travail du bédéiste Chris Ware, avec plans de coupe et perspectives gratuites à la clé. Les acteurs bankable sont nombreux (à quelques additions près, il s’agirait presque d’une troupe) et se répartissent les premiers et seconds rôles mais leur présence est rarement fortuite et à part quelques robots (Amalric joue le commissaire comme il jouait le valet dans Grand Budapest Hotel), certains proposent même des timbres, mimiques et autres dictions fraîches : je pense surtout à Del Toro et Wright mais McDormand n’est pas en reste (sur un registre beaucoup plus classique pour elle). En outre, le film peut se regarder comme une valorisation du journalisme de plume, ce qui n’est pas sans portée idéologique dans le contexte d’une crise étasunienne (sinon mondiale) de la vérité. D’autant que ce sont bel et bien des plumes (comme celles auxquelles Anderson dédie le film, au premier chef desquelles James Baldwin dont Jeffrey Wright joue un avatar) dont il s’agit, ce qui nous permet au passage d’éviter la piédestalisation du seul journalisme d’investigation (on pense au récent – et plutôt très bon – The Post de l’oncle Spielberg). Le film est donc assez satisfaisant pour qui sait, en Anderson, boire sa tasse (de thé). Mais je parlais de deux manières d’aller un peu au-delà de la satisfaction consumériste du produit connu et apprécié. Venons-y.
 
 

 
Premièrement, on pourrait reprocher peut-être à ce cinéma tout en jeunes personnages (du héros de Rushmore à Timothée Chalamet en passant par les fugueurs de Moonrise Kingdom, Zero Mustafa ou encore le jeune garçon de L’Île aux chiens), en décorticage de maisons de Playmobil ouvertes sur un côté et en intrigues dignes de livres pour enfants de se lover facilement dans une zone de confort nimbée du syndrome de Peter Pan. Il est vrai que si Anderson ne rechigne ni devant le sordide ni devant la violence ou la misère, c’est avec tendresse (on y reviendra) et humour qu’il dépeint tueurs, taulards, psychopathes,misérables et autres putes. La mort intervient, elle aussi, mais rarement à contre-courant d’intrigues vouées à une résolution sinon heureuse au moins consensuelle pour ses personnages. Ainsi des morts dans The French Dispatch, toutes hors caméra, celle de Chalamet qui en fait un héros, celle de nombreux « méchants », celle enfin du rédac’ chef, opportune puisqu’elle est le prétexte. Il est tout aussi vrai que cette manière de s’extraire de la réalité pour bâtir des aventures plus ou moins enfantines et sans danger est ce qui, pour certains d’entre nous, contribue à faire du cinéma d’Anderson une satisfaction renouvelable, un confort assuré. En faire un procès en niaiserie serait par ailleurs un abus de critique tant ce parti pris de mise en scène peut être relevé (comme on relève une sauce) lorsque Anderson ose réintroduire un principe de réalité dans sa sauce. Ainsi par exemple de la mort accidentelle du personnage joué par Owen Wilson dans Life Aquatic, mort « bête » hors caméra qui semble décevante et qui teinte tout le film, rétrospectivement, de ce retour à la réalité, inattendu, et que le final onirique ne parvient pas à effacer. De même, encore plus notablement, de la mort des deux amis les plus chers de Zero Mustafa dans The Grand Budapest Hotel. Surtout, la mort de Monsieur Gustave – hors caméra et symbolique, assurément – renvoie le film (et l’éthique très fin de siècle dudit Gustave) à la griffure inopinée (ou inévitable) de l’Histoire. Avec ce nouveau film, sans doute le truc est-il trop appuyé pour nous toucher aussi sèchement puisque le rédacteur en chef nous informe lui-même que la scène (celle durant laquelle Wright et Nescaffier échangent sur leurs conditions respectives d’étrangers) est la clé de tout « l’article ». Même explicitée a posteriori, une telle scène reste un bol d’air savoureux dans un film qui sinon eût sans doute trop goûté le sucre glace dont il est maculé.
 
 

 
Une autre manière de regarder le même aspect du travail de Wes Anderson est de se l’imaginer dans la poursuite (à sa façon) d’un geste de Pier Paolo Pasolini. Rappelons que ce dernier, surtout dans sa « trilogie de la vie » (Decameron, Mille et une nuits, Contes de Canterbury) avait cherché à produire ou reproduire un monde aux antipodes du sien. En situant ses récits dans des contextes pré-industriels et pré-capitalistes, il essayait de présenter un mode de vie, des comportements qui ne soient pas empreints du consumérisme et du conformisme qu’il critiquait. On est loin, évidemment, de l’esthétique pasolinienne avec le cinéma de Wes Anderson, mais d’une certaine manière, si ce cinéma a quelque chose de confortable et d’irréaliste, c’est peut-être aussi parce qu’il nous aide à nous extraire, par moments du moins, de nos attentes de ce que « doivent » être les relations sociales, les réactions et les façons de parler, d’agir. Irréaliste parce qu’on ne s’attend pas à ce qu’un psychopathe défende l’opprimé, tombe amoureux de sa gardienne ou se réconcilie chaleureusement avec l’homme qui a voulu exploiter son travail et vient de le traiter de tous les noms. C’est d’ailleurs précisément dans ce genre de scènes de fraternité (je ne parle pas de sororité, les femmes n’étant que rarement en rapport les unes avec les autres chez Anderson), d’amitié prompte et vive, surgie comme une bulle éclate, que semble se jouer ce décalage qui est confortable parce qu’il simplifie ou aplanit les aspérités du réel. Mais aussi parce qu’il y est question d’émotion, bien que peu démonstrative, dans un cinéma où l’émotion est si rare (ce qui convient très bien à Murray et McDormand). En acceptant ces prémices, on pourrait faire l’hypothèse d’un aspect positif au syndrome de Peter Pan : si, en négatif, Anderson nous retire du monde pour nous installer dans une bulle d’irréalité confortable, peut-être nous permet-il, positivement, d’imaginer (et donc de nous y habituer, de l’intégrer, de le projeter à notre tour) un monde où, si tout reste noir et blanc (il y a des gentils et des méchants, c’est rarement plus compliqué) et si tout le monde a son petit rôle à jouer dont il est bien difficile de sortir (y compris quand ils conduisent au tombeau, R.I.P. Gustave), l’honneur est une chose de valeur, l’oppression est méprisable, le travail est récompensé et l’amour existe. Il est clair que l’on ne va pas aussi loin avec ça que ce que Pasolini cherchait à accomplir. Mais enfin, si l’on y pense un peu, ces banalités n’ont pas grand-chose de banal dans l’immense majorité de la production cinématographique actuelle. Dans un tel contexte, tout imaginaire de bon sens est sans doute bon à prendre.


The French Dispatch de Wes Anderson avec Bill Murray, Owen Wilson, Tilda Swinton, Benicio Del Toro, Mathieu Amalric, Adrien Brody, Timothée Chalamet, Léa Seydoux et Frances McDormand (2021)

23 novembre 2021

La Voie est l'objectif – Grandes Jorasses, face nord

Je voudrais d'abord dire un petit mot des éditions Filigranowa, sans lesquelles notre imposant dossier consacré aux films de montagnes n'aurait jamais pu être aussi exhaustif. Cette boîte spécialisée dans tout ce qui touche à la montagne, le cinéma de montagne, les films d'alpinisme et d'escalade, qui édite par ailleurs des livres et des bandes dessinées se déroulant dans l'univers de la grimpe, accomplit un travail prodigieux, je dis bien prodigieux, en nous permettant d'accomplir les plus terribles ascensions et les plus mortelles randonnées depuis notre canapé. Un travail que je qualifierai même d'indispensable et de nécessaire. Il assure en effet la préservation de documents précieux : ils le sont pour l'amateur, certes, mais aussi pour le genre humain tout entier, puisqu'ils en recensent les plus grands exploits ! Je tiens à saluer et à remercier toute l'équipe de Filigranowa... et me tiens à leur disposition s'ils recherchent quelqu'un ! Car, pour être tout à fait honnête, leur travail me paraît parfois perfectible. Les jaquettes ne sont pas toujours du meilleur goût, il faut bien l'avouer. C'est peut-être une question de moyen, mais c'est un peu dommage étant donné les documents exceptionnels qu'elles abritent parfois et les lieux remarquables qui sont toujours mis en vedette. Plus dommageable, Filigranowa commet parfois des erreurs ou des oublis, que j'explique de la façon suivante : cette boîte d'édition et de distribution doit d'abord viser à se montrer compréhensible et claire pour son public de base, le montagnard (no offense, j'ai moi-même grandi en milieu escarpé). Quitte à trahir ou négliger le cinéaste concerné... Ainsi, le titre français colporté par Filigranowa de ce documentaire de Gerhard Baur, Grandes Jorasses – face nord, est d'une extrême platitude malgré le massif nommé ; il foule du pied le choix véritable du cinéaste allemand. Le titre que celui-ci a choisi de donner à son œuvre, La Voie est l'objectif (Der weg ist das ziel, dans la langue de Shakespeare), l'éclaire d'une toute autre manière. La fin ne justifie pas les moyens puisque les moyens sont la fin elle-même, pour ces vaillants alpinistes des années 30 dont le courage et l'abnégation sont ici célébrés. Heureusement, les sous-titres traduisent bel et bien ce titre original, qui apparaît en énorme à l'écran. Mais, partout ailleurs, hélas, celui-ci est ignoré. Dommage. On aime sa direction, sa concision, sa résolution. Pour atténuer le reproche fait à cette édition-là, notons que ce qui rattrape largement le coup est que Filigranowa nous propose sur le même disque le brillant court métrage de Baur, La Décision, dont je vous ai déjà parlé.


 
 
La Voie est l'objectif est le film le plus primé de Gerhard Baur. Tourné en 1986, il nous propose une reconstitution minutieuse de la première tentative d'ascension de la redoutable face nord des Grandes Jorasses, un des plus grands défis des Alpes. Nous suivons deux munichois obnubilés par les hauteurs, Rudi Haringer et Rudi Peters, qui, en 1934, se lancèrent à l'assaut de cette gigantesque muraille de granit et de glace, après l'échec de deux de leurs amis et compatriotes. Vu le soin apporté à l'ouvrage, il n'y a aucun mal à comprendre pourquoi ce film-là a fait le buzz dans le milieu alpiniste et qu'il demeure aujourd'hui un incontournable. Gerhard Baur cherche et parvient à convoquer un sentiment de réalité et, à partir du moment où nous sommes sur les hauteurs, nous nous sentons véritablement plongés au cœur de l'action, au milieu de paysages inviolés. La caméra de Baur filme au plus près des grimpeurs, parvenant à capter des angles impossibles et à se faire invisible pour mieux nous donner l'impression d'être à leurs côtés, avec eux, collés à la paroi, dans des conditions épouvantables. L'utilisation d'un équipement d'époque et de tous les outils des alpinistes des années 30 contribue pour beaucoup à l'effet atteint. Tout cet aspect-là du film est une vraie réussite.


 
 
Quand il s'éloigne des sommets, Baur se montre un peu moins à l'aise... Le tout début du film, où nous voyons notre bande de grimpeurs se taquiner à bicyclette puis s'amuser à s'asperger d'eau de la fontaine du village flirte avec le ridicule. On peut alors regretter que les acteurs soient si mauvais. Il est cruel de le dire, mais il faut bien, c'est mon job. Dès qu'il s'agit de grimper, il n'y a aucun souci, ils se débrouillent comme des chefs, mais quand il faut jouer la comédie, c'est autre chose... Ils sont tellement gauches que l'on en vient à se demander si le coup de la tente incendiée par le réchaud à gaz n'est pas un simple accident de tournage plutôt qu'une retranscription fidèle d'un épisode réel survenu la veille de cette ascension. Je ne suis pas non plus convaincu que taper du poing par terre soit la meilleure manière de jouer la rage et la frustration... Aussi, et c'est peut-être là le plus gros reproche que je ferai à Gerhard Baur de manière générale, il y a là-dedans un penchant trop net pour la tragédie. La Voie est l'objectif n'est pas un feel good movie, c'est bien tout l'inverse. Ne vous attachez pas à ces types-là, à l'espérance de vie très limitée. Baur préfère nous montrer un échec que nous raconter l'ascension réussie, quelques mois plus tard, par le seul Rudi ayant survécu, balayée vite fait en quelques minutes pour conclure sur une note plus gaie... Dans une démarche d'historien de la montagne, Baur veut peut-être ainsi rendre hommage aux disparus, il immortalise de courageux et vaillants grimpeurs en mettant en scène leur disparition. Mais d'autres films de montagne démontrent qu'il n'y a pas besoin d'accidents mortels pour marquer les esprits et que l'on peut se montrer moins fasciné par la mort pour glorifier d'autres vertus. Malgré cela, on tient là un documentaire tout à fait recommandable, justement récompensé du Grand Prix du film de Banff (oui, ma phrase s'arrête là, Banff est une ville du Québec). J'avais envie de clore sur ce mot : Banff.


La Voie est l'objectif – Grandes Jorasses, face nord de Gerhard Baur (1986)

16 novembre 2021

Pale Rider

Je sais que j'avais bien aimé ce film à l'époque, il y a une bonne quinzaine, une vingtaine d'années ? En le revoyant tout récemment, je me suis demandé pourquoi. Il se trouve aussi que j'ai revu, quelques jours avant, Unforgiven du même papi Eastwood, qui est d'une autre trempe. Tout ce qui fait le sel de ce dernier manque à Pale Rider, à commencer par la complexité des personnages. Sept ans avant de réaliser ce qui reste aujourd'hui comme son grand western, film sombre dont les personnages sont tous humiliés les uns après les autres, dont ne ressort grandi que le plus pourri d'entre tous après un de ces massacres dont il a le secret et l'échec cuisant que constitue le retour tout schuss vers ses pires démons, Eastwood tourne un western dont chaque personnage, cliché de son état, est bien à sa place et sert la soupe au sien, au personnage Eastwood, lequel débaroule dans le film venu de nulle part dans une pseudo-ambigüe incarnation du bien et du mal confondus (une fillette l'invoque dans une prière, espérant l'arrivée de son sauveur qui, selon les mots de la bible, viendra "l'enfer avec lui"), mi-prêtre mi-tueur, sans que rien de cette contradiction faite personnage n'ait d'intérêt pour le film. Et ce n'est pas l'écho entre cette scène, au début, où l'on voit cinq cicatrices, littéralement cinq trous de balle dans le dos d'un Eastwood en pleines ablutions et qui ne sait plus par où chier, et cette scène à la fin où il transperce de cinq balles le dos de sa nemesis, suggérant que notre ange de la mort est mort avant que d'être, qui donneront au personnage plus d'épaisseur ou de qualités.




Le personnage d'Eastwood est tout feu tout flamme, irrésistible, tous autour de lui sont des minables en désespoir de charisme, du petit chercheur d'or (Michael Moriarty) au physique  ingrat d'arrière-gauche du FC Sochaux Montbéliard, affublé d'une voix pâle digne de celle d'un Casey Affleck en lendemain de cuite, au tueur à gages venu lui rappeler son passé et se confronter à lui, à la fin du film, le Marshal Stockburn (interprété par le pourtant classe John Russell, ici falot) en passant par le  fils du gros homme d'affaire luttant pour éradiquer le camp des petits orpailleurs afin de récupérer le lopin où ils creusent et de se faire des couilles en or, incarné par Chris Penn. Tous sont plantés là tels des endives à regarder passer le bel Eastwood avec une langue déroulée jusqu'aux bottes pour lui lécher la pomme. Sans parler des femmes, la promise du chercher d'or en chef (Carrie Snodgress) et sa fille (la juvénile Sydney Penny), qui rêvent du début à la fin de passer dans la position du tireur couché avec l'étalon Eastwood, acteur et metteur en scène, content de s'offrir ici une hagiographie perso et pas chère (à 92 ans il continue sur la même lancée dans Cry Macho, étrillé ici par mon associé, dans lequel il continue de faire tomber les dames d'un simple regard ; pas belle la vie ?). 
 
 


 
Au point qu'au final, on s'attache davantage au personnage censé être le plus minable du film qu'à notre héros solitaire, à savoir le gros dodu qui veut tout racheter sur son passage ou foutre les gens dehors en arrosant de biftons des mercenaires pour défoncer dame nature à coups de geysers d'eau afin de dégoter quelque magot : Coy LaHood. Et il suffit de deux répliques à Richard A. Dysart (le docteur Copper dans The Thing) pour nous conquérir. Il est à la fenêtre de son office, regarde toute une tripotée de ses hommes entrer dans la boutique où se planque Eastwood, sûr du résultat de leur chasse à l'homme, entend une bonne trentaine de coups de feu retentir puis voit ressortir qui ? Je vous le donne en mille : le Pale Rider, qui vient de fumer toute la bande. Et là Richard A. Dysart lâche, avec la voix du type scié, magnifique interprétation, ces deux répliques : d'abord un long "Jeeeeeeesus !", où le "j" est prononcé à la française, puis un magnifique "Whaaaaaat the hell is he up to noooooow ?" (autrement dit "Qu'eeeeeeest-ce qu'il va encore nous fouuuuuutre ?"), qui m'a fait la soirée. Merci monsieur Richard A. Dysart.
 
 
Pale Rider de Clint Eastwood avec Clint Eastwood, Michael Moriarty, Chris Penn, Richard A. Dysart, Sydney Penny, Carrie Snodgress, John Russell et Billy Drago (1985)