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28 décembre 2021

The Card Counter

Son précédent film, le virulent First Reformed, offrait un rôle en or au grand Ethan Hawke et marquait son retour en forme inattendu, à 70 piges passées. Quatre ans plus tard, Paul Schrader récidive : il confirme que son inspiration, de cinéaste et de scénariste, est encore au beau fixe et donne à Oscar Isaac le meilleur rôle de sa carrière. L'acteur, au charisme indéniable dont la filmographie n'est sans doute pas à la hauteur du potentiel, incarne ici William Tell, un ancien militaire hanté par les horreurs commises à Abu Ghraib. Ayant mis à profit ses années d'incarcération pour maîtriser les cartes à la perfection, il traverse désormais l'Amérique, d'hôtels en motels, de casinos en casinos, se contentant de gains toujours modestes pour ne pas attirer l'attention et pouvoir ainsi continuer sa singulière expiation. Sa route croise un jour celle de Cirk (Taylor Sheridan), un jeune homme en colère désireux d'en découdre avec un ex-colonel de l'armée (Willem Dafoe) qu'il accuse d'être à l'origine du suicide de son père, ancien militaire également traumatisé par les exactions américaines perpétrées lors de la guerre en Irak. Plutôt que d'alimenter la haine et les envies de vengeance du si hargneux Cirk, qui essaie en vain de réveiller en lui de vieux démons, William Tell choisit de prendre le jeune homme sous son aile. Il lui propose de sillonner les routes en sa compagnie, tandis qu'il participera à des tournois de poker sous la houlette d'une agente bienveillante (Tiffany Haddish), afin de purger ses dettes et lui permettre une nouvelle vie.




Le scénario incisif de Paul Schrader explore la face noire de l'Amérique et convoque les fantômes de son passé récent par le biais d'un personnage de grand névrosé qui en est le véritable centre de gravité. Un homme énigmatique que l'on essaie de comprendre, de percer à jour, qui nous intrigue du début à la fin et demeurera un mystère ; un homme qui, chaque nuit, tel un curé de campagne, couche ses plus sombres pensées dans son journal intime, un verre de whisky à portée de main, sous la lumière tamisée de chambres d'hôtels qu'il a auparavant transformées en espaces anonymes et froids, déshumanisés – avec un soin maniaque, il enveloppe systématiquement chaque meuble dans d'épais draps blancs, lit, chaise et bureau compris, ce qui occasionne quelques images d'une fascinante étrangeté. A travers ce personnage magnétique, Paul Schrader laisse libre cours à ses obsessions habituelles, toujours sous l'influence du cinéma de Robert Bresson (mais je ne développerai pas plus ce dernier point, par manque de cartes en main – je vous oriente vers les nombreuses thèses écrites à ce sujet). Aussi, ce protagoniste retors, mutique et solitaire, rongé de l'intérieur, derrière une façade impénétrable et savamment construite, par une culpabilité qui ne l'abandonnera jamais, permet à Oscar Isaac d'étaler tout son talent et de nous livrer une véritable masterclass. Il faut dire que Paul Schrader, qui a soigné son texte – certains dialogues sont délectables –, lui donne à jouer du lourd : c'est un rôle costaud, au moins autant que celui d'Ethan Hawke, qui était parfait en révérend en pleine crise de foi dans First Reformed. Parmi les scènes qui permettent à Oscar Isaac de briller de mille feux, il y a notamment ce monologue glaçant lors duquel il raconte à son jeune acolyte, au moins aussi scotché que nous, son expérience à Abu Ghraib. Chaque mot, chaque intonation, chaque pause, chaque regard, tout, tout sonne juste, tout est parfait. Ce passage met également en évidence, bien entendu, la qualité de l'écriture de Paul Schrader, très précise et acérée. L'acteur et son réalisateur se rendent donc mutuellement service dans ce qui constitue un sacré bon moment de cinoche et l'une des nombreuses scènes fortes de ce film enlevé, marqué par la patte reconnaissable entre mille et la forte personnalité de son auteur, plus vigoureux que jamais.




Alors certes, le style de Paul Schrader est peut-être ici parfois un brin poseur, une impression renforcée par l'utilisation récurrentes des chansons lentes et ténébreuses de Robert Levon Been qui, de sa voix caverneuse, accompagne plusieurs scènes, les nimbant d'une atmosphère lourde et funèbre un poil forcée. Mais par ailleurs, la réalisation du scénariste de Taxi Driver est aux petits oignons, le plus souvent sobre, classe, concise, presque un peu austère, mais moins que celle adoptée pour First Reformed, qui était seulement illuminée par la présence du diamant brut Hawke et quelques parenthèses quasi psychédéliques surprenantes. Là encore, Schrader distille quelques très beaux moments, poétiques, lumineux, où l'on entreverrait presque avec un solide espoir une sortie du purgatoire pour notre si ténébreux joueur de poker. Quelques choix osés, comme celui du super grand angle avec image toute déformée – je ne vois pas comment appeler ça autrement, là encore, je manque à l'évidence de connaissances de base en matière de cinéma – pour ces quelques aperçus terrifiants de la prison d'Abu Ghraib, que l'on réintroduit par les cauchemars persistants du protagoniste, attestent de la personnalité et de la vigueur d'un cinéaste qui n'a pas froid aux yeux et remue avec une frontalité saisissante les souvenirs traumatiques d'une Amérique nauséabonde... Soit dit en passant, l'amateur de poker pourra presque regretter, face à la maîtrise de Schrader, que celui-ci ne donne pas une part plus importante à un jeu dont son protagoniste, en voix off, décrit le fonctionnement si particulier ; mais ce serait oublié qu'il ne s'agit pas là du sujet du film. On aurait aussi peut-être aimé que The Card Counter, après une longue montée en tension, termine plus fort, ou différemment, on ne sait pas. Une chose est sûre : le final nous laisse dans un drôle d'état, difficile à définir, mais il y a là un petit goût d'inachevé. Cependant, même ainsi, on tient là un excellent film américain, l'un des meilleurs de l'année à n'en pas douter, et il faut peut-être un peu de temps pour le digérer comme il se doit... 
 
 
The Card Counter de Paul Schrader avec Oscar Isaac, Taylor Sheridan et Tiffany Haddish (2021)

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