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31 mars 2019

La Nuit de la comète

A pitchiori, La Nuit de la comète pourrait être un de ces films de science-fiction dits "post-apocalyptiques" où quelques individus se retrouvent du jour au lendemain seuls au monde, livrés à eux-mêmes, en proie à des ombres menaçantes, condamnés à devoir survivre dans un environnement hostile et à errer comme des âmes en peine dans des villes devenues désertes, suite à une terrible catastrophe survenue à l'échelle planétaire. Sauf que pas vraiment. Pourquoi ? Parce que le scénariste et réalisateur Thom Eberhardt a de l'humour et prend le genre à contre-pied, annonçant d'emblée la couleur par quelques clins d’œil amusés aux films de SF des années 50 et en choisissant comme survivants des adolescentes fort sympathiques qui, passé un bref moment de désarroi, finissent par prendre tout ça avec une certaine légèreté. Nous suivons donc deux sœurs, Regina (Catherine Mary Stewart) et Samantha (Kelli Maroney), qui se situent à cet âge charnière où les parents sont un obstacle à la liberté et à l'autonomie et où l'on rêve essentiellement de rencontres amoureuses.





Sorti en 1984, La Nuit de la comète est bien de son époque, avec ses couleurs fluos, sa bande originale qui sent très fort les années 80 et ses actrices au look impossible surmontées d'une tignasse incroyable. Dès les premières phrases, prononcées en voix off par un animateur radio qui nous informe des festivités à venir, nous savons que le film ne se prendra pas tout à fait au sérieux. Le monde entier attend le passage d'une comète à proximité de la Terre. Un phénomène unique, la preuve : la dernière fois que c'est arrivé, il y a environ 65 millions d'années, les dinosaures ne s'en étaient pas remis ! Cela n'empêche pas la population d'attendre avec excitation de pouvoir enfin admirer la fameuse comète et de célébrer l'évènement comme il se doit, en tenue de soirée et un cocktail à la main. Au petit matin, tout le monde a été réduit en poussière... Tout le monde, ou presque : certains, moins irradiés que d'autres, se transforment en zombies agressifs, tandis que quelques chanceux qui avaient, par hasard, choisi l'abri adéquat, s'en tirent indemnes. C'est le cas de l'héroïne, la belle et amusante Regina, qui a passé la nuit dans la cabine de projection du cinéma où elle travaille, et de sa petite sœur, qui a pioncé dans le cabanon du jardin pour échapper à l'agitation ambiante.





La Nuit de la comète jouit aujourd'hui d'un statut de petit film culte méconnu, il est ainsi régulièrement cité dans ces listes, pullulant sur internet, où sont recensées ces œuvres mésestimées des années 80 qui valent pourtant le détour. C'est une de ces listes qui a éveillé ma curiosité et, pour une fois, je n'ai eu aucun mal à comprendre la modeste mais très bonne réputation de ce film agréable et surprenant. Bien que l'on n'atteigne jamais des sommets d'humour et que l'ambiance développée ici ne soit pas vraiment mémorable, le film de Thom Eberhardt dégage un charme réel, d'une part grâce à cette petite bande attachante dont il nous propose de suivre les mésaventures et d'autre part parce qu'il atteste d'un regard critique rafraîchissant sur notre société. Le réalisateur réussit très vite à nous faire apprécier ces deux sœurs pleines de vie dont les moments de complicité sont, de loin, les meilleurs du film : il faut les voir se ruer vers les magasins de prêt-à-porter et faire un défilé de mode improvisé dans la joie et la bonne humeur, sur l'air de Girls Just Want To Have Fun interprétée par Tami Holbrook. Il paraît que Regina, l'héroïne et la plus grande des deux frangines, a grandement influencé Joss Whedon pour la création de Buffy, la chasseuse de vampires.





Le réalisateur célèbre avec simplicité l'insouciance des adolescentes, leur soif de vivre et leur énergie communicatives. Le nouveau monde leur appartient et il n'y a semble-t-il pas grand chose à regretter de l'ancien : ces gratte-ciels et ces autoroutes démesurés, autant de blocs gris et ternes baignant désormais dans une lumière rouge de fin des temps, sont les symboles de son absurdité et de sa décadence. Les adultes, qui en sont les derniers vestiges animés, représentent tous un poids, un obstacle ou une menace, même quand ils portent le déguisement de pseudo scientifiques prétendant vouloir sauver l'humanité en mettant au point un sérum. Leurs véritables intentions seront vite mises à jour dans ce teen movie qui ne repose guère sur le suspense, malgré les deux trois confrontations avec des zombies et le spectre inquiétant d'une transformation possible, mais qui mise plutôt sur sa légèreté et son humour naïf. On garde finalement un bon souvenir du temps passé aux côtés de Regina et Samantha, persuadé qu'il valait mieux repartir de zéro et que la planète est entre de bonnes mains.


La Nuit de la comète de Thom Eberhardt avec Catherine Mary Stewart et Kelli Maroney (1984)

28 mars 2019

Grand Piano

Après le film où un type enterré vivant essaye de s'en sortir à l'aide de son smartphone (Buried) puis l'autre où un gars malchanceux a la sale idée de décrocher à la mauvaise cabine et se retrouve aux prises avec un pur taré (Phone Game), voici Grand Piano, une sorte de mix des deux. C'est d'ailleurs Rodrigo Cortès, réalisateur de Buried, qui a produit le film, et c'est un autre espagnol parti à Hollywood qui se trouve aux commandes, le dénommé Eugenio Mira, dont il s'agit du troisième long métrage. S'il continue ainsi, il n'est pas prêt de se faire un nom. Car Grand Piano est un nouveau thriller au pitch a priori accrocheur mais surtout très débile, qui accumule les rebondissements mollassons et tente vainement de faire grimper la tension à partir d'une situation totalement abracadabrante. Elijah Wood campe un pianiste surdoué qui, lors d'un concert très attendu, découvre en tournant les pages de sa partition que sa femme est prise en otage par un dangereux psychopathe, présent dans la salle, armé d'un fusil à lunette, et bien décidé à faire du musicien sa petite marionnette.




La menace est simple : à la moindre fausse note, quelqu'un mourra. Aucun mystère sur l'identité du taré, il s'agit de John Cusack, dont le nom est annoncé en fanfare au générique d'ouverture long de sept minutes (avec une si maigre histoire à raconter, il faut bien perdre du temps quelque part !). Rien ne viendra réellement enrichir ce scénario minimaliste et stupide. Eugenio Mira se contente de filmer son pianiste sous tous les angles possibles et imaginables, échouant systématiquement à créer le moindre frisson. Elijah Wood se donne bien du mal, la plupart du temps cloué sur son tabouret, le front en sueur, les yeux plus globuleux que jamais. On éprouve presque un peu de peine en voyant cet acteur au demeurant sympathique s'agiter ainsi dans un tel film. Le comble du ridicule étant atteint quand son personnage doit envoyer des textos à un ami, dans le public, tout en devant continuer à assurer au piano et jouer un morceau impossible. Il n'y a d'ailleurs que lors d'un très lent et étonnamment long travelling avant sur le pianiste à l’œuvre que le cinéaste Mira parvient enfin à captiver, mais c'est principalement dû à la musique, que nous pouvons enfin écouter sereinement, sans être assommé par des plans d'une laideur terrible ou quelques SMS malvenus. Je sauverai donc ce moment-là ainsi que la toute fin, les deux dernières minutes plus précisément : le pianiste, loin des regards, enfin à peu près tranquille, retourne finir le morceau qui a été interrompu par son ennemi sur un piano en très sale état, cela donne une mélodie dissonante et un très très bref moment de poésie. Grand Piano est donc une petite série B sans ambition ni surprise mais qui a au moins le mérite de nous quitter sur une bonne note (à la différence de ce papier !).


Grand Piano d'Eugenio Mira avec Elijah Wood et John Cusack (2014)

26 mars 2019

Blindspotting

Plutôt chaleureusement accueilli à sa sortie l'année dernière, Blindspotting, du jeune réalisateur américain d'origine mexicaine Carlos López Estrada, a les défauts classiques d'un premier long métrage. Malgré son rythme soutenu et sa durée relativement courte, le film paraît un peu trop dispersé et aurait gagné à se focaliser encore davantage sur son personnage principal, Collin (Daveed Diggs), dont nous suivons les trois derniers jours avant que ne s'achève sa liberté conditionnelle. Au soir de son premier jour, le sympathique Collin assiste malgré lui à une terrible bavure policière qui le chamboulera très profondément. Passant ensuite ses journées à parcourir les rues d'Oakland aux côtés de son meilleur pote, Miles (Rafael Casal), en tant que déménageur, il essaiera de faire comme si de rien n'était jusqu'à ce que sa rage et son désir de justice le rattrapent progressivement...




Dès le générique d'ouverture, Carlos López Estrada nous plonge dans l'ambiance particulière d'Oakland, une ville californienne en pleine mutation, animée et ensoleillée, qu'il filme avec un amour et un enthousiasme non dissimulés. On s'attache d'emblée aux deux personnages principaux, une paire de zonards attendrissants incarnés par un duo d'acteurs dont l'alchimie et la complicité transparaissent véritablement à l'écran. Il ne fait aucun doute que ces deux-là sont copains comme cochons derrière comme devant la caméra, se renvoyant la balle avec un plaisir communicatif. Daveed Diggs et son acolyte Rafael Casal ont d'ailleurs signé ensemble le scénario ; nous les sentons intimement impliqués dans le projet et le premier, acteur également rappeur, démontre plus d'une fois son talent pour le slam. La scène pivot de la bavure policière est la plus réussie du film : à l'image de Collin, spectateur impuissant du drame, nous restons cois et assistons extatiques à l'événement, si simple, si cruel.




Malgré tout, nous n'adhérons pas complètement au film. Celui-ci déroule son petit programme de manière trop attendue, trop prévisible. Malgré le rap improvisé étonnant de Collin lors de la scène finale, celle-ci s'avère un peu trop grotesque et gauchement amenée. Aussi, le jeune réalisateur a quelques idées de mise en scène qui nous rappellent désagréablement qu'il vient du clip et de la publicité. C'est efficace et parfois bien vu, certes, mais c'est plus souvent lourd et redondant, le message du film perd alors en impact. Les personnages que tente de creuser le scénario s'avèrent de moins en moins intéressant. La vie familiale de Miles et l'amourette de Collin semblent tout droit tirées d'une mauvaise série télé tandis que les personnages féminins, lisses au possible, ne brillent guère par leur originalité... Dommage, car lorsque Blindspotting se concentre sur la remise en question de Collin, à travers ses cauchemars récurrents et ses doutes envahissants, le cinéaste s'avère plus habile et nous offre quelques scènes qui sortent réellement du lot. C'est ce que l'on préférera retenir. Cela, et la belle énergie qui porte ce Blindspotting, nous invitent toutefois à garder un œil curieux sur ce que cette petite bande réalisera par la suite. 


Blindspotting de Carlos López Estrada avec Daveed Diggs et Rafael Casal (2018)

24 mars 2019

Heat

A l'orée des années 90, Michael Mann était le seul cinéaste en mesure de réunir les deux plus grands acteurs de notre temps. Val Kilmer et Danny Trejo. Avec, entre les deux, la star absolue du cinéma de 1995 : Tom Sizemore. Comment évoquer Heat sans revenir sur la scène-monstre du film, celle qui en a inspiré plus d'un, et qui compte pour 20% de la durée totale du métrage (soit vingt minutes), nous voulons évidemment parler de l'ouverture du film en forme de long face à face entre les deux monuments du 7ème art, Kilmer et Trejo, de part et d'autre de la table d'un diner, plan-séquence tourné en champ contrechamp (alors que les deux acteurs ne se sont jamais croisés durant les 24 semaines de tournage : magie du cinéma), dénuée du moindre dialogue. Le flic et le voyou (pris à contre-emploi, puisque Trejo incarne le flic idéal, le serpico des 90s, et Kilmer le grand voyou, le Corleone aux tempes grisonnantes fin de siècle) se retrouvent autour d'un bon kefta et n'échangent pas le moindre mot. Des grands critiques ont même poussé l'analyse jusqu'à dire que les deux comédiens n'échangent pas non plus le moindre regard. Après calcul des trajectoires de mirettes, la preuve est faite que ces quatre globes oculaires ne se rencontrent jamais. On devrait dire trois, quitte à révéler l'un des secrets les mieux gardés de Trejo, dont l'un des capteurs visuels a rendu l'âme lors d'un passage de frontière mexico-états-unienne mal négocié. 




On ne compte plus le nombre de films qui restent de pâles imitations de ce pilier du cinéma contemporain. Beaucoup s'y sont frottés, parmi lesquels Christopher Nolan qui a avoué sa dette envers Michael Mann sur les plages de Dunkerque, filmées exactement comme les rues, la banque et le diner de Los Angeles dans le film-modèle, qui aura servi de mètre-étalon pour tout un genre, et que l'on ressort régulièrement du placard pour mesurer des dimensions.




Petit retour sur le titre, Heat, soit "Condensation". Depuis le film, autrement dit depuis circa 1995, nous ressentons la pression qui grimpe à chaque fois qu'un costume de flic tourne le coin de la rue. Sueur aux tempes, moustache moite, aisselles Niagara, palpitant qui s'envole, entre-doigts de pieds enduits de graisse de phoque, genoux qui tremblent, raie du cul qui fait rigole. Et ce alors que nous sommes blancs comme neige aux yeux de la justice. On s'est juste retapé Heat dans le week-end, comme chaque week-end, et on a pu constater la force de frappe toujours intacte du cinéma de Mann. Aucun film ne porterait mieux son titre. Et aucun titre ne porterait mieux ce film.


Heat de Michael Mann avec Val Kilmer, Danny Trejo et Tom Sizemore (1995)

20 mars 2019

Triple frontière

Après Margin Call, qui s'intéressait aux coulisses de la crise financière de 2007, All is Lost, métaphore aquatique d'une société capitaliste à la dérive, et A Most Violent Year, qui nous dépeignait la chute d'un entrepreneur mafieux obnubilé par ses rêves de grandeurs, voici donc donc la nouvelle démonstration, par l'absurde, des vilains tours que peut jouer la cupidité, signée J.C. Chandor. Cette fois-ci, le réalisateur cherche à nous scotcher à nos fauteuils en nous livrant un film d'action et d'aventure, à l'ancienne, mettant en scène des mercenaires, des soldats, des hommes de terrain, réunis pour une ultime mission, avec du Metallica en fond sonore pour les accompagner. Le casting musclé annonce lui aussi la couleur. Ben Affleck, Charlie Hunnam... Ils ne sont pas connus pour leur talent de comédien, certes, mais ils peuvent sortir les muscles si besoin. Dans le premier rôle, on retrouve un habitué du cinéaste, Oscar Isaac, qui parvient à convaincre toute la petite bande de mener une opération commando dans la zone dite de la « triple frontière » (quelque part en Amérique du Sud). Leur mission : braquer la résidence surprotégée du narcotrafiquant qui règne en maître sur la région pour mettre à mal son petit commerce et, accessoirement, lui dérober son important pactole. Lors de ladite opération, la découverte d'un magot encore plus impressionnant que prévu va perturber nos hommes qui, préparés à tout sauf à ça, vont faire n'importe quoi pour emporter un maximum de dollars à la maison. Ce sont des débiles profonds.




Ramener tout cet argent au pays d'Oncle Sam s'avèrera bien plus compliqué que prévu, d'abord en raison de son poids considérable, mais aussi de la géographie et de la population locale... On devrait tenir là le prétexte à un grand film d'action quasi existentiel qui pourrait par exemple nous rappeler le génial Sorcerer de William Friedkin. On pourrait très bien ne pas s'attarder sur des détails, faire fi de la cohérence du scénario et même fermer les yeux sur les agissements idiots des personnages. Si, et seulement si, le film dépassait cela en nous saisissant par son intensité et son suspense. Or, ça n'est pas vraiment le cas... Passé une longue mise en place, étonnante par les temps qui courent, durant laquelle J.C. Chandor nous présente ces gaillards tous plus cons les uns que les autres (la palme revenant encore une fois à Ben Affleck, ridicule en soi-disant stratège de l'équipe dont les tactiques se résument le plus souvent à proposer de "foncer dans le tas", avec un petit sourire en coin, fier de sa trouvaille), la deuxième partie du film se consacre pleinement au récit linéaire de leurs mésaventures, sans temps mort. Là où d'autres devaient traverser la jungle dans des camions remplis de nitroglycérine, Ben Affleck et ses copains essaient lamentablement de traverser la Cordillère des Andes avec environ trois tonnes de dollars sur le dos et quelques poursuivants revanchards aux trousses. Malheureusement, J.C. Chandor ne s'appelle pas William Friedkin, loin s'en faut !




C'est tout de même dommage que ces personnages soient si nuls et méprisables. On se moque éperdument de ce qui peut bien leur arriver. On rigole et on est déçu quand l'un d'eux manque de justesse d'être emporté par la chute pathétique d'une mule transportant sur une corniche des sacs remplis de billets. Il faut dire qu'ils ne sont pas aidés par des acteurs au jeu très stéréotypé, qui n'embellissent pas là leurs CV, tout comme J.C. Chandor. Après un polar qui avait été très (trop !) bien accueilli à sa sortie, le cinéaste fait un bond en arrière. Lui qui faisait partie de ces jeunes cinéastes américains en vogue et considérés comme prometteurs signe là un long métrage très brouillon et mal fagoté. Les scènes d'action, si l'on peut voir bien pire chaque semaine sur grand écran dans ces films de super-héros minables, ne sont vraiment pas terribles. Le périple de notre troupe d'élite du dimanche passe pratiquement pour une randonnée ma foi assez tranquille, où l'on ne craint ni le froid ni la faim. Le scénario, aux trous béants et aux raccourcis bien faciles, ne sert en rien la nouvelle illustration des dangers de l'appât du gain par J.C. Chandor, même si l'on peut saluer le fait que ce cinéaste ait au moins un leitmotiv clair...




Au bout du compte, si Triple frontière se mate sans grande difficulté et ne constitue pas franchement un mauvais moment à passer, il n'en demeure pas moins un Expendable à peine amélioré, qui se croit bien plus beau et malin qu'il ne l'est vraiment ("Je ne me sens bien qu'avec un flingue entre les mains" reconnaît, lors d'un de ses rares moments de lucidité, un Ben Affleck au sommet de son acting). Une preuve supplémentaire que ça n'est jamais tout à fait un hasard quand le nouveau film d'un réalisateur qui a le vent en poupe finit sur Netflix. Cela cache très souvent quelque chose. En général, un film raté et voué à l'oubli. Évidemment, si l'on compare à la moyenne des trucs dispos sur la plateforme VOD, on se situe là dans le haut du panier, à l'aise. Mais tout est relatif, n'est-ce pas... Et, en l'état, Triple frontière comptera autant dans l'année cinématographique 2019 que le pet fumeux d'un petit animal malade dans l'atmosphère terrestre. 


Triple frontière de J.C. Chandor avec Oscar Isaac, Ben Affleck, Charlie Hunnam et Adria Arjona (2019)

17 mars 2019

Brain Dead

Non, ça n'est pas du petit délire gore à la réputation surfaite signé Peter Jackson dont je vais vous parler, mais bel et bien de la pépite méconnue du même nom réalisée par l'américain Adam Simon. Sorti en 1990, deux ans avant Braindead, le film d'Adam Simon a beaucoup trop souffert de cette confusion qui l'a encore davantage poussé dans l'oubli. Et pourtant ! On tient là un film d'horreur tout bonnement remarquable. Vu à l'âge de 10 ans, un mercredi matin, au gré de sa diffusion sur Canal +, j'en garde un souvenir ému, quelques images et situations bien ancrées dans mon esprit mais, à vrai dire, rien de vraiment très précis. Je ne m'en souviens, pour tout vous avouer, quasiment pas. Malgré des recherches intensives qui m'ont mené sur le dark web et dans les bas-fonds des pires vidéoclubs de Cincinnati, je n'ai jamais réussi à remettre la main sur une copie de ce film et je n'ai donc jamais pu me rafraîchir la mémoire (quasi nulle, pour rappel). Je peux, en revanche, vous décrire en détails la genèse de cette œuvre si particulière, une histoire que je connais fort bien pour m'être longtemps renseigné à son sujet... Petit retour en arrière.




A la fin des années 80, Julie Corman, la femme de Roger, embaucha deux dizaines d'étudiants pendant l'été. Des étudiants de niveau Bac + 5 minimum, triés sur le volet après des semaines d'auditions impitoyables. Sélectionnés pour leur qualité d'analyse, leur exigence face à la vie, leurs cultures cinématographiques et littéraires, ils avaient pour mission de dépoussiérer, lire et relire une centaine de vieux scénarios oubliés dans les archives de Roger Corman, au sous-sol de son vieux manoir familial californien. Après deux mois de lectures intensives, d'échanges très riches et d'analyses collectives, un script signé Charles Hector Beaumont, datant de la fin des années 60, est sorti du lot et a mis strictement tout le monde d'accord. Écrivain, scénariste et disc jokey, Charles Beaumont n'est guère ce que l'on pourrait appeler un inconnu dans le domaine du fantastique et de la science-fiction puisqu'on lui doit les scénarios de quelques épisodes marquants de la fameuse série télé La Quatrième Dimension. Marqué par la Guerre Froide qui faisait rage au moment de l'écriture de son script maudit et par les innovations scientifiques regardées avec méfiance à cette même période, Charles Beaumont a rédigé une véritable invitation à nous perdre dans les dédales kafkaïennes d'un cerveau malade. Son texte malsain est un cauchemar paranoïaque qui ne laisse pas indemne son pauvre lecteur... Selon la légende, aucun des vingt étudiants embauchés pour le défrichage des textes abandonnés n'a ensuite poursuivi ses études, chacun d'eux préférant s'éloigner d'Hollywood et optant pour une vie monacale, rangée des bagnoles. On note également un taux anormal de suicides et de dépressions parmi les malheureux, à jamais bouleversés par leur expérience chez les Corman et par le synopsis diabolique de C. H. Beaumont.




Dix ans plus tard, personne n'avait osé s'attaquer à la folle histoire inventée par Charles Beaumont un soir d'ivresse. Le scénario, jugé inadaptable par les plus raisonnables producteurs, avait même acquis une très sombre réputation dans les couloirs des studios hollywoodiens, certains allant jusqu'à le surnommer "Le Necronomicon des Scénars", un truc capable de rendre fou l'infortuné et courageux lecteur qui aurait l'outrecuidance d'y aventurer ses pauvres yeux. Il fallait donc bien un débile complet venu d'ailleurs et de la trempe d'Adam Simon pour s'y casser les dents et se charger de l'adaptation. Adam Simon, de son vrai nom Edgar Sigmond, natif de Paris, Texas, et seul héritier de la famille Post-it, inventeur des feuilles de papiers autoadhésives amovibles du même nom, a mis tous ses deniers personnels sur le tapis pour racheter les droits du sacrosaint scénario. Après des mois de travail et avec l'aide précieuse d'un fidèle cousin prénommé Gaspard, Adam Simon remit simplement le texte de Beaumont au goût du jour en réactualisant ce récit démoniaque datant des sixties au début des années 90, avec tout ce que cela sous-entend de progrès scientifique et de peur liée à la fin du millénaire. 




Avec un tel scénar en main, Adam Simon pouvait choisir les meilleurs acteurs du moment, les plus grandes vedettes seraient naturellement à sa disposition. C'est ainsi que son choix s'est très logiquement porté sur Bill Pullman et Bill Paxton. Le premier était alors au sommet de sa gloire après avoir vaincu sa peur des araignées dans Arachnophobie ; le second avait du mal à caler un nouveau projet entre les différentes et incessantes propositions du couple d'amis Cameron-Bigelow. Brain Dead est, à ce jour et à ma connaissance, le seul film qui a réussi à réunir les deux plus grands Bill du cinéma américain (n'en déplaise aux fans de Bill Murray et Bill Smith). Bill Pullman a accepté de se raser la tête pour les besoins du rôle, lui qui a d'ordinaire de si beaux cheveux et que l'on reconnaît immédiatement à sa jolie mèche sur le côté. Bill Paxton a quant à lui consenti à les coiffer en arrière, utilisant pour cela de la laque, alors qu'il préfère les laisser naturels, plutôt en bataille, et qu'il est d'ordinaire rétif à l'usage de tout produit d'hygiène. Des concessions bien rares et lourdes de sens de la part de telles pointures, plus habituées à dicter leurs lois sur les plateaux et à avoir droit de vie ou de mort sur le metteur en scène et ses techniciens. 




Mes connaissances sur ce long métrage s'arrêtant là, je vous propose à présent un pitch succinct, basé sur mes minces souvenirs et le site IMDb (qui fait tout de même autorité dans le secteur cinématographique et télévisuel). Docteur Rex Martin (Bill Pullman) est l'un des meilleurs neurochirurgiens du monde. Spécialisé dans les lobotomies, ces terribles opérations à crâne ouvert, il étudie tout particulièrement le cerveau des paranoïaques, des schizophrènes et des personnes ayant voté François Fillon pour essayer de comprendre les mécanismes biologiques de la folie. Mais on ne pénètre pas le cerveau des autres et des plus grands tarés de ce monde sans danger... A la suite d'un banal accident, il devient son propre cobaye et peut étudier sur lui-même les effets terrifiants de la folie ! Lors d'une terrible expérience financée par son ami Jim Reston (Bill Paxton), un homme d'affaire texan milliardaire, le Docteur Rex Martin se retrouve en effet coincé dans ses cauchemars et ses hallucinations morbides, emportant le spectateur avec lui, ne sachant plus déceler le vrai du faux, ni distinguer le bien du mal, perdant définitivement pied avec la réalité et abandonnant pour de bon son humanité !




Difficile de résumer un tel film, qui nous propose, grosso mierdo, rien de moins que d'assister, impuissant, à la déchéance totale d'un être humain pourtant intelligent et sain. La lente mais brutale descente aux enfers de Bill Pullman nous est montrée sans détour (il me semble). Je me souviens seulement d'une scène où Bill Pullman, l'air complètement ahuri, ouvre une simple porte et se retrouve face au néant, dans les nuages, aspiré par le vide ! On le voit s'accrocher comme il peut dans l'encadrement de la porte, les cheveux au vent, la tronche toute tirée en arrière. Une grande scène. Il y a aussi un autre moment inoubliable où l'on voit un mec à la plage, le crâne décalotté, son cerveau à l'air libre, ouvert au quatre vents, et malgré tout jovial, profitant du paysage. Je crois que j'ai fait le tour de tout ce dont je me souviens. C'était un mercredi matin, je n'avais pas école, et j'étais heureux d'avoir pu découvrir un tel OFNI. Bill Pullman devenait, pour quelques semaines, mon acteur préféré et je voulais la même coupe de cheveux que lui (celle qu'il arbore en vrai et qu'il n'a jamais quitté, pas la boule à zéro). La petite histoire raconte que c'est en regardant Brain Dead que David Lynch a choisi d'engager Bill Pullman pour Lost Highway. Quand une légende rencontre un mythe...


Brain Dead (Sanglante paranoïa) d'Adam Simon avec Bill Pullman et Bill Paxton (1990)

12 mars 2019

Blackout Total

On s'apitoie souvent sur la déliquescence des films comiques français, mais côté américain, ça ne va pas fort non plus, sachez-le. Et ça commence à faire un bail... Blackout Total, titre "français" de Walk of Shame, se présente plus ou moins comme une version "girly" (punissez-moi) de Very Bad Trip. Le genre de film où il se passe des trucs de dingue, où les personnages n'en finissent pas d'halluciner et se retrouvent embarqués dans des situations trop délirantes. Bref, un truc de ouf je vous dis. Elizabeth Banks campe ici une présentatrice télé de seconde zone qui ne rêve que d'une chose : une promotion, bien entendu. Cette promotion semble lui tendre les bras et ne pas pouvoir lui échapper, à tel point que le soir où elle apprend que le poste tant désiré hérite finalement à une autre, elle n'a qu'une solution pour s'en remettre et oublier : se défoncer la gueule. Accessoirement, son boyfriend décide de la plaquer le même soir, ce qui la rend d'autant plus ouverte à toutes les propositions, qu'elle appelle de tous ses vœux...




Elizabeth Banks pique donc une robe moulante à sa copine vulgaire et tellement débile qu'on se demande bien comment elle peut l'avoir comme amie, et la voilà partie pour une soirée de débauche. Elle finira dans le plumard du bellâtre James Marsden, un écrivain (lol) vivant dans un T12 à la hauteur de plafond incroyable, meublée et décorée par des techniciens survoltés. A son réveil, Elizabeth Banks panique : en consultant sa messagerie, elle apprend que la promotion rêvée est encore possible, à condition de se rendre au travail fissa pour convaincre ses futurs employeurs. Le film nous propose alors de suivre les mésaventures de cette zonarde ailurophobe en tenue voyante, à la recherche désespérée de sa sacrosainte bagnole où elle a laissé son sacrosaint sac à main...  




Blackout Total pourrait partir de son pitch minable pour enchaîner les péripéties comiques et ne jamais ennuyer son spectateur. Encore faudrait-il pour cela s'appuyer sur une personnage principal attachant et amusant. Elizabeth Banks est peut-être à l'aise en tenue moulante, elle n'est strictement jamais drôle et ne dégage pas l'énergie suffisante pour porter un tel scénario. On finit même par prendre son personnage en grippe, notamment quand celui-ci fait mine de ne plus se souvenir si, oui ou non, des teubs ont été sucées durant la nuit. C'est odieux. La pauvre actrice passe aussi tout le film à répéter qu'elle n'est pas une pute. Elle porte une robe moulante, courte et décolletée, alors tout le monde la prend logiquement pour une pute.




A côté de ça, j'ai pu lire ici ou là qu'il s'agissait d'un film féministe. Sans blague... Peut-être s'agit-il alors de ce nouveau féminisme, bas de plafond et bête comme ses pieds à n'en plus pouvoir, déjà entr'aperçu dans d'autres films comme Sous les jupes des filles ou Bachelorette... A part une petite bande de dealers blacks plutôt sympathique et un duo de flics maladroits dont le potentiel comique est totalement ignoré, notre présentatrice télé ne fera, ne dira, ne provoquera rien d'un tant soit peu drôle pendant 90 très longues minutes. Je voulais seulement me marrer et j'ai fini par me forcer à aller au bout, au bout de mon chemin de croix, plus pénible et encore moins drôle, si c'est Dieu possible, que celui d'Elizabeth Banks. L'horreur.


Blackout Total de Steven Brill avec Elizabeth Banks, James Marsden, Sarah Wright et Gillian Jacobs (2014)

10 mars 2019

La Surface de réparation

Tous les cinéphages ont leurs péchés mignons. L'un des miens consiste à m'envoyer des petits films français sans prétention, quitte à prendre de grands risques et me flinguer des soirées en beauté. Cependant, je tombe parfois sur de bonnes surprises... La Surface de réparation, le premier long métrage de Christophe Régin, en est une. Et pourtant, sur le papier, il y avait de quoi craindre le pire, notamment en raison de la présence en tête d'affiche de Franck Gastambide, au nom toujours aussi problématique et que l'on avait jusque-là seulement croisé dans des pures saloperies. Dans un registre dramatique, l'acteur d'ordinaire abonné aux comédies de bas étage étonne et trouve sûrement son meilleur rôle.




Francky Gastambide incarne ici l'homme à tout faire d'un club de foot de province (même si celui-ci n'est jamais clairement nommé, il doit très vraisemblablement s'agir du FC Nantes, à en croire la couleur des maillots, la localisation du stade et surtout ces écussons facilement visibles mentionnant "FC NANTES" en lettres majuscules). Condamné à rester dans l'ombre, Franck (c'est aussi son prénom dans le film, ce qui en dit long sur la promiscuité entre le personnage et l'acteur, passionné de football...) est chargé de garder un œil sur les footballeurs du club pour limiter aux maximum leurs écarts de conduite. Indispensable, il est le petit rouage qui permet à la machine de fonctionner à peu près, travaillant en étroite relation avec le proprio du club, incarné par un Hippolyte Girardot comme toujours irréprochable et très crédible.




Surveiller les entrées et sorties en boîte de nuit, s'assurer du bon régime alimentaire des joueurs, leur fournir un chinchilla de compagnie pour occuper leurs gamins, couvrir les infidélités de la star du club, refourguer les places restantes à l'entrée du stade avant les matchs... telles sont ses différentes missions, que nous suivons sans déplaisir car Christophe Régin filme tout ça sans perdre de temps, en collant aux baskets d'un acteur qui nous livre une prestation à faire rougir Vin Diesel (dont il partage le charme viril et la capillarité). On pense réellement à la vedette de Fast & Furious quand Franck Gastambide est amené à jouer la contrariété : sa moue ressemble alors à s'y méprendre à celle que peut réussir à produire Vin Diesel dans la même situation (et qui correspond à l'une de ses trois expressions faciales).




A travers ce personnage périphérique, Chris Régin nous propose une plongée originale dans le milieu du foot, quitte à en écorner l'image. Le réalisateur adopte une démarche anti-spectaculaire (aucun extrait de match, rien) pour mieux nous dévoiler l'envers du décor, en restant toujours dans les coulisses, loin des passements de jambes et des paillettes. Il se cantonne à ces chambres d'hôtels anonymes, à ces apparts luxueux sans âme et à ces bars miteux à proximité du stade, là où se joue l'essentiel. Cette vision du foot est une proposition plutôt accrocheuse qui nous maintient curieux et le sujet du film pourrait se limiter à cela mais, très vite, l'arrivée d'une jeune femme vient dérégler la vie de Franck. Il s'agit de Salomé, une blonde habituée à plaire aux footeux, campée par Alice Isaaz, qui poussera Franck à remettre en question son boulot.




Hélas, La Surface de réparation se désagrège dans sa dernière demi-heure (ce qui est toujours très gênant pour un film d'1h30). Les dialogues grotesques paraissent beaucoup moins bien torchés et on a alors vraiment l'impression de tomber pour de bon dans le téléfilm. On a ainsi droit à quelques scènes qui tutoient le ridicule dont une qui se termine par une bagarre en bord de mer entre Franck et l'ingérable Djibril Azambert (star sur le déclin, fraîchement recrutée par le club). C'est dommage, car jusque-là c'était plutôt agréable à suivre et ça gardait une assez bonne tenue. On préfère tout de même en retenir le positif, à savoir cette prestation étonnante de Gastambide, cette vision, de l'intérieur, du petit monde du foot et ce portrait, plutôt attachant, d'un personnage fidèle à ses principes et à son club. Reste à savoir si j'étais particulièrement dans un bon soir ou quoi quand j'ai lancé ça...


La Surface de réparation de Christophe Gérin avec Franck Gastambide, Alice Isaaz et Hippolyte Girardot (2018)

5 mars 2019

Violences sur la ville

Drôle de film que cet Over the Edge, trop injustement méconnu par chez nous, sorti en 1979 et signé Jonathan Kaplan, un curieux cinéaste qui n'a rien réalisé de très notable par la suite, si ce n'est peut-être Les Accusés (principalement connu pour la prestation oscarisée de Jodie Foster). Réintitulé Violences sur la ville dans sa version française, ce film traite de thèmes délicats avec une radicalité tout à fait déconcertante aujourd'hui, surtout dans ce qui se présente, a priori, comme un teen movie bon enfant et sympathique. Le tout premier plan situe l'action : une ville nouvelle, une petite banlieue nommée New Granada, présentée par un panneau comme "la ville de demain, aujourd'hui". Quelques lignes apparaissant à l'écran nous informent cependant que le film se base sur une histoire vraie qui s'est déroulée dans une ville semblable dont les architectes et urbanistes avaient omis de prendre en compte que plus d'un quart de la population avait moins de 15 ans. Que font de si nombreux jeunes quand ils se retrouvent livrés à eux-mêmes dans un espace qui n'a guère été pensé pour eux ?




Pour tromper leur ennui, les gosses vont évidemment faire quelques conneries et fumer pas mal de joints, tout en passant beaucoup de temps dans le seul endroit qui leur semble réellement dédié : un centre pas franchement flambant neuf, où ils peuvent jouer aux cartes, au billard et, surtout, se retrouver, sous le regard de la seule adulte du coin qui a l'air de vraiment s'intéresser à eux avec bienveillance. Après une petite altercation avec un flic zélé, les tensions vont aller crescendo et nous suivrons surtout les mésaventures de Carl (Michael Kramer, dont il s'agit de la seule apparition marquante au cinéma) et de son pote Richie (Matt Dillon, dans son tout premier rôle, affublé d'un look assez terrible, avec jean taille méga haute et t-shirt ultra court révélant son ventre d'adolescent), de leurs journées agitées au collège à leurs soirées éméchées. Jonathan Kaplan choisit de coller aux baskets de ces ados tout à fait crédibles et plutôt attachants, amenés à évoluer dans des décors plutôt craignos, sans horizons possibles. Carl habite une maison pavillonnaire, il se réfugie dans la musique, qu'il écoute au casque, à plein volume, isolé dans sa chambre (The Cars, Van Halen, Cheap Trick, Ramones et Jimi Hendrix formant ainsi une BO en phase avec son époque) ; de son côté, Richie vit dans un des appartements d'une barre d'immeuble sordide où nous ne rentrons jamais et aurait davantage tendance à s'abandonner dans la drogue.




Moins doué quand il s'intéresse aux adultes, Jonathan Kaplan filme avec une belle acuité ces groupes de gamins. Leurs relations amicales et amoureuses sont particulièrement bien dépeintes, l'adolescence est fidèlement représentée, de la manière la plus simple possible. Le réalisateur nous donne seulement l'impression de regarder ces jeunes personnages en face, pour ce qu'ils sont, sans les juger ni les glorifier. Quelques scènes s'avèrent même assez touchantes, je pense tout particulièrement à cette petite parenthèse amoureuse où le jeune personnage principal, reclus dans une maison en travaux abandonnée, passe une première nuit avec sa copine. Nous les retrouvons au petit matin et nous les voyons s'embrasser dans l'embrasure d'une baie vitrée, avant le départ de la fille. Derrière eux, les nuages ont une forme menaçante, avec l'impression qu'une fumée d'explosion ou d'incendie s'élève au loin, annonçant les événements à venir. La mise en scène inspirée de Jonathan Kaplan, avec ce lent recadrage, depuis l'intérieur de la maison abandonnée et à travers la baie vitrée, sur l'adolescente qui s'éloigne, nous rappelle joliment le fameux plan de La Prisonnière du désert.




Une autre scène étonne par la douceur qu'elle dégage d'une façon très naturelle, celle où Carl retrouve le caïd qui l'a passé à tabac quelques temps auparavant, lors d'une parenthèse inattendue de calme et de réconciliation. Après s'être pris une gamelle en moto sous les yeux de Carl, qui l'observait en cachette, le caïd tombe un peu le masque pour nous apparaître dans toute sa simplicité (le jeune acteur est excellent). Comme beaucoup d'adolescents, Carl est naturellement attiré par les rebelles (son copain d'infortune joué par Matt Dillon en est un autre) et il éprouve une drôle d'admiration pour ce garçon à peine plus âgé que lui, qui vit à l'écart et semble assumer sa marginalité. D'un seul coup, au-delà des règles de narration et des conventions de scénario habituelles, nous nous retrouvons juste avec deux grands gamins qui s'assoient, discutent et se rapprochent, tout en continuant à se défier gentiment et avec une certaine complicité... Cela donne une scène très vivante, très belle qui fait partie de ces quelques moments de grâce que nous réserve ce film surprenant.




Over the Edge prend une tournure étonnante dans sa dernière demi-heure, survoltée et quasiment digne de l'un des meilleurs films de siège de John Carpenter (l'ambiance s'en rapprocherait presque). Dans une inversion ironique du rapport de force et une réappropriation brutale de l'espace par les jeunes, ces derniers enferment les adultes (parents, professeurs, flics et autres gestionnaires de la ville) dans leur collège et laissent libre cours à leur frustration dans un déchaînement de violence festif, insolent, revendicatif et amusé. Cette frénésie nous mènera tout droit vers une conclusion au goût très amère, brutalement amenée par une ellipse soudaine qui achèvera de faire du film de Jonathan Kaplan une chronique adolescente violente, pessimiste, ambiguë et toujours actuelle. Représentatif de son époque, à la charnière des années 70 et 80, Over the Edge pourrait être le résultat d'une sorte de croisement improbable entre Steven Spielberg et Don Siegel ; un film sombre, intense et émouvant, comme les américains savaient en faire à la pelle à cette période et qui mérite donc amplement d'être redécouvert.


Violences sur la ville (Over the Edge) de Jonathan Kaplan avec Michael Kramer, Matt Dillon, Pamela Ludwig, Harry Northup et Vincent Spano (1979)

3 mars 2019

Mad Love in New York

Heaven Knows What, alias Mad Love in New York, est le chaînon manquant entre les deux premiers films plutôt tranquilles des frères Safdie et leur véritable coup d'éclat plus survolté, le bien nommé Good Time. Dès les premières minutes, nous avons comme la sensation d'être pris à la gorge. Une musique électronique stridente accompagne les ébats et la séparation douloureuse de deux junkies dans les rues de New York. Nous suivons ensuite Harley, jeune femme sans toit et addict sévère, éperdument amoureuse d'Ilya, autre SDF héroïnomane. Le style du film n'étonnera pas ceux qui sont déjà familiers avec le cinéma des frères Safdie : enrobé d'une bande son aux petits oignons (Isao Tomita, Ariel Pink...), mené tambour battant, sec et sans chichi, on a l'impression de coller aux baskets des personnages. Effet garanti. Heaven Knows What nous scotche littéralement et impressionne même régulièrement, comme lors du générique d'ouverture, long plan séquence muet où la caméra virevolte, avec une fluidité exceptionnelle, passant d'une pièce à l'autre, d'un personnage au suivant, tout cela sur une musique électronique dissonante. Nous assistons à une crise de la jeune Harley, dans l'hôpital psychiatrique qui l'a accueillie suite à sa tentative de suicide. Avant cela, la scène d'intro nous avait déjà mis sur le carreau. Pour prouver son amour absolu à Ilya, Harley, dans un élan de folie, se taille les veines devant lui, en pleine rue. Ambiance.




Malgré tout cela, le troisième long métrage de Joshua et Ben Safdie ne tombe jamais dans la facilité, il n'est pas bêtement glauque et ne se complaît guère dans un misérabilisme sordide. Il semble simplement nous dépeindre la réalité, la vie de la rue, tel qu'aucun autre film ne l'avait fait. On repense évidemment à Panique à Needle Park de Jerry Schatzberg mais il s'agirait alors d'une version contemporaine, beaucoup plus crue et donc parlante. Les Safdie portent un regard étonnant sur ces personnages, dénué du moindre jugement. Ils livrent un film d'une puissance rare, sans doute doté d'une force dissuasive incomparable contre la drogue. Les acteurs, qui ont simplement l'air de ne pas en être, sont tous bluffants, à commencer par Arielle Holmes, dont j'apprends que le scénario est basé sur ses mémoires. Mad Love in New York est une sacrée expérience dont on ressort un peu K.O, plus convaincu que jamais par le talent hors norme des frères Safdie, qui font décidément partie des plus passionnants cinéastes américains actuels.


Mad Love in New York (Heaven Knows What) de Joshua et Ben Safdie avec Arielle Holmes, Caleb Landry Jones et Buddy Duress (2014)