24 octobre 2024

Geographies of Solitude / Le Plein pays

Allez savoir si chaque homme est une île ou si aucun homme n'en est une, en tout cas Jacquelyn Mills, dans Geographies of Solitude, sorti en 2022, filme une femme et une île. Une femme, Zoé Lucas, naturaliste et environnementaliste. Sur une île. L'Île de sable, minuscule terre canadienne en forme de sourire, sise à 170 kilomètres au large des côtes de la Nouvelle-Écosse, dans l'océan Atlantique. Zoé Lucas y vit depuis plus de 40 ans, seule. En tout cas seule humaine, puisque habitent aussi là de nombreux insectes et autres coléoptères, des oiseaux bien sûr, et même des chevaux, jadis emmenés là par les hommes puis abandonnés, mais qui prospèrent depuis dans les dunes, où ils vivent, se reproduisent, meurent. Le documentaire, d'une grande beauté et d'un calme agréable, montre les tâches incessantes et répétitives de Zoé Lucas sur cette île qu'elle arpente sans relâche depuis des décennies, qu'elle observe, étudie, nettoie et aime, où elle multiplie les prélèvements de toutes sortes, au risque d'accumuler chez elle des collections ubuesques de capsules de bouteilles, de ballons crevés en quantités faramineuses, de badges en plastique et autres menus objets débiles dont elle tente d'identifier la provenance, et qui l'inspirent aussi, dont elle se sert pour confectionner de nombreuses créations artisanales et artistiques qui décorent son foyer.  Et tous les jours de colliger des centaines, des milliers de données sur tout ce qui se passe là, avec un souci renouvelé du détail et de la précision qui laisse pantois non pas en soi mais maintenu sur une telle durée, qui épuise par procuration aussi, et qui interroge : qui lira tout ça ? qui s'en servira, après Zoé Lucas ? Ce travail de fourmi, si précieux et si colossal, restera-t-il vain ?
 
 



Or, comme Zoé Lucas se sert des détritus venus polluer l'île pour en faire de beaux objets, Jacquelyn Mills tend à faire de la matière même de l'île, de son substrat naturel et des objets qui la polluent, son film, ou, pour le dire autrement, tente de faire du film, de la matière filmique, à partir de la matière même de l'île et de ce qui s'y trouve. En utilisant diverses techniques, par exemple de collage, de superposition, et en réalisant des expériences, la cinéaste canadienne ponctue son documentaire de séquences expérimentales où la pellicule, exposée à la lumière des étoiles, développée dans les algues marines ou enfouie dans le sable, est soumise aux aléas et aux substances du milieu. Et le travail sur le son n'est pas en reste, quand Jacquelyn Mills capte avec un microphone de contact les moindres frémissements des herbes, les pas des plus petites bêtes, et en emplit, si l'on peut dire, l'image. Si bien que le film entier prend corps, ou racine, et en finirait presque par devenir une île lui-même, et par faire sentir les embruns et l'iode, nous laisser un petit goût de sable sur la langue. Et dans le même temps, alors que l'île et le film tendent à ne faire plus qu'un, la distance entre la réalisatrice et Zoé Lucas s'amenuise, à mesure que les paroles de la scientifique — que des images d'archives nous montrent toute jeune, à son arrivée sur l'île, avec des collègues encore à l'époque : et l'on mesure alors le temps écoulé depuis sur cette île minuscule et pour ainsi dire nue, tandis que le visage actuel de la chercheuse tarde à être approché, à nous être montré — se font plus personnelles, tentent de dire ce qui la retient à ce petit monde de solitude, et que pointent à la fois quelques regrets, par exemple de ne pas avoir vécu autre chose, et l'évidence, le temps passant, que sa place était bel et bien là.
 
 

 
 
 
Le beau film de Jacquelyn Mills m'a fait repenser à un autre documentaire fascinant, Le Plein pays, du français Antoine Boutet, réalisé en 2009, d'un aspect beaucoup plus brut, avec une image vidéo pauvre en qualité, qui suit, pendant une heure, Jean-Marie, dont on se demande pendant tout le film à quel point il est fou, qui vit seul et isolé dans une forêt française, terrifié par la surpopulation qu'il fuit, certain qu'elle annonce une catastrophe globale inévitable, et qui — quand il n'est pas fourré dans sa cambuse délabrée, envahie d'un fatras pas possible d'objets trouvés plus ou moins dégueulasses et d'autres à l'effigie de vedettes populaires, à écouter de la variété sur son poste radio, dont Jacques Brel chantant le "le plein pays" qui est le sien, et Jean-Marie de chanter par-dessus en faisant semble-t-il involontairement cette erreur qui donne son beau et triste titre au film — passe sa vie à excaver le sous-sol des bois qu'il arpente, retirant de la terre des roches énormes avec une volonté et une abnégation délirantes, pour creuser des galeries dans lesquelles il dessine des gravures pariétales destinées à délivrer un message aux futurs habitants du monde, ceux d'après la catastrophe. 
 
 


 
Le personnage est non seulement sidérant mais très attachant. Notamment dans cette séquence, si mes souvenirs sont bons, où, dans une des grottes qu'il creuse et orne de ses gravures étranges, Jean-Marie se met à psalmodier une étrange litanie, quelque chose comme une prière païenne, pour sa fille (j'espère ne pas me tromper, mais il me semble bien que c'est pour sa fille), dont les paroles, répétitives mais soumises à des variations improvisées, forment un poème aussi simple que bouleversant. Et l'on aimerait en savoir plus encore sur cet homme, clochard voûté, hargneux au "travail" épuisé, entouré de débris d'enfance et des rebuts d'un monde à moitié disparu, qui semble malheureux de l'avoir perdu.
 




Jean-Marie, jobard misérable, marginal cabossé et solitaire, homme des cavernes moderne et dépassé, triste comme les pierres, ces blocs rocheux énormes et informes qu'il s'acharne à sortir du sol pour aller peupler ses galeries sous la terre de toutes les paroles, gravées ou chantées, qu'il n'adresse à personne quand il remonte en surface, dans le monde, où son seul lien avec les autres est un émetteur branché sur Radio Nostalgie, n'a certes rien à voir avec Zoé Lucas, scientifique méthodique chevronnée qui dédie toute son existence à la préservation d'un écosystème et à l'analyse rigoureuse des phénomènes "anthropocéniques" qui le menacent chaque jour un peu plus. N'empêche. Dans les deux films, aussi remarquables l'un que l'autre, se dessine le portrait d'une personne seule, à la frontière entre génie et folie (la balance penchant clairement plus d'un côté de part et d'autre, vous l'aurez compris), creusant le sillon de sa propre solitude, hantée par l'angoisse de ce qui s'est perdu et de l'inévitable catastrophe qui vient, prélevant et accumulant les pierres, les plantes, les squelettes d'animaux et toutes autres choses, dont des déchets plastiques, pour l'une, des choses tirées du sol, les pierres et des déchets enfouis, pour l'autre, mais qui continuent de noter, de chanter, de creuser, de créer, pour qu'une forêt parle et qu'une île de sable soit regardée et que toute son histoire soit jour après jour consignée, et pour que tout cela, malgré tout, existe, ait existé.


Geographies of Solitude de Jacquelyn Mills avec Zoé Lucas (2022)
Le Plein pays d'Antoine Boutet avec Jean-Marie (2009)

16 octobre 2024

The Harbinger / The Witch in the Window

 
 
Oubliez Ari Aster, Robert Eggers et Jordan Peele, ces pâles figures de proue de cette soi-disant elevated horror, autant de tocards qui pètent plus haut que leurs culs et sont pourtant infoutus de réaliser un seul vrai bon film de bout en bout. Tandis qu'ils font la une des plus respectables revues consacrées au cinéma et que leurs critiques les plus mal avisées et connectées les citent systématiquement dans leurs sordides tops annuels ou bi-mensuels, le persévérant Andy Mitton, loin des radars, va son chemin, en toute discrétion, voyant au mieux ses œuvres modestes, qu'il scénarise, monte et met également en musique, diffusées sur des plateformes spécialisées au flair bien affûté. La comparaison est sciemment provocatrice, certes, mais vous aurez compris que je ne suis fan d'aucun des cinéastes susmentionnés et il y a de quoi être attristé quand on constate le manque de notoriété d'Andy Mitton et les notes cruelles que ses petits films récoltent sur les databases les plus fréquentées – parmi ces films, seul le laborieux We Go On, co-réalisé avec Jesse Holland et en grande partie flingué par son acteur principal, paraît mériter une certaine sévérité, tant il n'amène rien de neuf sur un thème rebattu (la vie après la mort) et pourrait refroidir les plus bienveillants spectateurs.

Après avoir été accueilli outre-Atlantique sur Shudder, The Harbinger était visible par chez nous sur Shadowz, qui a eu le bon goût de nous le proposer l'année passée dans le cadre d'un marathon horrifique spécial Halloween. Il s'agit déjà du quatrième long métrage du cinéaste américain spécialisé dans l'horreur qui, dans chacun de ses films, s'intéresse toujours de près à ses personnages, prend le temps de les faire exister, et cherche à aller au-delà du frisson facile en peaufinant de belles atmosphères desquelles surgissent toujours quelques grands moments d'angoisse. Peut-être tourné en plein confinement et avec trois bouts de ficelle, The Harbinger semble a priori causer du Covid, du confinement et de ses tristes effets sur les plus fragiles d'entre nous par le biais du récit d'un lent effondrement mental où hallucinations flippantes et réalité déprimante vont de plus en plus intimement s'entremêler. Plus généralement, le film aborde le sujet de la dépression de manière assez frontale et courageuse, ce qui l'empêche au passage d'être trop directement associé à la seule période de la pandémie et lui permet d'être plus atemporel.

 

 
Au-delà de ça, The Harbinger constitue également une très simple et belle histoire d'amitié. On y suit en effet une jeune fille qui, suite à l'appel au secours d'une vieille amie, s'affranchit du confinement strict respecté par sa famille pour aller lui rendre visite, l'aider et passer du temps avec elle dans son appartement délabré. Andy Mitton utilise intelligemment les divers éléments associés à la crise sanitaire, à commencer par la paranoïa ambiante fondée sur la peur irraisonnée d'être contaminé et le port du masque évidemment susceptible de divulguer n'importe quelle monstruosité inattendue. Autant d'outils qu'il place au service de son récit d'horreur avec une malice qui relève de l'évidence. Il reprend aussi le fameux masque porté par les médecins de peste pour habiller la sombre entité qui symbolise la menace dépressive omniprésente. Avouons qu'après une première heure rondement menée, le cinéaste semble ici avoir eu quelques difficultés à boucler son récit, on regrette ainsi un petit ventre mou où l'on ne sait plus trop où il veut en venir. Heureusement, il retombe tout de même sur ses pattes en beauté avec une ultime scène toute en sobriété, au pessimisme accablant mais hélas sensé, conclue d'une pirouette des plus logiques.

Quelques années auparavant, Andy Mitton avait signé une autre bobine horrifique de la plus belle eau, le plus abouti et plus court The Witch in the Window qui, quant à lui, nous racontait une belle histoire d'amour filial entre un père et son jeune fils derrière ce qui se présentait d'abord comme un bon vieux film de maison hantée. En réhabilitant une vieille ferme perdue dans le Vermont, un homme et son fils sont confrontés à l'esprit de son ancienne propriétaire, une femme à la solide mais ambiguë réputation de sorcière dont on évitait jadis de s'approcher de trop près du territoire. En réalité, le papa veut retaper cette jolie baraque dans l'espoir de donner un nouveau souffle à son couple qui bat méchamment de l'aile, comme on l'a compris dès la première scène, à la tension domestique sèche et des plus crédibles. La rupture définitive et le divorce planent, le garçonnet en souffre en silence, croyant au rêve de son père et s'accrochant au vain espoir de voir ses parents réunis dans une maison qui, sur le papier, a effectivement tout pour plaire à sa maman. Sauf que la sorcière s'avère assez possessive envers les infortunés, désireux de vivre chez elle. Et c'est l'occasion pour le réalisateur de déployer son sens de l'atmosphère manifeste et de nous proposer quelques pics de terreur véritables qui nous scotchent à notre fauteuil.


 
 
Lors de scènes a priori anodines où nous voyons père et fils s'affairer autour de la maison pour lui refaire une beauté, Andy Mitton joue brillamment de la profondeur de champ, sur ce qui peut se jouer en arrière-plan, en invitant le spectateur à être aux aguets, à guetter la moindre apparition fantomatique de ladite sorcière, illustrant littéralement, à plusieurs occasions, avec cette simplicité chère aux grands talents, le titre de son œuvre pleine de modestie. Il se montre dans le même temps capable de mettre en boîte des scènes au suspense étouffant, sans utiliser de ficelles faciles, mais en jouant avec brio sur l'attente, la crainte de voir enfin. Un autre grand moment d'effroi nous fait partager les hallucinations d'un père dont le chagrin l'amène à imaginer une réconciliation désespérée. Une scène patiemment amenée, au dénouement aussi glaçant qu'attendu, qui parvient même, et c'est bien là le plus dur, à nous émouvoir. Si les comédiens sont irréprochables (en particulier le daron Alex Draper qui, en outre, a de faux airs de leader quinqua d'un respectable groupe d'indie rock du nord-ouest américain), c'est aussi les dialogues du cinéaste qui sonnent justes et évitent savamment les clichés redoutés. Cette histoire de sorcière est donc avant tout le prétexte pour nous proposer un film sensible et délicat, où nous sommes touchés par ce que vivent des personnages bien caractérisés et par les enjeux dramatiques dévoilés progressivement. On prend autant de plaisir à le regarder qu'à lire une nouvelle fantastique écrite par un maître. Du velours pour les amateurs de frissons distingués, d'ambiance soignée, d'horreur réellement intelligente, qui s'en régaleront en déplorant, comme moi, que l'auteur ne bénéficie pas d'une plus grande renommée tout en se réjouissant d'avoir affaire à une obscure pépite injustement méconnue. Non, vraiment, croyez-le ou non, Andy Mitton est parmi la crème du cinéma d'horreur indépendant américain du moment.


The Harbinger d'Andy Mitton avec Gabby Beans, Emily Davis et Raymond Anthony Thomas (2022)
The Witch in the Window d'Anty Mitton avec Alex Draper et Charles Everett Tacker (2018)