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24 août 2021

Les Derniers jours du monde

Après avoir réalisé entre autres les très sympathiques Peindre ou faire l'amour et Voyage aux Pyrénées, deux films réunis par leur modestie et par la simplicité de leurs moyens, et avant L'Amour est un crime parfait, film ô combien imparfait, les frères Larrieu ont sorti il y a douze ans ce film apocalyptique dont le titre annonçait un spectacle de grande ampleur, et qui racontait effectivement la fin du monde avec son lot de massacres, de mouvements de foule, d'errances et de matchs de volley-ball. On retrouvait au casting un habitué des Larrieu, Mathieu Amalric, ici manchot, et, déjà, Karin Viard, ainsi que Catherine Frot et d'autres gens. En sortant de la salle à l'époque, je m'attendais presque à trouver les rues désertes et jonchées de cadavres. Il semblait s'être passé tant de temps – une éternité – entre le moment où j'étais entré dans le ciné et celui où j'en ressortais que je n'aurais pas été surpris de découvrir que le monde avait pris fin entre-temps, non des suites d'un cataclysme aux causes multiples, comme dans le film, juste mort de vieillesse.




 
Les Derniers jours du monde, film trente fois trop long, est quand même assez libre et original, possède quelques moments intéressants et a le mérite de dépeindre une fin des temps loufoque mais finalement plus crédible que celles qu'on nous sert en règle générale, même si dans l'ensemble, disons-le, ça ne va pas très loin. Le film va pourtant de Biarritz à Pampelune en passant par Hong Kong, Saragosse et le Canada pour finir à Toulouse, place du Cap', comme on dit là-bas (pas loin de la crêperie Le Sherpa, dont je garde un sale souvenir, pour ceux qui situent mal la place du Capitole), où Sergi Lopez se jette par la fenêtre, nu comme un ver, en full frontal, et s'éclate par terre sur fond d'éclatement mondial. Un long voyage qui voit défiler figurants et effets spéciaux par wagons blindés (parmi lesquels ne compte pas la prothèse génitale gigantesque de Sergi Lopez, contrairement à ce qu'ont voulu nous faire accroire les deux critiques parues dans Télérama à l'époque, la "pour" et la "contre", qui trouvèrent là leur seul point d'entente, sauf que les deux étaient dans l'erreur : Sergi ne porte pas de prothèse).


Les Derniers jours du monde de Jean-Marie et Arnaud Larrieu avec Mathieu Amalric, Clotilde Hesme, Karin Viard, Sergi Lopez et Catherine Frot (2009)

16 août 2021

Top 2019-2020

  

Pourquoi 12 films plutôt que 10 ? Parce que 12 travaux d'Astérix, parce que 12 cavaliers de l'Apocalypse, parce que 12 merveilles du monde, parce que 12 plaies d’Égypte, parce que 12 samouraïs, parce que 12 sept nains. Douloureuse phrase pour un top espéré depuis deux ans et demi par nos lectrices et lecteurs qui attendaient notre feuille de route, notre feu vert pour découvrir les titres les plus marquants de deux années déjà oubliées.

6. The Irishman
8. Adolescentes
11. Énorme
13. Asako I et II


Ne vous fiez pas trop à l'ordre, déterminé par Wheel Decide. Grand absent, Uncle Gems des frères Safdie, que le monde entier a découverts grâce à Netflix, mais dont le monde entier se foutait totalement quand ils torchaient déjà des films très corrects voire meilleurs dans les rues de New York sans un dollar en poche et qu'il fallait bouger son gros cul du canapé pour aller les soutenir en salles. 
 
 

 
Même topo pour Emmanuel Mouret, qui continue son bonhomme de chemin sans démériter. Mais nous n'avons pas attendu 2020 et son dix-huitième long métrage pour le découvrir et le saluer enfin. On était là depuis le début. Et ce film, très plaisant, à son image, manque d'un petit quelque chose (peut-être une scène très gore).




On peut aussi citer Rabah Ameur-Zaïmeche (qui est un ami à nous), dont le dernier film, Terminal Sud, a bien des qualités et met en avant un Eric Judor très crédible en victime ouïghour, mais s'avère fort plombant et cafardeux, surtout vu au cinéma un dimanche soir, le lendemain de la projo du Gloria Mundi de Guédiguian (qui est un ami aussi), hyper plombant également et formidablement anxiogène. Deux œuvres qui n'auront pas permis de faire de ce week-end a moment to remember.
 
 

 
Pas de parasite dans nos pages. Ni de pet-flamme qui tourne mal. Les gens en ont assez entendu parler. Le buzz autour des films de Grang-Bong et Sciamma-Sutra a fait son petit chemin. On a contribué au petit bouche à oreille en ne parlant pas du tout de ces films sur nos pages (puisque c'était par bouche à oreille), c'est bien assez. 
 
 

 
Constat qu'avec l'âge nous nous adoucissons. Vous l'avez remarqué, nos pages sont de plus en plus des morceaux d'amitié, de bonheur et d'amour, bref, de douceur. Or, un sentiment particulièrement agréable à ressentir, c'est celui de la réconciliation, de l'abandon de tous nos griefs contre quelqu'un qui les avait bien cherchés, qui a longtemps été notre bête noire et qui aurait mérité d'être montré du doigt sur place publique pendant un temps : Noah Baumbach. Avec les années, on a choisi de kiffer. Et c'est vrai que son Marriage Story est plutôt mieux que tout ce qu'il a fait depuis qu'il est né. Sans pour autant mériter les honneurs de notre top.
 
 


Quelque ingratitude envers nos grands cinéastes vieillissants. On sait peut-être que les mouches ont changé d'âne, que l'essentiel a déjà été dit, que l'auto-commentaire guette. C'est ce qui éjecte Douleur et gloire, pourtant douloureux et glorieux film de Pedro Almodovar, de notre classement. Alea Jacta Est. Idem pour la victime collatérale Clint Eastwood, dont La Mule et Le cas Richard Jewell sont des derniers films encourageants, mais qu'on a déjà trop longtemps pratiqué.




Au rang des absents. Pour rester dans les calanques, en terre hippique, dans la péninsule arabique, évoquons Eva en août de Jonás Trueba, véritable bol d'air frais découvert en plein mois de décembre, et authentique rafraîchissement, surtout en plein hiver. 
 
 

 
Quant à Sébastien Liveshit, il faut préciser d'abord que, pour ce qui nous concerne, nous avons fait du confinement un cloisonnement documenté et apprenant, nous intéressant particulièrement à la veine documentaire du cinéma mondial (témoin notre engouement pour La Cordillère des songes et le cinéma de Patricio Guzman). C'est ainsi que nous avons découvert le très intéressant Histoire d'un regard ou encore le beau Petite fille du génie du mal Sébastien Liveshit, dont nous avons cependant préféré honorer Adolescentes. Vivement la sortie de son diptyque Femme adulte / Vieillardes, dont le tournage a été interrompu pour raisons sanitaires.
 
 

 
Rendez-vous fin 2022 pour un beau top 2021. Il a osé !, l'OM, même combat : à jamais les premiers.


13 août 2021

Marriage Story

Ce film, d'abord, il faut le dire, nous ne l'aurions jamais vu sur la seule foi du nom de son réalisateur. Noah Baumbach la malédiction qui, les lecteurs et lectrices de ce blog le savent peut-être s'ils nous lisent, est pour nous un traitre à la patrie cinéma. Nous avons tout simplement honni et jeté aux chiens l'essentiel de son travail. Pour mémoire, voici quelques lignes de son casier judiciaire, autrement appelé "filmographie" sur les sites peu regardant : The Pirovitch Stories, Frances Ha, Greenberg, Margot va au mariage (cliquez sur les liens pour autant de portes vers l'enfer). On a vu quasiment toute la vie et l’œuvre de ce lointain individu, que ses fans les plus revêches connaissent et défendent depuis deux ans et la sortie de Marriage Story, ignorant la liste de ses crimes (que jusqu'à preuve du contraire il n'a pas expiés). Mais, coup de bol pour lui, c'est à l'aveugle que nous avons donné une chance à son dernier bébé. Coup de bol pour nous, Marriage Story devait être le film de la (fragile et épisodique) réconciliation (il garde notre flingue sur la tempe, juste un peu décollé de la peau).
 
 

 
Le premier mérite de Noah Baumbach est de s'être placé (tout seul) dans l'ombre écrasante d'un classique du cinéma de ses pairs et d'être parvenu à s'en affranchir avec dignité (allez quand même relire la définition des "affranchis" dans la Rome Antique sur wikipédia, vous verrez que tout est relatif). Le film-culte choisi par Baumbach pour son remake à peine déguisé est un classique des classiques du dimanche soir placé en évidence sur les tables de chevets de toutes les stars en quête d'Oscar, un incontournable des ciné-clubs et vidéo-clubs porté par un Dustin Hoffman marchant sur l'eau, un classique instantané que Baumbach n'a pas eu peur de prendre pour modèle, au point qu'à la simple lecture du titre de son propre film, le non-cinéphile, voire le cinéphobe, sait déjà d'où il part et où il va, à quel saint se vouer et à quel pan incontournable de la culture générale universelle on fait référence : le fameux et indémodable Tootsie.
 
 

 
C'est en songeant à Tootsie (parfois retitré Watutsi en Afrique de l'Est) que Scarlett Johansson, actrice dont on sait le talent, a haussé son niveau de jeu, tel un Valbuena revanchard affrontant l'OM sous la chasuble de l'Olympiakos Le Pirée. Toujours plus naturelle et portée par une qualité d'expressivité rare, heureuse d'avoir quelque chose à jouer (autre que s'accroupir en spandex devant un fond vert pour cirer les pompes de Captain Américain), l'actrice donne le change à un Adam Driver en perruque et talons hauts impatient de changer de sexe. Comédie du remariage (lire les bouquins de Stanley Cavell, une véritable tuerie philosophique sur le sujet ; parenthèse à compléter plus tard car nous ne les avons pas encore lus), dans la continuité de Tootsie (pour en savoir plus sur le film de Sidney Pollack, cliquez ici), Marriage Story nous présente un couple au bord de la crise de nerfs, le mari en pleine transition et qui n'en peut plus, la femme qui en a marre, le gosse au milieu de tout ce foutoir qui en a ras-la-gueule de ses deux parents, bref, un beau bordel de scénar.
 
 

 
C'est la première fois que Noah Baumbach filme avec le cœur, et donc avec autre chose que ses pieds. Certaines scènes nous placent en léthargie. Un duel/duo d'acteurs au sommet. On frise la performance m'as-tu-gaulé mais non, et on ne saurait pas l'expliquer (globalement cette analyse depuis le début pêche un peu par manque de rigueur et d'arguments). Comment ne pas songer non seulement à Tootsie mais au chef-d’œuvre de Cassavetes, Opening Night, avec ces deux énergumènes venus du monde du spectacle, dramaturge et actrice, qui se mettent à nu face caméra et se déchirent l'un l'autre tout en gardant une si grande part d'humanité, voire d'amour, malgré tout (les italiques sur "malgré" valent pour clé-de-voûte de notre étude du film). On a plutôt apprécié Marriage Story. C'est une première avec Baumbach le fossoyeur du ring. Toutefois, nous n'étions pas mécontents que le film quitte les Oscar bredouille. Il y a quand même une justice qui tombe de temps en temps (contre-exemple, Dupontel, qui mérite le bagne, et dont le dernier film est aussi idiot qu'hideux, sorti multi récompensé d'une cérémonie des César où il n'était même pas entré). En cela, le premier opus non-nul de Baumbach confirme et installe définitivement Tootsie, avec son record absolu de statuettes, comme le mètre-étalon de tout le cinéma de quartier amérindien post-soixantehuitard et pré-metoo.
 

Marriage Story de Noah Baumbach avec Scarlett Johansson, Adam Driver et Laura Dern (2019)

11 août 2021

Terminal Sud

Entre amis, on n'aime pas garder une arête de poiscaille en travers de la gorge. Ni une pièce de monnaie coincée sur la tranche. RAZ est appelé à la barre. Rabah Ameur-Zaïmeche. Rabah-joie Ameur-Zaïmeche. Que faut-il dire de Terminal Sud ? C'est un film ambitieux, original, âcre et âpre, acide, astringent (première fois qu'on écrit ce mot), une particularité totale qu'il partage seulement avec le venin de crotale, au PH perché au plafond (on peut aussi le décrire par la négative en disant tout ce qu'il n'est pas : doux, sucré, pâtissier, gourmand, doucereux, langoureux, en un mot réconfortant ; ce n'est pas un repas-doudou, comme le sont les coquillettes au beurre pour l'un de vos serviteurs, les rognons et roustons de bestiole quelle qu'elle soit pour l'autre). C'est un film qui ne dit pas son nom (à part sur l'affiche et au générique d'introduction, et encore, à vérifier, on arrive toujours un peu en retard dans la salle).
 
 

 
Dans le paysage cinématographique français (expression assez originale de notre part), c'est un back hole, un cheval de Troie, un hoax. Terminal Sud nous saisit au futal dès la première seconde, dès le premier plan (serré, sur le regard anxieux d'Eric Judor, impérial), pour nous larguer sur le trottoir à la sortie du cinéma, le cœur en charpie, tout repère spatial, temporel et spatio-temporel brouillé, anéanti, perdu. Tel le Zardoz qu'il est, le magicien RAZ (à ne pas confondre avec ZAZ aux œuvres plus plaisantines, plus proches d'un repas-doudou qui satisferait tout le monde, du style coquillettes aux roustons de veau) nous a maraboutés avec sa magie blanche digne des sorcières de Salem Rushdie. On n'en menait pas large devant ce film que nous avons choisi de nous tailler au pire moment possible, soit un dimanche soir, pour la dernière séance, ultime respiration d'homme libre prêt à retourner pointer au commissariat faire biper son bracelet de cheville avec un high-kick sur le petit bouton pressoir de la sonnette des flics dans un grand craquement de jogging Kipsta. 
 
 

 
Peut-on parler du film ? Aucun repère spatio-temporel. A peine le visage du méconnaissable Eric Judor nous place-t-il en terrain vague. L'atmosphère est irrespirable (pas une trace d'humidité dans l'air). On suffoque dans son siège. Les huit premiers boutons de la chemise dégrafés, on halète face à l'étau que RAZ resserre tout doucement et avec un soin maniaque. On peut quand même dire un mot du film à proprement parler : du scénario. Nous avons nommé le fameux été où nous avons vu ce film en salles, soit la fin de l'été 2019, l'été meurtrier. Judor, le poids du monde sur les épaules et la sueur de tout un peuple sous les aisselles, traîne ses guêtres de médecin sans frontières dans un bled innommé et innommable, en une époque indéfinie et indéfinissable qui nous rappelle les heures les plus sombres de l'ère Sarkozy. Pas d'échappatoire. Contrôles à toutes les frontières. Palpations ad hominem. Pression sécuritaire. Frissons dans le bas du dos. Tortures à tous les étages. Géhennes à tous les coins de rue. Exécutions arbitraires, du moins celle du spectateur. 
 
 

 
En filmant un monde qu'il ne nomme pas, RAZ nous dresse un bouquet de souffrances qui n'a pas de couleur, qui n'a pas de limites, qui n'a pas de frontières. Toute la merde du monde sur un plateau. On dit souvent que les fêlés laissent passer la lumière. Il y a au moins ce bon côté chez RAZ, dont le film est cependant un abîme de noirceur. Courageux, pertinent, sec comme une tasse de chaï latté, ce film laisse des marques, des cicatrices. Aussi nécessaire que dispensable. C'est le film terminal d'un homme en colère, d'une colère (f)roide. On aurait peut-être préféré que RAZ pète un bon câble une fois pour toutes dans un court métrage exutoire et expiatoire, mais le mal est fait, bien fait, on y a goûté, on en a pris notre grosse louche, c'était une joie et une souffrance, surtout une souffrance, espérons que l'orage est passé. On attend, tels les lendemains qui chantent, les prochains musicals du grand et unique RAZ, le mage de Serpentar, le prince des ténèbres. Notre ami RAZ.


Terminal Sud de Rabah Ameur-Zaïmeche avec Ramzy Bedia (2019)

6 août 2021

Le Temps de l'innocence

C'est un assez beau film, très beau même par moments, que ce Temps de l'innocence, tourné par Martin Scorsese en 1993, adapté du roman homonyme de 1920 signé Edith Wharton, dont on reconnaît bien les obsessions. On ne peut s'empêcher de penser à son chef-d’œuvre, Ethan Frome, devant les amours contrariées du personnage principal, Newland Archer (Daniel Day-Lewis), jeune avocat issu d'une noble famille, bientôt marié à May Welland (Winona Ryder), jeune fille du même milieu, dont l'idylle toute tracée est mise à mal par le retour, dans ce New York de la fin du XIXème siècle, de la cousine de sa promise, Ellen Olenska (Michelle Pfeiffer), rentrée d'Europe où, mal mariée, elle aurait trompé son odieux époux. Jugée comme une paria par tout ce beau petit monde de la Haute Société new-yorkaise, Olenska, impatiente de recommencer sa vie, doit renoncer au divorce qu'elle appelle de ses vœux, jugé trop infamant, et c'est Newland qu'on envoie auprès d'elle pour la convaincre de rester dans le rang. Sauf que notre homme s'éprend de l'étrangère qu'il pourrait épouser s'il ne l'avait persuadée de rester mariée. Tiraillé entre les deux cousines, Newland décide de précipiter son mariage avec celle qui lui était promise et qu'il n'aime pas tant que l'autre, sûr de régler la question en la tranchant. Mais rien n'est jamais si sûr.
 
 

Le film est émouvant par la manière dont il ne recule pas devant l'exaltation des sentiments de ses personnages. Le dilemme tragique qui déchire Newland, partagé entre sa passion pour une femme et son amour pour une autre, contraint au surplus par des obligations sociales de tous ordres, se déploie, enfle et pèse comme il se doit dans un scénario fort bien écrit, et nous atteint, donc, plus ou moins directement, dans ce qu'il révèle de plus universel : ces choix et renoncements, les trajectoires, en particulier amoureuses, qui dessinent une existence plutôt qu'une autre. Scorsese ne mâche pas ses moyens non plus côté mise en scène, s'autorisant de nombreux procédés très frontaux qui, pour la plupart, font sens et font mouche (caches noirs façon iris resserré, lettres lues par un acteur ou une actrice en regard-caméra ; on sait l'admiration d'Arnaud Desplechin pour ce film et l'on peut constater qu'il s'en est allègrement inspiré, de bien des manières, le bougre), à quelques exceptions près qui ne font pas d'ombre au tableau (le fondu, à la fin du film, où le visage de Daniel Day-Lewis apparaît en surimpression sur le lac miroitant où il attendit, dans une scène-clé, que sa bienaimée se tourne vers lui... c'est pas pris avec le dos de la cuillère, mais pourquoi pas). On notera cependant que le vieillissement des acteurs principaux, dans l'ultime partie du film, sise à Paris, est à double-tranchant. Celui de Day-Lewis, tempes grises et teint grivelé, est plutôt convaincant, mais celui de Michèle Pfeiffer laisse à désirer, aussi comprend-on que le type se lève de son banc et se barre en voyant paraître à la fenêtre l'amour de sa vie, qui a pas mal morflé :
 
 



 
Le Temps de l'innocence de Martin Scorsese avec Daniel Day-Lewis, Winona Ryder et Michelle Pfeiffer (1993)

4 août 2021

Nadia, Butterfly

Quelques jours, les derniers, dans la vie d'une athlète de très haut niveau qui a pris la difficile décision d'arrêter sa carrière. Nous sommes aux JO de Tokyo et Nadia n'a que 23 ans, elle est l'une des nageuses les plus douées de son pays, le Canada, mais elle veut tourner la page, épuisée par la compétition, par son sport et par cette vie qui n'en est pas tout à fait une et qu'elle veut refaire sienne. A partir de ce point de départ que l'on pourrait craindre limité, le cinéaste québécois Pascal Plante parvient à signer un film assez original qui très vite intéresse et captive. Nous sommes d'emblée plongés en pleine compétition, immédiatement saisis par le contraste frappant qui existe entre le mal-être palpable de la nageuse vedette magnétisant l'objectif, l'ambiance agitée des Jeux Olympiques soutenue par les vivats d'un public hors-champ et la ferveur de façade des autres compétiteurs présents que l'on croise subrepticement. Tout le long, nous resterons au plus près de Nadia, dans un format d'image et un cadre presque toujours resserré sur elle, comme pour mieux cerner les hésitations, les incertitudes et tous les sentiments, contradictoires ou non, qui habitent ce personnage tourmenté, mélancolique, à un tournant de son existence. Une existence jusque-là contrainte, entièrement dédiée au sport et à la performance, que Nadia a hâte de laisser derrière elle.


 
 
Dans le rôle principal, Katerine Savard, nageuse canadienne professionnelle encore en activité, s'en tire à merveille et peut croire en une reconversion comme actrice. De brèves recherches nous apprennent que le film est très certainement nourri d'expériences qu'elle a vécues. Nous comprenons ici toute sa solitude, elle qui n'entretient que des rapports très superficiels avec ses coéquipières à l'exception de l'une d'elles, peut-être sa seule amie. Nous percevons aussi toute sa lassitude, sa fatigue, elle qui honore très machinalement les passages obligés des athlètes récompensés, remise de médailles et interviews, après avoir nagé avec une grâce et une perfection qui ont presque, eux aussi, quelque chose d'inhumain, de mécanique. Humain, le regard du cinéaste l'est, et nous saisissons donc complètement toute la difficulté que représente le fait de tenir cette décision et d'imposer son choix d'arrêter, en dépit des sollicitations extérieures incessantes notamment son coach, qui l'encourage à continuer et de la peur, forcément, du grand vide que constitue la vie d'après, malgré les projets de reprise d'étude envisagés, une peur que l'on devine sans peine dans les grands yeux si expressifs de Katerine Savard.


 
 
Pascal Plante refuse donc systématiquement le spectaculaire pour se consacrer pleinement à son héroïne et au milieu qu'elle s'apprête à quitter. Ce choix s'avère intelligent, car il permet sans doute au cinéaste de se départir d'un budget que l'on imagine modeste, et très pertinent, car cela fait de Nadia, Butterfly un film de sport assez unique en son genre, précieux. En outre, malgré cette mise en scène restreinte, focalisée sur son personnage central, nous ressentons bel et bien cette intensité grisante propre à la compétition, en particulier lors de la course, survenant très tôt dans le film, qui rapporte une médaille de bronze aux quatre nageuses canadiennes. Ce sera la seule course que nous verrons, mais elle suffit amplement. C'est l'aspect psychologique qui intéresse le réalisateur, voué à sa nageuse et dont il nous montre comment l'identité et la personnalité sont pernicieusement gommées par les équipements, les sponsors et tout l'attirail officiel étouffant, omniprésent, tout autour d'elle.


 
 
Par sa façon de filmer cet environnement si singulier, de ces logements anonymes du "village olympique" à ces piscines qui se ressemblent toutes, en passant par ces longs couloirs où l'on se croise et s'ignore, nous nous mettons à espérer que Nadia s'envole loin de là, prenne définitivement le large... Pascal Plante se permet aussi quelques pointes de poésie, en jouant assez astucieusement avec le motif de l'eau, qui vient submerger le cadre lors de transitions faisant toujours sens, appuyant son propos sans lourdeur. Alors certes, le film a peut-être quelques longueurs : il y a une paire de scènes où nous avons tôt fait de comprendre où le réalisateur veut en venir, mais qui durent quand même. Nadia, Butterfly aurait gagné à être plus court, plus concis, compte tenu de son propos somme toute modeste, mais il n'en reste pas moins une petite réussite et un aperçu qui sonne terriblement vrai de la vie de ces sportifs absorbés par leur discipline depuis leur plus tendre enfance, au point de n'avoir connu que ça, prisonniers de leur talent et de leur performance, en quête d'une liberté et d'une vie normale. 
 
 
Nadia, Butterfly de Pascal Plante avec Katerine Savard (2020)

2 août 2021

The Mortal Storm

En 1940, Frank Borzage évoque et filme les camps de concentration (dont on feindra de découvrir l'existence cinq ans plus tard) dans The Mortal Storm, film qui relate la montée du nazisme dans l'Allemagne du milieu des années 30 à travers les déchirures d'une famille fracassée par l'accession au pouvoir d'Adolf Hitler. D'un côté le beau-père, vieux savant et professeur d'université fort respecté aux portes de la retraite, sa femme et Marin (James Stewart), un jeune fermier ami de la famille. De l'autre, les fils du vieux couple, biberonnés au national-socialisme, exaltés par la verve hitlérienne, intolérants à toute voix dissidente et prompts à harceler quiconque possède un profil peu aryen, tant pis si leur beau-père chéri en fait partie. Entre les deux, Freyda (Margaret Sullavan), unique sœur de la fratrie des fachos abrutis. Fiancée à l'un d'entre eux, elle est dans le radar de Martin, le Juste qui tient tête aux jeunes nazis et s'échine à faire passer les persécutés en Autriche par un col de montagne peu surveillé. 
 
 

 
Fin du film, vient cette séquence où, après que deux des frères S.S., pourtant soudés par leur immense connerie jusque là, se retrouvent finalement séparés eux aussi par le désastre de leurs actes (la destruction de leur propre famille), la caméra se déplace dans la maison familiale vide et se fixe plusieurs fois, filmant les lieux désertés de leurs habitants, une table, l'ombre d'une chaise vide sur le sol, une cage d'escalier ; et l'on entend l'écho des paroles prononcées au début du film par l'aïeul dans ces mêmes lieux pleins alors de tous les personnages d'une famille nombreuse, et aussi les pas des bottes martiales du seul fils sceptique face aux conséquences de ses choix, dernier présent dans la demeure, lui qui se souvient de ces heures heureuses, et qui maintenant fuit les reflux de sa mémoire quand, par son fanatisme, il a contribué à vider son foyer et à s'endeuiller, causant la perte de plusieurs individus parmi les plus chers.
 
 
 

 
C'est un peu le même final que celui de La Corde, avec le même James Stewart, qui ici est un élève du professeur de sciences, vieil homme du jour au lendemain vénéré puis harcelé, arrêté et parqué dans un camp de concentration par de jeunes idéologues sûrs de leur suprématie. James Stewart, chez Hitchcock, incarnera à son tour le professeur adulé trahi par ses propres élèves au nom, là encore, d'une catégorie d'hommes supérieure à une autre (mais coupable, quant à lui, d'élucubrations théoriques fumeuses sur le droit au crime accordé à une pseudo-élite élevant la discipline meurtrière au rang des beaux-arts). J'ai vu récemment ce type de séquence dans un autre film, mais je ne me souviens pas lequel. Dans celui de Borzage, c'est la mise en scène de la mémoire et de la perte, dans celui d'Hitchcock, la projection mentale, dans l'espace vacant, du crime qui s'y est déroulé quelques heures plus tôt (juste avant le début du générique d'introduction). Dans un recours formidable aux puissances de l'image et du son, qui suffit à annihiler la supposée prérogative de l'art littéraire sur l'art cinématographique réservant au premier la capacité de nous laisser fabriquer nos propres images, la caméra filme des lieux vides de corps mais paradoxalement habités, surchargés de récit, de drame, d'émotion et de présences par celle des objets, des lieux et d'une voix off puissamment iconogène, qui nous laisse le soin et le plaisir (ou la douleur) de remplir le cadre, de refabriquer de l'image, de voir ce qui n'est pas (ou plus).
 
 

 
 
The Mortal Storm de Frank Borzage avec James Stewart, Robert Stack et Margaret Sullavan (1940)