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29 octobre 2019

Zorba le grec

Zorba le grec c'est, pour moi, et sans vouloir couper les films en quatre, un début et une fin, lumineux, et, entre, deux scènes horribles. Le début et la fin, c'est deux hommes. Entre, les deux scènes horribles, c'est deux femmes. Le début et la fin, c'est l'amitié et la danse ; entre, c'est les veuves et la mort. Le début, c'est une rencontre comme on en rêve, comme on en fait une ou deux fois dans une vie, un coup de foudre, une union consentie sans délai. Basil (Alan Bates), jeune écrivain anglais, attend le départ retardé par les intempéries de son ferry vers la Crète, où il compte reprendre l'affaire minière paternelle en mains. Il patiente en essayant de lire, assis parmi des grecs silencieux entassés à l'abri de la pluie. Alors Alexis Zorba (Anthony Quinn) arrive sous la pluie, regarde par la fenêtre, et c'est comme si Basil avait senti sa présence, comme si Zorba avait tout de suite vu et appelé le regard de Basil, par magnétisme : ils se sont déjà choisis. Puis Zorba entre et va parler à l'Anglais après avoir fait mine de le contourner. 




Il rit presque tout de suite de son grand rire sonore, un peu gênant au premier abord, communicatif ensuite. Et il y va tout droit : « I like you. Take me with you, will you ? » L'autre demande en vertu de quoi. La réponse de Zorba est sublime, qui demande en retour pourquoi faudrait-il toujours un pourquoi. Et ajoute : « Just like that. For the hell of it. » C'est une offre qu'on ne peut refuser, puisqu'elle n'a aucun sens. Et en toute logique, Basil, sans le dire encore (ça ne va pas tarder) l'accepte. Zorba se propose d'être son cuisinier, puisqu'il sait cuisiner, ou bien il travaillera à la mine, parce qu'il sait le faire (cela tombe bien), même s'il s'est fait virer de la dernière pour avoir frappé son patron (nouvelle occasion de rire). Ils demandent ensuite au capitaine du bateau si le départ est imminent. Basil constate d'un ton inquiet qu'il faudra encore attendre trois heures, et Zorba de répondre « Vous êtes pressés ? Non ? Alors qu'est-ce que ça peut faire ? » Tout le personnage est là, en rien de temps. Ils ont parlé de cuisine, ils ont fumé une cigarette, ils vont maintenant pouvoir boire du rhum. Il ne manque que la musique, mais elle est déjà là, dans la valise de Zorba, son santouri, qu'il caresse amoureusement. La seule condition à cette association concerne justement le santouri, et elle est posée par celui des deux qui ressemble à l'employé, Zorba, à son boss : pour ce qui est de jouer de la musique et de danser, c'est sa décision. C'est à dire ? C'est à dire que c'est sa liberté. Basil signe aussitôt et les voilà embarqués.





Un début pareil, de tels personnages, une telle rencontre, et c'est déjà forcément un grand film qui nous attend, à travers la promesse d'une amitié si soudaine qu'elle naît en un regard (façon Bouvard et Pécuchet) et quelques phrases entre deux personnages qui attendent le bon moment pour embarquer et se lancer, comme dans Thunderbolt and Lightfoot de Michael Cimino, ou dans L'épouvantail de Jerry Schatzberg (cf. bannière ci-dessus). Et ici aussi on se propose d'être amis for the hell of it, avec des mots pour hâter l'union, pour acter le contrat encore plus vite que dans ces autres films où l'amitié est déjà rapide mais passe par le truchement de quelques regards ou taquineries. Il faudrait peut-être constituer une liste de ces films-là qui déclenchent l'amitié en un clin d'oeil (beauté de cette phrase : « Plus de consigne : amitié. » qui lie au sein des tranchées Giono au russe Ivan Ivanovitch Kossiakoff, eux qui ne parlent même pas la même langue, dans l'un des plus beaux textes de Solitude de la pitié), chose plus rare que son équivalent dans la relation amoureuse, même si certains films ont su aussi rendre sublime cette évidence d'un lien immédiat et indiscutable réalisé par un énoncé performatif, comme Les Amants de la nuit de Nicholas Ray, où l'on s'accepte en mariage au bout de quelques phrases après un bref trajet en bus.


 




On comprendra plus tard ce que c'est que la danse pour Zorba, et pour ce film, qui a tout de même inventé une danse traditionnelle à lui tout seul, grâce au chorégraphe Giórgos Proviás : le sirtaki, danse de la camaraderie, bouleversante, où l'on se tient aux épaules. Danse surtout qui se pratique sur une musique dont le rythme s'accélère jusqu'à n'être plus tenable, et qui donc pousse à l'ivresse et au délire. On comprend cette danse et ce qu'elle veut dire pour le film dans une scène du milieu, qui n'est ni au début ni à la fin, mais qui en réalité est une extension, une prolongation de la séquence initiale. C'est la scène où, installés en Crète, Zorba et Basil ont pu rencontrer les habitants du village, ont pu constater l'état de délabrement de la mine qu'ils doivent relancer, et où Zorba, fort d'une idée folle, comme il le dit, est en proie au doute. Il demande donc à Basil s'il lui fait confiance. L'autre répond que oui. Zorba lui demande pourquoi, car c'est insensé. C'est comme s'il lui avait fallu tout ce temps (on est presque à l'heure de film), à Zorba, pour réaliser ce qui s'est passé dans l'introduction, le miracle de cette poignée de main unissant deux parfaits inconnus. « I might ruin you » dit-il, agacé, à Basil, qui répond aussitôt : « I'll take that chance. » Beauté de la langue anglaise à ce moment-là, pour nous français, puisque ce chance qui signifie risque sonne à nos oreilles, avec toute la joyeuse ironie qui convient à la situation, comme si l'échec annoncé par Zorba était pour Basil une véritable chance. 




« Say that again boss, give me courage. 
– I'll take that chance. »

Sous le coup de la joie immense que lui donne la confiance renouvelée de son ami, Zorba déménage ce dernier en le prenant en poids pour le reposer plus loin, déménage les meubles, jette sa veste, jette ses chaussures, frappe sur la table, fait claquer ses doigts, pousse des cris, tournoie, sort de la maison et se met à danser dans le sable jusqu'à l'épuisement, attirant à lui des villageois ahuris comme des papillons de nuit captés par la lumière et qui dansent aussi. « When a man is full, what can he do ? Burst ! » Éclater par la danse, c'est le seul moyen que Zorba connaisse quand la joie ou la peine sont trop grandes. Comme la confiance absurde d'un ami. Comme la mort d'un enfant. Dans le cours du film, la mort frappe deux fois, deux femmes. Ce sont deux scènes horribles. La lapidation d'une veuve au regard noir (Irène Papas), haïe parce que trop belle et trop libre, sorcière par le fait ; et la mort d'une autre veuve, Mme Hortense, ou Bouboulina (Líla Kédrova), qui n'a pas encore rendu son dernier souffle que déjà sa maison est violée par les vieilles pies noires, les pieuses hurlantes toutes drapées de noir du village.




A l'autre bout du film, on boucle avec la parole première, celle qui élevait la danse au rang de décision et de liberté, mais cette fois la danse est partagée. L'employé guide le boss, ou plutôt les deux amis dansent sur la plage où leur téléphérique vient de s'écrouler dans un désastre total dont ils décident de rire ensemble, d'un rire sonore et communicatif. Zorba, plus que le travail de la mine, sait faire ça, rire et danser sur des ruines. Et le film pourrait se clore sur l'ultime phrase de L'heureuse faillite de Melville : « Praise be to God for the failure ! ». Loué soit Dieu pour la faillite !


Zorba le grec de Michael Cacoyannis avec Anthony Quinn, Alan Bates, Irène Papas et Líla Kédrova (1964)

23 octobre 2019

L'Île au trésor

Bizarrement, ce téléfilm de 1990 est peut-être la meilleure adaptation du classique de R.L. Stevenson, auquel il est très fidèle. Les décors sont bien choisis (en particulier l'auberge de l'Amiral-Benbow, le fortin sur l'île, le passage sous la cascade où se manifeste la voix d'un fantôme), l'action est portée par une sympathique bande-son aux tonalités irlandaises, et surtout le casting est réussi. L'acteur le moins convainquant, c'est finalement le jeune Christian Bale dans le rôle de Jim Hawkins, un peu trop grand peut-être, un peu trop serein, impassible même, et sûr de lui, avec sa voix de basson. Le jeune acteur, qui avait déjà officié, et avec plus de talent, dans L'empire du soleil, peine aussi (mais il n'est peut-être pas seul fautif) à exprimer ce mélange de crainte et de fascination, de mépris et de sympathie, qui caractérise la relation du jeune Hawkins au vieux Silver dans le roman. Mais pour le reste des personnages, on y est. 





Outre Charlton Heston, grinçant à souhait devant la caméra de son fiston en Long John, le trio d'acteurs qui interprète le Dr. Livesey, Trelawney et le capitaine Smollet, est au poil, un certain Nicholas Amer, par ailleurs abonné aux séries TV (j'entends par là qu'il a joué dans un million d'entre elles, pas qu'il capte OCS) s'avère très bon dans le rôle du formidable Ben Gunn, mais surtout, présents tous deux quelques minutes seulement et néanmoins inoubliables dans leur rôle, Oliver Reed, dans la peau de Billy Bones, et Christopher Lee, dans celle de Pew l'aveugle, marquent les esprits (du moins marquèrent durablement celui de l'enfant que je fus).





C'est d'ailleurs le début du film qui est le plus réussi. Avec ce défilé de pirates, la bande de Flint, dans l'auberge de Jim et sa mère, et ce Billy Bones, vieux loup de mer gueulard et malade, accroché à son coffre et à son épée comme un naufragé, tout bouffi d'alcool et d'angoisse, constamment sur le qui-vive, en attente de la fameuse "tache noire" que bientôt lui remettra l'aveugle Pew. Deux beaux plans scandent cette grande introduction, celui où Bones apparaît tel un fantôme scrutant l'horizon sur le replat d'un rocher, et cet autre où Jim, Trelawney et Livesey découvrent l'Hispaniola, le navire déjà infesté de pirates qui les conduira vers l'île éponyme. C'est un plan simple, qui ne montre pas la mer comme une pure menace (ça c'était le précédent), mais comme une promesse où couve la menace. Tout le roman d'aventure est là. Dans ces deux plans. On aurait aimé en voir davantage dans le genre, mais c'est déjà pas mal.


L'Île au trésor de Fraser Clarke Heston avec Charlton Heston, Christian Bale, Oliver Reed et Christopher Lee (1990)

21 octobre 2019

Brightburn : l'enfant du mal

Voici l’œuvre collective de la famille Gunn. Cousins et frères se sont réunis plusieurs week-ends successifs pour écrire ensemble le scénario de cette abominable merde. L'idée de départ, tout bonnement révolutionnaire, était de faire un film de super-héros horrifique. Du jamais vu... Ils ont grosso mierdo repris la trame bien connue de Superman pour mieux la détourner. Ainsi donc une capsule contenant un bambin from outerspace atterrit en pleine nuit dans la propriété d'un couple qui cherchait justement à avoir un gosse. Ni une ni deux, ils décident de l'adopter et de l'appeler Brandon. Rude. Une douzaine d'années plus tard, le gosse commence à voir rouge, littéralement. Ses crises de colère foutent systématiquement la maison sens dessus dessous. Très très cons, les parents mettent ça sur le dos d'une adolescence difficile, d'une puberté mal négociée. En plus d'un caractère de cochon, Brandon se découvre également une force surhumaine et une résistance à tout, ainsi qu'une attirance inexplicable pour sa vieille capsule planquée dans le sous-sol de la grange et de laquelle émane des transmissions télépathiques qui lui intiment de conquérir le monde, rien que ça.





Avec la bénédiction du plus argenté de la famille, celui qui a réussi, l'intellectuel de la bande, James Gunn, ici crédité en tant que producteur, incroyable tocard qui passe pour un type cool aux yeux de certains en raison d'une coupe de cheveux minable et d'un parcours atypique qui l'a vu passer des petits studios Trauma aux superproductions Marvel, Matt et Brian Gunn ont imaginé cette "origin story" d'un super-vilain qui n'a strictement rien d'originale, confiant la réalisation à un yesman docile nommé  David Yarovesky. Brightburn (c'est aussi le nom du patelin où se déroule cette histoire à la con, dans le Kansas) est une énième variation autour de l'enfant maléfique comme le cinéma d'horreur en raffole depuis des lustres. Quel film a relancé la mode ? On se le demande, mais ce sous-genre fleurit de nouveau sur nos écrans, plus souvent pour le pire que pour le meilleur. Très récemment sont aussi sortis The Hole in the Ground et The Prodigy, deux titres autrement plus recommandables que Brightburn bien que tout à fait dispensables. En général, ces films sont terriblement prévisibles, avec leurs lots de scènes inévitables où l'on enquête sur l'origine du mal, où l'on consulte des spécialistes, etc, et font plus que flirter avec le grotesque lors des coups de sang spectaculaires des enfants démoniaques. Navet XXL, Brightburn n'échappe pas à la règle et se plante à tous les niveaux.





D'une bêtise à toute épreuve, le scénario bâtard de Brightburn ne nous réserve aucune surprise malgré son apparente volonté de mêler les genres et les tons. L'insertion d'éléments de comics paraît très superficielle et forcée. Il faut voir le gosse, tronche de cake insupportable, griffonner en cachette, dans la cour de récréation, un logo et un costume sur son cahier de brouillon... ou découvrir sa force anormale en tordant une cuillère au petit-déjeuner... Alors que le film se veut d'abord plutôt léger, d'un comique involontaire parfois opérant notamment dû à des acteurs aux abois (les parents, campés par Elizabeth Banks et David Denman sont d'un ridicule de chaque instant), nous sommes en revanche très étonnés par quelques effusions ultra gores lors de ces scènes où le gamin s'en prend à ses victimes. On se souvient notamment de ces plans très insistants sur des éclats de verre envoyés dans l’œil d'une pauvre femme qui essaie en vain de se les extirper (je vous passerai des photogrammes...).





Ces scènes choc sont d'une laideur inouïe en plus de pouvoir éventuellement heurter le très jeune public que l'on imagine être la cible potentielle d'un tel concours d'idioties (le seul peut-être capable d'y trouver un semblant d'intérêt pendant 90 minutes). Ces images sont si dégueulasses qu'elles nous font détourner le regard et rendent ce film encore plus détestable. C'est oublier que c'est la marque de fabrique de la famille Gunn, toujours désireuse de nous rappeler son amour pour le bis qui tache. Tristes énergumènes... Lors du générique final, des images issues de journaux télé annoncent des événements surnaturels et l'existence possible d'autres super-héros, établissant un lien avec un autre film de James Gunn, l'insipide Super tourné en 2010. Cela a seulement pour effet d'accroître encore notre exaspération et notre mépris pour toute cette sinistre petite bande, visiblement très fière d'elle. Bienvenue dans le Gunniverse... Au secours !


Brightburn : l'enfant du mal de David Yarovesky avec Elizabeth Banks, David Denman et Jackson A. Dunn (2019)

20 octobre 2019

The Clovehitch Killer

Il y a des petits films comme ça dont on a envie de vanter les mérites plutôt que de se concentrer sur leurs défauts. The Clovehitch Killer (le tueur au nœud de cabestan – platement renommé Killer Inside par chez nous) est le premier long métrage du cinéaste américain Duncan Skiles, alors soyons sympa. La découverte inattendue de son film a clairement été une bonne surprise. Sorti directement en vidéo cet été dans l'anonymat le plus total, ce thriller feutré nous propose de suivre un ado de 16 ans qui se met à enquêter sur son propre père : il le soupçonne d'être le serial killer ayant sévi dans la ville il y a dix ans et qui n'a jamais été coffré. Le père en question est pourtant un chef de famille propre sur tous rapports, chrétien dévoué, à la tête de la bande de scouts du patelin. Le spectateur se doute évidemment que, sous un vernis si clean, peut se cacher un monstre comme l'Amérique pavillonnaire en regorge si l'on en croit son cinéma. Nous sommes immédiatement charmés par la façon qu'a le réalisateur de filmer cet environnement si familier, on apprécie la jolie lumière dans laquelle baigne ce film qui, comme beaucoup d'autres, s'intéresse donc à l'horreur sous-jacente de ce genre de bleds a priori tranquille.





La première partie du film est entièrement consacrée aux investigations et aux questionnements de l'ado (solidement joué par Charlie Plummer, déjà croisé dans Tout l'argent du monde), vite épaulé par une jeune fille de son âge fascinée par l'affaire. Les preuves s'accumulent contre le père mais celui-ci parvient toujours à se justifier et à nous faire douter. Ce personnage énigmatique est incarné par un impressionnant Dylan McDermott, un acteur généralement abonné aux seconds rôles de beaux gosses dans des comédies ou des séries qui, transformé physiquement, parvient ici à entretenir le trouble quant à sa réelle personnalité. Cette première partie, assez longue, s'avère plus laborieuse que la deuxième, dans laquelle nous suivons cette fois-ci le père et découvrons la vérité. Celle-ci nous est révélée le plus simplement possible, à la suite d'un basculement de point de vue fluide et bien pensé. Le film, qui jusque-là nous intriguait vaguement, parvient alors à être assez dérangeant et à capter toute notre attention.





Dans son ultime chapitre, le cinéaste choisit de rompre la continuité du récit pour nous faire retourner en arrière, sur les pas de l'adolescent que nous avions temporairement quitté. Ce choix s'avère encore une fois très intelligent et permet d'entretenir le suspense. Nous sommes même carrément scotchés à ce Clovehitch Killer durant ses trente dernières minutes. Duncan Skiles atteste d'un vrai talent de cinéaste et réussit à faire décoller son scénario en beauté, en signant un film assez étonnant et singulier. Ne rentrant jamais vraiment dans le bon gros thriller pur jus, le réalisateur inscrit davantage son premier long dans la catégorie de ces œuvres forcément troublantes qui nous invitent à nous plonger dans le quotidien d'un tueur en série, en nous plaçant dans une position malaisante face à la trivialité de ses gestes et sa normalité apparente.





Refusant le glauque et le malsain, déjouant les attentes d'un public habitué aux sensations fortes, la démarche de Duncan Skiles est tout à fait louable. Elle accouche néanmoins d'un film un peu trop sage et trop propre, sans réelle atmosphère. Malgré ces vraies qualités et ces choix malins, on ne peut s'empêcher de penser à ce qu'aurait pu être The Clovehitch Killer si Duncan Skiles était mieux parvenu à nous saisir émotionnellement. Un serial killer est passé dans ce petit bled banal des États-Unis, laissant une douzaines de cadavres derrière lui, des morts auxquels la population locale rend régulièrement hommage, mais jamais nous ne ressentons assez fort cette espèce de traumatisme ambiant. Les exactions passées du tueurs apparaissent comme bien peu de chose. Le film aurait un tout autre impact si, en plus du trouble familial central, nous ressentions également la peur des habitants, encore présente, pour ce tueur jamais arrêté.





L'autre problème, également de taille, est que nous ne ressentons aucun véritable chamboulement chez le personnage principal, cet adolescent en plein doute dont on comprend dès la toute première scène qu'il se méfie de son propre père. D'emblée, leur relation apparaît bizarre, un peu malsaine, quelque chose se trame, se sait déjà. Sans non plus passer d'un extrême à l'autre, nous aurions peut-être été plus affectés si le revirement avait été plus notable. Le réalisateur choisit de traiter du traumatisme psychologique chez les proches des serial killers, il ne s'intéresse pas aux familles des victimes mais à celle du tueur. C'est un choix assez original qui pourrait être judicieux mais qui n'a sans doute pas toute la portée qu'il espérait. Si ces différents points avaient été mieux traités, The Clovehitch Killer aurait pu être un thriller tout à fait remarquable, comme il en sort très peu chaque année. Tel qu'il est, il en reste pas moins hautement recommandable et constitue une agréable découverte. 


The Clovehitch Killer (Killer Inside) de Duncan Skiles avec Charlie Plummer et Dylan McDermott (2018)

16 octobre 2019

Amin

Trois ans après Fatima, son plus grand succès critique et public, auréolé d'un César du Meilleur film obtenu au nez et à la barbe de Jacques Audiard, Phil Faucon revient à la 3D : délicatesse, douceur et dignité. Trois adjectifs qui peuvent encore une fois caractériser son dernier film, une nouvelle histoire d'immigré où l'on suit cette fois-ci le bel Amin (Moustapha Mbengue), un homme d'une quarantaine d'années venu du Sénégal pour travailler en France sur les chantiers. Éloigné de sa femme et de ses trois enfants, qui grandissent bien loin de lui, Amin rentre au pays de temps en temps pour y rapporter une bonne partie de l'argent qu'il gagne. Au hasard d'un chantier, il fait un jour la rencontre d'une femme en plein divorce, incarnée par Emmanuelle Devos, dont il retape la terrasse avant de visiter l'intérieur.




Phil Faucon filme avec une très grande simplicité une galerie de personnages sur lesquels il porte un regard des plus humains et empathiques (seul l'ex-mari de Devos paraît sacrifié par le scénario, passant simplement pour l'empêcheur de tourner en rond). C'est un vrai plaisir de suivre un film social si juste et intelligent, à des années lumière du misérabilisme parfois de mise dans ce type de cinéma, et l'on se rapprocherait parfois plutôt d'une certaine naïveté. Un petit défaut que l'on pardonne volontiers à Phil Faucon. Le style épuré du cinéaste paraît être ici arrivé à un point de maturité, offrant quelques moments d'une surprenante sensualité lors des retrouvailles intimes ou des découvertes amoureuses et livrant même une parenthèse sénégalaise qui émerveille littéralement. Cette séquence au Sénégal constitue clairement la plus belle partie du film : au retour d'Amin en France, nous ressentons d'autant mieux le manque et le décalage que le personnage subi.




On passe donc un très agréable moment devant la dernière livraison de Phil Faucon, l'aigle-fin du cinéma français, qui aurait de nouveau mérité quelques récompenses. En périphérie de l'histoire du personnage éponyme, le réalisateur s'intéresse aussi à un autre immigré, un maghrébin ne souhaitant qu'une seule chose : rentrer au pays après sa retraite. Son destin tragique, un peu trop attendu, drape Amin d'un voile plus pessimiste et cruel. Le charme de ce film, encore une fois très concis, réside également dans son humilité. Peut-être est-ce là aussi une de ses limites... Loin de marquer au fer rouge la mémoire du spectateur, il lui laisse seulement un doux et modeste souvenir. L’œuvre de Faucon est sans doute supérieure à la somme de ses parties. 


Amin de Philippe Faucon avec Moustapha Mbengue et Emmanuelle Devos (2018)

10 octobre 2019

Love Addict / Qu'est-ce qu'on a encore fait au bon Dieu ?

On s'inquiétait de ne voir justifié le régime politique du moment que par un cinéma de loft (condo flicks) somme toute déjà vieux. Étaler à la face d'un public de cinéma certes très disparate mais composé en large partie encore, du moins nous le semble-t-il, de smicards et autres figures estudiantines ces logements dont les chiottes feraient office de living room chez n'importe quel gilet jaune, c'était déjà énorme. Le smart power de classe travaillait déjà notre cinéma national depuis un bail (il n'y a qu'à revoir les films de Liza Azuelos, ou de manière alternative l'ensemble des films de Patrick Bruel). Il y avait de quoi finir par trouver normal de se représenter la vie à Paris dans un logement de 1500m² avec piscine de fonction et écran plat de dingue. Une recette déjà ancienne, donc qui, si elle niait la réalité de la sociologie parisienne, avait le mérite de bourrer les crânes d'un imaginaire de réussite sociale métropolisée appartenant à une bourgeoisie de son temps. On avait certes pu émettre des doutes quant au potentiel émancipatoire de cet imaginaire pour les classes aisées du "moment macronien" en nous confrontant à toutes ces scènes de tous ces films dans lesquels tous ces personnages aux jobs chers payés (la psychanalyste Sybil, l'avocate Victoria, ou encore l'éditeur-baiseur de Doubles vies) passaient d'innombrables quarts d'heures à se morfondre dans des appartements gigantesques en plein cœur de Paris. On était en droit de se demander si l'argent faisait encore le bonheur. Mais il ne fallait pas s'arrêter à ces crises biliaires d'un régime auto-persuadé de sa pleine forme et qui, enfin, a trouvé de quoi le démontrer avec deux films sortis coup sur coup, en 2018 et 2019. Deux purs produits marketing du macronisme dont nous nous sommes délectés.


On avait rarement vu Marc Lavoine dans un rôle aussi à-propos, celui du tonton ex-bzzzeur compulsif de Kev Adams, refusant de quitter son méga condo parisien et ses plus beaux atours pour le cas où "Tata Martha" reviendrait de l'avoir quitté. Il finira par se prostituer...

Sorti en 2018, Love Addict raconte la réussite sociale d'un jeune markéteux qui "bzzzz" (sic) toutes les femmes qu'il rencontre parce qu'il "ne peut pas s'en empêcher". Sorti en 2019, Qu'est-ce qu'on a encore fait au bon Dieu ? raconte la réussite sociale d'un notaire de Chinon et le pouvoir de l'argent lorsqu'il s'agit de célébrer la France. Ces deux films pourront paraître innocents de tout engagement politique (dans la mesure où ce sont des "comédies") et sans lien aucun l'un avec l'autre. Mais ce serait n'y avoir pas assez regardé de près. D'autant qu'il n'est pas nécessaire de chausser ses demi-lunes pour voir dans les deux films trôner ces gorilles résineux géants, rouge brillant, triomphaux, au bas des escaliers du palais du boss américain (Michael Madsen, au seuil de la mort) ou au bas des escaliers de l'hôtel particulier parisien loué par le beau-frère loser (Ary Abittan, en roues libres). L'écho de ces productions fort laides du commerçant R. Orlinski dans les deux films n'est bien sûr qu'un symptôme de leur familiarité. Il en est d'autres.  





On peut ainsi penser au fait que dans les deux films il est fait référence avec dédain à la piétonisation des "voies sur berges", à Paris. Cette critique très assumée de la Maire de Paris estampillée socialiste correspond à une réalité sociale : il y a des gens qui prennent la voiture à Paris et que le ralentissement du trafic gène. Prendre la voiture à Paris, rappelons-le, signifie monter dans une voiture conduite par un.e tâcheron.ne pour aller d'un point A, l'hôtel de luxe où l'on a dormi une fois de plus, à un point B, le bureau du seizième où l'on doit faire la présentation d'un nouveau produit qui n'est nouveau que parce qu'on va le présenter d'une manière nouvelle, c'est-à-dire en bullshitant à mort, et Kev Adams est très fort pour ça. On a d'ailleurs du mal à comprendre comment on peut avoir besoin de passer en voiture par les berges pour aller du 16ème arrondissement au 16ème arrondissement, mais c'est une question qui nous ferait sortir du cadre strict de notre analyse du jour.




Ces films partagent donc un imaginaire embourgeoisé, embouteillé, engorillé, de Paris et de la France mais c'est surtout dans le discours qu'ils tiennent que l'on peut trouver leur véritable complicité. Dans Qu'est-ce qu'on a encore fait au bon Dieu ?, l'idée est simple : malgré la pertinence de ouf de leur concept d'entreprise (de la nourriture casher et bio), les gendres de C. Clavier n'ont pas trouvé d'investisseur. Comme en prime, ils en ont marre de défendre des femmes en burqini (gendre avocat algérien), de ne pas trouver de rôle au théâtre (gendre ivoirien) et d'avoir peur dans la rue (gendre chinois), les quatre gendres vont décider séparément de quitter cette France dangereuse, raciste et où plus personne n'a le courage d'investir dans des concepts de dingue. Beau-papa notaire va alors tout faire pour les retenir car il veut continuer à voir ses filles et ses petits-enfants. Il va ainsi mettre en place une mascarade visant à leur louer la beauté de la France (= la Touraine des châteaux) tout en leur trouvant des opportunités de travail impossibles à refuser. Devant leur hésitation, il leur tiendra même un discours mémorable commençant par "Bon, vous avez tous voté Macron..." et vantant les transformations réalisées et à venir de cette France qui, bon, sans doute n'allait pas bien, mais qu'on est en train de remettre sur ses pieds, n'est-ce pas. Philippe de Chauveron, le réalisateur et co-scénariste du film, se fait ici conseiller spécial à l’Élysée en proposant de compléter le macronisme classique par un chauvinisme qui peut-être lui manquait. Cette incursion sur les terres habituellement réservées aux souverainismes (insoumis ou racistes) ne manquera pas de combler tous ces start-uppers et autres bourgeois athées fanatiques d'un "nouveau monde" dans lequel, non seulement les métropoles seront devenues smart, mais en prime les campagnes pourront être investies par le coworking, les fermes à serveurs et autres réunions marketing chicos. 





Seule ombre au tableau, cette France terre d'accueil (des investisseurs, pas des migrants - Clavier se donnera d'ailleurs tout le mal du monde pour faire en sorte que l'Afghan qui s'occupe gratuitement de tondre son jardin rentre chez lui de son plein gré), cette France terre d'accueil donc, reste soumise à tout une batterie de pathologies directement héritées du consumérisme, à commencer par l'addiction au cul, dont les chroniques sont nombreuses ces dernières années, du Shame de Steve McQueen au Fleabag de Phoebe Waller-Bridge. Love Addict apporte fort heureusement de quoi résoudre ce petit souci qui touche de près le petit Kev, inlassable bzzzzeur de tout ce qui passe à sa portée. C'est que ça commence à pas mal gonfler ses employeurs... Non pas tant d'ailleurs qu'il bzzzze ses collègues, mais surtout qu'il bzzzze aussi la femme du boss, ses filles, etc. Blacklisté dans le métier, Kev finit par trouver un type qui, bien qu'il connaisse sa réputation et sa pathologie, et bien qu'il soit marié à une bombasse un poil nympho, est quand même prêt à l'embaucher, à condition qu'il passe le test de rencontrer ladite bombasse et ne la bzzzz pas. Drôle de conception du mariage et du business, mais passons. Pour sauver sa carrière, Kev va faire appel à une boîte unique en son genre (disons plutôt : première sur le marché français), une société de "minders" (maïndeurz). Ces reconvertis de la psychanalyse ou du bodyguarding offrent en effet un service disruptif : ils suivent H24 leurs clients et les empêchent de réaliser leurs différentes pathologies. Ils ne soignent pas : ils "aident". Kev se fera donc "aider" par une psy radiée du barreau qui l'empêchera de bzzzzer tout ce qui passe, à commencer par la femme du patron, quitte à finir par le bzzzzer elle-même, mais attention pas n'importe comment : ça se finira en véritable "amour". Merci donc à Franck Bellocq, réalisateur et co-scénariste de ce film pour cette idée si utile au macronisme et que ce bon vieux Cyrulnik n'aura pas suffi à faire éclore : rien ne sert de changer le monde qui produit de telles pathologies. Rien ne sert même de soigner les gens atteints. Il suffit de leur faire payer chèrement des personnal bodyguards qui minderont (traduction littérale : prendront soin ou feront attention) à leur place. On pourra ainsi continuer de partir en vrille gaiement en même temps que le monde et reporter la responsabilité de ses actes (qu'il s'agisse de bzzzer tout ce qui passe ou de foutre le feu partout où l'on passe) à ces minders qui, alors, n'auront pas fait leur taf correctement. La France de demain s'annonce ainsi radieuse.

Mais à quoi ressemble-t-elle cette France-là ? Arrêtons-nous un instant sur un aspect non-négligeable de ces deux films, à savoir le rôle dévolu aux femmes. Dans les deux films, les femmes sont dépressives (la femme de Christian Clavier, l'une de ses filles), des connasses (la mère de Mélanie Bernier), des potiches (Frédérique Bel, Julia Piaton), ou alors elles tombent sous le charme irrésistible d'un ado post-pubère et poly-baiseur (Mélanie Bernier). Lorsque les quatre gendres du notaire retraité Clavier décident de quitter la France pour "réussir" ailleurs, les quatre filles acceptent direct. Lorsque les quatre gendres finissent par décider de s'installer en bord de Loire, les quatre filles s'y plient, au prix de leurs jobs, de leurs rêves et pour certaines, en acceptant de vivre leur pire cauchemar. 






L'une a vendu son appartement parigot de luxe et va devoir (horreur) s'installer dans un palace chinonais plutôt que dans une villa chinoise. L'autre a appris l'hébreu pour rien.
 
De même, le personnage fantomatique incarné par Mélanie Bernier dans Love Addict, psychanalyste ratée reconvertie (grâce à un ami, un mec, blanc) en "mindeuse", va errer d'ex idiot en mec nympho, lequel n'aura que très peu de mal à la convaincre de sa puissance virile. Il suffira pour cela de lui montrer ses pecs, de la rendre jalouse en étant dragué par une journaliste chaudasse, ou de danser avec elle sur du Grease, parce qu'elle adore GreaseOn pouvait anticiper cependant un écart à ce schéma dans la mesure où la nouvelle mouture du film de France (Make France Great Again flicks) de Philippe de Chauveron était supposée mettre en scène un mariage homosexuel lesbien entre deux ivoiriennes. Cependant, on devra se contenter d'environ cinq minutes de scènes autour de cette péripétie, avec un accent largement mis sur le papa ivoirien dépité de l'homosexualité de sa fille pourtant "bien éduquée". Il est vrai qu'une scène nous montre l'une des deux fiancées danser seule dans sa chambre en remerciant Christiane Taubira. Nous laissons au lecteur-spectateur le soin de juger de cette scène qui nous a paru être un goof, mais que l'on pourrait interpréter tant au premier qu'au second degré. 




"Merci Taubira, je sais pas qui tu es mais grâce à toi je vais me marieeeeeer..."

On n'aura donc plus aucune raison de se plaindre, du côté de la Défense, de la franchouillardise campagnarde des autres ou de ses propres addictions. Le cinéma du régime, enfin actif à plein, vient de nous offrir non seulement des justifications de la doctrine macroniste, mais bien des prolongements innovants ouvrant sur de nouveaux marchés en guise de rustines à un néolibéralisme raciste et sexiste, malade de lui-même et menaçant chaque jour de s'effondrer tant il pue la mort. 


Love Addict de Franck Bellocq avec Kev Adams, Mélanie Bernier et Marc Lavoine (2018)

Qu'est-ce qu'on a encore fait au bon Dieu ? de Phillipe de Chauveron avec Christian Clavier, Chantal Lauby et Ary Abittan (2019)

7 octobre 2019

Crawl

Alexandre Aja, sous l'égide de son producteur si avisé Sam Raimi, se spécialise dans le film d'horreur avec créatures aquatiques féroces. Après les piranhas, il s'intéresse cette fois-ci aux alligators, au pluriel. Dans le domaine de la série B, qu'il semble particulièrement affectionner, c'est toujours un bon prétexte pour filmer du sang et des culs. Aja avait peut-être aussi conscience qu'il existe encore un créneau à prendre dans ce sous-genre précis du film de crocos tueurs, avare en véritables bons films, où aucun titre ne fait autorité. Il paraît dominé par Tobe Hooper et son Eaten Alive, à l'ambiance poisseuse si sympathique, où le crocodile n'a toutefois qu'un rôle accessoire puisqu'il est simplement le fidèle compagnon quasi invisible d'un maniaque, gérant d'un hôtel miteux perdu au fin fond de la Louisiane, qui offre ses victimes au reptile. L'action se déroule ici en Floride, lors d'une terrible tempête. L'héroïne, campée par Kaya Scoledario, est coincée dans le sous-sol de l'ancienne maison familiale avec son papa, qu'elle retrouve déjà très amoché par l'une des bestioles. En 80 petites minutes, Alexandre Aja nous conte le récit de leur survie...


On a tous vécu ça : un grand frère qui chie dans la baignoire alors qu'on s'amusait bien... Et le colombin qui tout à coup surgit à la surface parmi les Playmobil © dégoûtés.

Calamité... Très, mais très vite, dès le début, on a envie de tout envoyer chier. Alexandre Aja est certainement un type sympathique, mais ses films sont d'une nullité crispante. Cela arrive, comme ça, d'être un bon bougre mais de pratiquer un job qui n'est pas fait pour soi. On en connaît d'autres. On ne lui en veut pas. Mais quand par malheur on se retrouve devant Crawl, c'est plus difficile. Dès le début du film, avec cette très mauvaise séquence du concours de natation, où les plans sont tous plus nuls les uns que les autres, et qui se termine avec des scènes au ralenti et un flashback merdeux, où l'héroïne, jeune nageuse qui vient de foirer sa compétition à deux centièmes près, se revoit enfant avec son père qui la coachait, déjà perdante à l'époque, on sait à quoi on aura droit : mademoiselle va devoir mettre ses capacités de poiscaille à l’œuvre pour échapper aux gencives d'une tétrachiée d'alligators affamés et très laids (des grosses patates en CGI), et pour une fois elle se surpassera, pour sauver papa, cette vieille enflure qu'elle déteste mais qu'au fond elle aime tant. 


Le clébard n'a aucune utilité dans ce film : il ne sauve personne et ne se fait pas bouffer. Cool pour lui.

Ce qu'on vient de vous débiter là, on se le dit au bout de 4 ou 5 minutes de film, disons pour les plus lents à la détente, comme nous, mais soyons clairs : c'est exactement ça, cette connerie vue un demi-million de fois, qu'on va voir. Ni plus ni moins. Deux cons ensemble, un père et sa fille, qui se foutent dans la merde en pleine tempête comme les abrutis qu'ils sont, et la fille sauvera le père avec le sourire, en nageant comme une anguille après trois énormes morsures d'alligators géants dont le quart d'une seule suffirait à vous couler un sous-marin de guerre. Avec à la clé la petite scène de confidences qui va bien, au beau milieu du film, où papa explique pourquoi il a quitté maman et comment il a toujours cru en sa petite fille, avec une musique à trois balles par-dessus, mais aussi la sempiternelle scène du flashback libérateur (un alligator fait tournoyer l'héroïne sous l'eau pour la néguer, tout en lui broyant l'épaule, tel Roger Lemère massacrant celle de Titi Henry pendant France-Brésil 98, mais elle se revoit enfant avec son papa et ça lui donne la force de cramer un centimètre du futur sac-à-main qui lui mâchouille l'omoplate avec une fusée éclairante et de s'en sortir une millième fois), et puis le plan final où le même père déchiqueté de partout se marre parce que sa fille agite un fumigène sous l'hélico qui va les sauver. Faire un film d'horreur en 2019 et penser que des personnages aussi nazes, des enjeux émotionnels aussi clichés, et pour tout frisson trois crocos qui tournent autour des gambas de deux glands, cela suffit, c'est d'une tristesse inouïe. Mais le film a fait un succès. Apparemment, pour beaucoup, cela suffit. Paix sur leur âme.


Crawl d'Alexandre Aja avec Kaya Scodelario et Barry Pepper (2019)

3 octobre 2019

Bacurau

Ils ne sont pas si nombreux à se coltiner le monde tel qu'il va et les images du monde telles qu'elles viennent. Kleber Mendonça Filho et son chef décorateur devenu co-réalisateur, Juliano Dornelles, en font partie. Et cette fois-ci, en mettant les quatre pieds dans le genre. Ou plutôt dans les genres. Bacurau s'ouvre comme un film d'anticipation post-apocalyptique, puis prend rapidement les atours de la chronique sociale (scène gigantesque de l'enterrement de la grand-mère, avec en son centre une image qu'on ne pourra plus oublier), avant de se parer de tous les atours du western (autre scène folle, mais on peut en citer des dizaines, celle où les chevaux envahissent les rues du village en pleine nuit – c'est le western qui débarque et qui va s'installer de bien des façons, jusqu'à une citation d'Il était une fois dans l'ouest et de l'arrivée de Fonda, et du mal, dans le film de Leone, dans une autre scène sidérante, proche du cinéma d'horreur, celle où les enfants jouent à se faire peur en allant le plus loin possible dans le noir avec une lampe torche clignotante), mâtinés d'un surgissement halluciné d'imagerie SF et de percées fantastiques. Le film est d'une richesse inouïe, déroutant à souhait, mais suit son fil sans se perdre, d'une cohésion et d'une consistance jamais démenties. Chaque séquence nous surprend et nous donne mille choses à voir et à penser, tout au long d'une fable politique aussi terrifiante (omniprésence de la mort) que réjouissante : peu de films nous ont ainsi donné, récemment, à voir la force du groupe, du village, de la commune – lieu public, avec son centre médical, son bar, ses douches, son musée, son école, lieu de résistance sublime ici, et surtout sa place, elle aussi plus que jamais publique dans un monde où tout doit être acheté et privatisé –, la force des voix qui s'accordent pour résister à la violence par la violence.




Il s'agit, pour le dire très vite, d'un village isolé et peu à peu déserté par sa jeunesse, dans le Sertaõ, une région aride de l'arrière-pays brésilien, Bacurau. Le nœud du problème, c'est l'eau. Un préfet véreux, honni, retient l'eau pour son propre intérêt mais se permet tout de même de venir réclamer les voix de ses concitoyens pour les prochaines élections, dans une séquence géniale et drôle où, sachant très bien que les villageois se sont terrés chez eux, le candidat fait son discours face à une rue déserte exactement comme s'il parlait à une foule bien présente. Mais les villageois l'insultent, et en attendant peu naïvement des jours meilleurs, s'arrangent, se débrouillent, survivent en faisant des allers-retours avec un camion citerne. Du moins jusqu'à ce que certains d'entre eux commencent à se faire tuer, meurtres mystérieux qui coïncident avec le passage de deux étranges motards bariolés. Il ne faut peut-être pas en dire plus, tant le film ne cesse d'étonner et de prendre des virages incongrus.




Ce qui fait sa très grande force et sa beauté, c'est que Bacurau ne se lance pas sur ce jeu de fausses pistes dans le seul but de mystifier le spectateur en le prenant de haut, de lui en mettre plein la vue et de se voir couvert d'adjectifs du type "délirant", "dingue", "foutraque" et compagnie par la presse, comme d'autres cinéastes en ont fait leur fond de commerce, et quand bien même les personnages du film sont une bonne partie du temps sous psychotrope (pour s'aider à supporter la perte d'un aïeul ou à faire la guerre jusqu'au bout et coûte que coûte, et pour faire jaillir des visions sans doute, dont le film regorge). Ce que font Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles, c'est qu'au-delà des fausses pistes, ils inventent des pistes nouvelles. A travers cette fable située dans un "avenir proche", et qui parle entre autres mais très directement du manque d'eau, de l'appropriation des terres et des ressources par le grand capital décomplexé, de la haine des citadins pour ceux qu'ils nomment "sauvages", ou encore du suprématisme blanc d'extrême droite s'exprimant par la gâchette, ils inventent des formes, en étoffant un style déjà fort (présent dans les films précédents de Mendonça Filho, tout en caméra qui avance et installe une crainte sourde, en montage syncopé et flashs oniriques) par les chemins de traverse formalistes que permet l'appropriation de genres forts, pour dire le monde dans lequel nous vivons et celui vers lequel nous allons.




L'ancrage dans le western n'est pas anodin puisque l'un des grands enjeux du film, par lequel celui-ci investit pleinement les grandes problématiques du monde contemporain, est celle du territoire, comme déjà dans Les Bruits de Recife et Aquarius. Manque de veine pour ses habitants, Bacurau est un village pauvre mais surtout reculé, presque coupé du monde. Le film s'ouvre sur la route, à bord d'un camion citerne qui vient de la ville et transporte Teresa (Barbara Colen), de retour au pays pour les funérailles de son aïeule avec des vaccins dans sa valise. On a l'impression que cette route qui mène à Bacurau n'a pas d'origine, que la voiture qui zigzague sur le bitume roule depuis des lustres, depuis nulle part, au point que le conducteur épuisé roule sans s'en rendre compte sur des cercueils qui annoncent la couleur. Ou plutôt non, le film s'ouvre sur l'espace, puis la caméra se tourne, non pas pour cadrer un vaisseau spatial après un quelconque défilé de texte jaune venu lancer un space opera situé "il y a bien longtemps", mais pour nous montrer notre Terre, dans un "futur proche". Au passage, on aperçoit un satellite, avant que la caméra ne zoome sur le Brésil et sur la région du Nordeste. Ce satellite est capital. Au fond, cette introduction renvoie à 2001 L'Odyssée de l'espace. Ce n'est plus, comme chez Kubrick, la violence des hommes primitifs, la première arme tournée contre un semblable, qui accouche de l'engin spatial, mais le satellite lui-même qui devient une arme et que l'on retourne contre ses frères humains.




A l'heure où certain·es mettent tout en œuvre pour passer sous les radars, pour tenter de disparaître dans un monde où les puissants ont des yeux partout (caméras de surveillance, géolocalisation... c'est le sujet du dernier roman d'Alain Damasio, Les Furtifs ; et ce n'est pas par hasard que le politicien, au début du film, montre à une foule absente un objet, doté d'un système de reconnaissance rétienne, grâce auquel chacun pourra, d'un simple regard, voter sans être physiquement là...), d'autres au contraire sont menacés d'extinction par les mêmes outils : absents de la toile, coupés du réseau, privés de toute communication avec l'extérieur (alors que les enfants de Bacurau sont partout sur Terre, comme le rappelle l'instituteur au début du film), littéralement rayés de la carte. Et cela donne une scène puissante comme celle où l'instituteur, Plinio (Wilson Rabelo), cherche Bacurau sur la webmap avec ses élèves, tous les enfants agglutinés autour de son téléphone portable, puis sur l'ordinateur de la classe, en vain, avant de s'en remettre à la vieille carte de papier qu'il déroule sur le mur comme pour se rassurer : ils existent.




Et puis cela donne des images comme celles que produit ce vaisseau spatial sorti d'une série B des années 50, caméra qui traque les membres de la communauté rurale sur les routes, telles ces images produites par les hélicoptères de la police lors des courses poursuites retransmises en direct à la télévision américaine, dans un film qui vient après le mouvement Black lives matter. C'était ces plans qu'on voyait, au hasard, dans Jurassic Park 2 : Le monde perdu, quand les chasseurs surarmés poursuivaient des troupeaux de dinosaures à bord de leurs jeeps, hélicos et moto-cross, en quête de trophées. Et cette question du territoire, cartographié, balisé, filmé à distance, est primordiale aussi dans l'écart qu'il y a entre l'impression de maîtrise du terrain par le réseau, par la vision de flic qu'offre un drone, et la véritable connaissance du sol, celle qu'en ont ceux qui vivent là, qui sont enterrés là et sont prêts à s'enfouir dans leur propre terre pour la défendre si besoin (on pense aux Indiens d'Amérique, au Vietnam bien sûr). C'est en poussant d'un cran leur invisibilité forcée, en habitant la terre qu'on veut leur confisquer, que les villageois résisteront, avec les vieilles pétoires tirées du musée local (fabuleuse idée : les traces blanches des armes laissées sur le mur d'où l'on vient de les retirer), celles de leurs ancêtres indigènes et cangaceiros et des luttes passées, là où leurs ennemis, citoyens des états-unis dépressifs en quête d'un exutoire à la société urbaine consumériste de la réussite, utilisent des vieux calibres dans un esprit purement vintage, complètement décollés qu'ils sont de l'Histoire (leur chef, interprété par Udo Kier, s'insurge qu'on le traite de nazi alors que c'est ce qu'ils sont, tous), choisissant leurs armes chez Walmart par simple jeu, gratuitement, tout comme ils s'amusent à canarder des étrangers dans un safari humain, un paintball à balles réelles, un mass shooting suicidaire et jouissif. L'Histoire compte pour le peuple de Bacurau, qui honore ses vieilles sur leur lit de mort, qui marche comme un seul homme derrière le vieux guitariste du village défiant les citadins de son rire macabre en glissant sa satire sous une chansonnette, et qui refusera qu'on nettoie les murs du musée, pour garder la trace du sang versé.




Cela donne aussi cette séquence magistrale du double enterrement, au milieu du film, qui mêle le deuil à l'entrée en guerre, où l'on croit que Lunga (Silvero Pereira), la légende locale, le gangster du barrage hydraulique (comme ce lieu, qui n'apparaît que quelques minutes à l'écran, existe pourtant !), transgenre superbe, Géronimo des temps modernes, cherche un lieu pour creuser des tombes alors qu'il creuse déjà celles de ses ennemis. Cette même séquence où les villageois pleurent mais savent déjà qu'ils vont se battre, où tout se confond dans la capoeira, danse traditionnelle et art martial, transe du deuil et préparation au combat, sur laquelle les cinéastes ont l'idée formidable de lancer Night, musique originale de Carpenter, rendant le plus bel hommage qui soit au cinéaste à moustache et transformant la tristesse de la perte en scène de guérilla dans la lignée d'un Assaut. L'organisation populaire de la résistance face au fascisme capitaliste passe par la réhabilitation des terroristes locaux, de ceux qui s'étaient déjà élevés, seuls, avant tout le monde, l'arme au poing, face aux oppresseurs. Il passe aussi par la réconciliation des jeunes qui avaient émigré et des vieux, ou des vieilles, comme Dominga (Sônia Braga), qui dans une scène proprement mythologique affronte l'ennemi avec sa blouse de doctoresse, une table, un ragout et une cruche : Circé. 




Mais surtout, dans cet inépuisable mélange des genres et des tons (car Bacurau est drôle à plusieurs reprises), et au bout d'un film qui, comme le groupe des villageois, est à la fois multiple et puissant parce que un, les deux cinéastes ne transigent pas, et quand Pacote (Thomas Aquino) demande à Teresa si leur chef de guerre n'en a pas un peu trop fait, tandis que tous les citoyens filment avec téléphones et tablettes un étalage de têtes coupées (comme le furent celles de leurs ancêtres esclaves, pour l'exemple et la terreur), Teresa répond fermement : "Non". Et à Michael (Udo Kier) qui annonce aux habitants de Bacurau que cela ne fait que commencer, les cinéastes, dans un film qui invente, réjouit, donne à penser et envie de vivre comme peu y parviennent, répondent que les villages existent encore, que l'existence du groupe et sa révolte sont possibles, qu'il va bien falloir commencer à résister.


Bacurau de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles avec Sônia Braga, Barbara Colen, Thomas Aquino, Udo Kier et Silvero Peirera (2019)