Zorba le grec c'est, pour moi, et sans vouloir couper les films en quatre, un début et une fin, lumineux, et, entre, deux scènes horribles. Le début et la fin, c'est deux hommes. Entre, les deux scènes horribles, c'est deux femmes. Le début et la fin, c'est l'amitié et la danse ; entre, c'est les veuves et la mort. Le début, c'est une rencontre comme on en rêve, comme on en fait une ou deux fois dans une vie, un coup de foudre, une union consentie sans délai. Basil (Alan Bates), jeune écrivain anglais, attend le départ retardé par les intempéries de son ferry vers la Crète, où il compte reprendre l'affaire minière paternelle en mains. Il patiente en essayant de lire, assis parmi des grecs silencieux entassés à l'abri de la pluie. Alors Alexis Zorba (Anthony Quinn) arrive sous la pluie, regarde par la fenêtre, et c'est comme si Basil avait senti sa présence, comme si Zorba avait tout de suite vu et appelé le regard de Basil, par magnétisme : ils se sont déjà choisis. Puis Zorba entre et va parler à l'Anglais après avoir fait mine de le contourner.
Il rit presque tout de suite de son grand rire sonore, un peu gênant au premier abord, communicatif ensuite. Et il y va tout droit : « I like you. Take me with you, will you ? » L'autre demande en vertu de quoi. La réponse de Zorba est sublime, qui demande en retour pourquoi faudrait-il toujours un pourquoi. Et ajoute : « Just like that. For the hell of it. » C'est une offre qu'on ne peut refuser, puisqu'elle n'a aucun sens. Et en toute logique, Basil, sans le dire encore (ça ne va pas tarder) l'accepte. Zorba se propose d'être son cuisinier, puisqu'il sait cuisiner, ou bien il travaillera à la mine, parce qu'il sait le faire (cela tombe bien), même s'il s'est fait virer de la dernière pour avoir frappé son patron (nouvelle occasion de rire). Ils demandent ensuite au capitaine du bateau si le départ est imminent. Basil constate d'un ton inquiet qu'il faudra encore attendre trois heures, et Zorba de répondre « Vous êtes pressés ? Non ? Alors qu'est-ce que ça peut faire ? » Tout le personnage est là, en rien de temps. Ils ont parlé de cuisine, ils ont fumé une cigarette, ils vont maintenant pouvoir boire du rhum. Il ne manque que la musique, mais elle est déjà là, dans la valise de Zorba, son santouri, qu'il caresse amoureusement. La seule condition à cette association concerne justement le santouri, et elle est posée par celui des deux qui ressemble à l'employé, Zorba, à son boss : pour ce qui est de jouer de la musique et de danser, c'est sa décision. C'est à dire ? C'est à dire que c'est sa liberté. Basil signe aussitôt et les voilà embarqués.
Un début pareil, de tels personnages, une telle rencontre, et c'est déjà forcément un grand film qui nous attend, à travers la promesse d'une amitié si soudaine qu'elle naît en un regard (façon Bouvard et Pécuchet) et quelques phrases entre deux personnages qui attendent le bon moment pour embarquer et se lancer, comme dans Thunderbolt and Lightfoot de Michael Cimino, ou dans L'épouvantail de Jerry Schatzberg (cf. bannière ci-dessus). Et ici aussi on se propose d'être amis for the hell of it, avec des mots pour hâter l'union, pour acter le contrat encore plus vite que dans ces autres films où l'amitié est déjà rapide mais passe par le truchement de quelques regards ou taquineries. Il faudrait peut-être constituer une liste de ces films-là qui déclenchent l'amitié en un clin d'oeil (beauté de cette phrase : « Plus de consigne : amitié. » qui lie au sein des tranchées Giono au russe Ivan Ivanovitch Kossiakoff, eux qui ne parlent même pas la même langue, dans l'un des plus beaux textes de Solitude de la pitié), chose plus rare que son équivalent dans la relation amoureuse, même si certains films ont su aussi rendre sublime cette évidence d'un lien immédiat et indiscutable réalisé par un énoncé performatif, comme Les Amants de la nuit de Nicholas Ray, où l'on s'accepte en mariage au bout de quelques phrases après un bref trajet en bus.
Un début pareil, de tels personnages, une telle rencontre, et c'est déjà forcément un grand film qui nous attend, à travers la promesse d'une amitié si soudaine qu'elle naît en un regard (façon Bouvard et Pécuchet) et quelques phrases entre deux personnages qui attendent le bon moment pour embarquer et se lancer, comme dans Thunderbolt and Lightfoot de Michael Cimino, ou dans L'épouvantail de Jerry Schatzberg (cf. bannière ci-dessus). Et ici aussi on se propose d'être amis for the hell of it, avec des mots pour hâter l'union, pour acter le contrat encore plus vite que dans ces autres films où l'amitié est déjà rapide mais passe par le truchement de quelques regards ou taquineries. Il faudrait peut-être constituer une liste de ces films-là qui déclenchent l'amitié en un clin d'oeil (beauté de cette phrase : « Plus de consigne : amitié. » qui lie au sein des tranchées Giono au russe Ivan Ivanovitch Kossiakoff, eux qui ne parlent même pas la même langue, dans l'un des plus beaux textes de Solitude de la pitié), chose plus rare que son équivalent dans la relation amoureuse, même si certains films ont su aussi rendre sublime cette évidence d'un lien immédiat et indiscutable réalisé par un énoncé performatif, comme Les Amants de la nuit de Nicholas Ray, où l'on s'accepte en mariage au bout de quelques phrases après un bref trajet en bus.
On comprendra plus tard ce que c'est que la danse pour Zorba, et pour ce film, qui a tout de même inventé une danse traditionnelle à lui tout seul, grâce au chorégraphe Giórgos Proviás : le sirtaki, danse de la camaraderie, bouleversante, où l'on se tient aux épaules. Danse surtout qui se pratique sur une musique dont le rythme s'accélère jusqu'à n'être plus tenable, et qui donc pousse à l'ivresse et au délire. On comprend cette danse et ce qu'elle veut dire pour le film dans une scène du milieu, qui n'est ni au début ni à la fin, mais qui en réalité est une extension, une prolongation de la séquence initiale. C'est la scène où, installés en Crète, Zorba et Basil ont pu rencontrer les habitants du village, ont pu constater l'état de délabrement de la mine qu'ils doivent relancer, et où Zorba, fort d'une idée folle, comme il le dit, est en proie au doute. Il demande donc à Basil s'il lui fait confiance. L'autre répond que oui. Zorba lui demande pourquoi, car c'est insensé. C'est comme s'il lui avait fallu tout ce temps (on est presque à l'heure de film), à Zorba, pour réaliser ce qui s'est passé dans l'introduction, le miracle de cette poignée de main unissant deux parfaits inconnus. « I might ruin you » dit-il, agacé, à Basil, qui répond aussitôt : « I'll take that chance. » Beauté de la langue anglaise à ce moment-là, pour nous français, puisque ce chance qui signifie risque sonne à nos oreilles, avec toute la joyeuse ironie qui convient à la situation, comme si l'échec annoncé par Zorba était pour Basil une véritable chance.
« Say that again boss, give me courage.
– I'll take that chance. »
Sous le coup de la joie immense que lui donne la confiance renouvelée de son ami, Zorba déménage ce dernier en le prenant en poids pour le reposer plus loin, déménage les meubles, jette sa veste, jette ses chaussures, frappe sur la table, fait claquer ses doigts, pousse des cris, tournoie, sort de la maison et se met à danser dans le sable jusqu'à l'épuisement, attirant à lui des villageois ahuris comme des papillons de nuit captés par la lumière et qui dansent aussi. « When a man is full, what can he do ? Burst ! » Éclater par la danse, c'est le seul moyen que Zorba connaisse quand la joie ou la peine sont trop grandes. Comme la confiance absurde d'un ami. Comme la mort d'un enfant. Dans le cours du film, la mort frappe deux fois, deux femmes. Ce sont deux scènes horribles. La lapidation d'une veuve au regard noir (Irène Papas), haïe parce que trop belle et trop libre, sorcière par le fait ; et la mort d'une autre veuve, Mme Hortense, ou Bouboulina (Líla Kédrova), qui n'a pas encore rendu son dernier souffle que déjà sa maison est violée par les vieilles pies noires, les pieuses hurlantes toutes drapées de noir du village.
– I'll take that chance. »
Sous le coup de la joie immense que lui donne la confiance renouvelée de son ami, Zorba déménage ce dernier en le prenant en poids pour le reposer plus loin, déménage les meubles, jette sa veste, jette ses chaussures, frappe sur la table, fait claquer ses doigts, pousse des cris, tournoie, sort de la maison et se met à danser dans le sable jusqu'à l'épuisement, attirant à lui des villageois ahuris comme des papillons de nuit captés par la lumière et qui dansent aussi. « When a man is full, what can he do ? Burst ! » Éclater par la danse, c'est le seul moyen que Zorba connaisse quand la joie ou la peine sont trop grandes. Comme la confiance absurde d'un ami. Comme la mort d'un enfant. Dans le cours du film, la mort frappe deux fois, deux femmes. Ce sont deux scènes horribles. La lapidation d'une veuve au regard noir (Irène Papas), haïe parce que trop belle et trop libre, sorcière par le fait ; et la mort d'une autre veuve, Mme Hortense, ou Bouboulina (Líla Kédrova), qui n'a pas encore rendu son dernier souffle que déjà sa maison est violée par les vieilles pies noires, les pieuses hurlantes toutes drapées de noir du village.
A l'autre bout du film, on boucle avec la parole première, celle qui élevait la danse au rang de décision et de liberté, mais cette fois la danse est partagée. L'employé guide le boss, ou plutôt les deux amis dansent sur la plage où leur téléphérique vient de s'écrouler dans un désastre total dont ils décident de rire ensemble, d'un rire sonore et communicatif. Zorba, plus que le travail de la mine, sait faire ça, rire et danser sur des ruines. Et le film pourrait se clore sur l'ultime phrase de L'heureuse faillite de Melville : « Praise be to God for the failure ! ». Loué soit Dieu pour la faillite !
Zorba le grec de Michael Cacoyannis avec Anthony Quinn, Alan Bates, Irène Papas et Líla Kédrova (1964)
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