Pages

3 octobre 2019

Bacurau

Ils ne sont pas si nombreux à se coltiner le monde tel qu'il va et les images du monde telles qu'elles viennent. Kleber Mendonça Filho et son chef décorateur devenu co-réalisateur, Juliano Dornelles, en font partie. Et cette fois-ci, en mettant les quatre pieds dans le genre. Ou plutôt dans les genres. Bacurau s'ouvre comme un film d'anticipation post-apocalyptique, puis prend rapidement les atours de la chronique sociale (scène gigantesque de l'enterrement de la grand-mère, avec en son centre une image qu'on ne pourra plus oublier), avant de se parer de tous les atours du western (autre scène folle, mais on peut en citer des dizaines, celle où les chevaux envahissent les rues du village en pleine nuit – c'est le western qui débarque et qui va s'installer de bien des façons, jusqu'à une citation d'Il était une fois dans l'ouest et de l'arrivée de Fonda, et du mal, dans le film de Leone, dans une autre scène sidérante, proche du cinéma d'horreur, celle où les enfants jouent à se faire peur en allant le plus loin possible dans le noir avec une lampe torche clignotante), mâtinés d'un surgissement halluciné d'imagerie SF et de percées fantastiques. Le film est d'une richesse inouïe, déroutant à souhait, mais suit son fil sans se perdre, d'une cohésion et d'une consistance jamais démenties. Chaque séquence nous surprend et nous donne mille choses à voir et à penser, tout au long d'une fable politique aussi terrifiante (omniprésence de la mort) que réjouissante : peu de films nous ont ainsi donné, récemment, à voir la force du groupe, du village, de la commune – lieu public, avec son centre médical, son bar, ses douches, son musée, son école, lieu de résistance sublime ici, et surtout sa place, elle aussi plus que jamais publique dans un monde où tout doit être acheté et privatisé –, la force des voix qui s'accordent pour résister à la violence par la violence.




Il s'agit, pour le dire très vite, d'un village isolé et peu à peu déserté par sa jeunesse, dans le Sertaõ, une région aride de l'arrière-pays brésilien, Bacurau. Le nœud du problème, c'est l'eau. Un préfet véreux, honni, retient l'eau pour son propre intérêt mais se permet tout de même de venir réclamer les voix de ses concitoyens pour les prochaines élections, dans une séquence géniale et drôle où, sachant très bien que les villageois se sont terrés chez eux, le candidat fait son discours face à une rue déserte exactement comme s'il parlait à une foule bien présente. Mais les villageois l'insultent, et en attendant peu naïvement des jours meilleurs, s'arrangent, se débrouillent, survivent en faisant des allers-retours avec un camion citerne. Du moins jusqu'à ce que certains d'entre eux commencent à se faire tuer, meurtres mystérieux qui coïncident avec le passage de deux étranges motards bariolés. Il ne faut peut-être pas en dire plus, tant le film ne cesse d'étonner et de prendre des virages incongrus.




Ce qui fait sa très grande force et sa beauté, c'est que Bacurau ne se lance pas sur ce jeu de fausses pistes dans le seul but de mystifier le spectateur en le prenant de haut, de lui en mettre plein la vue et de se voir couvert d'adjectifs du type "délirant", "dingue", "foutraque" et compagnie par la presse, comme d'autres cinéastes en ont fait leur fond de commerce, et quand bien même les personnages du film sont une bonne partie du temps sous psychotrope (pour s'aider à supporter la perte d'un aïeul ou à faire la guerre jusqu'au bout et coûte que coûte, et pour faire jaillir des visions sans doute, dont le film regorge). Ce que font Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles, c'est qu'au-delà des fausses pistes, ils inventent des pistes nouvelles. A travers cette fable située dans un "avenir proche", et qui parle entre autres mais très directement du manque d'eau, de l'appropriation des terres et des ressources par le grand capital décomplexé, de la haine des citadins pour ceux qu'ils nomment "sauvages", ou encore du suprématisme blanc d'extrême droite s'exprimant par la gâchette, ils inventent des formes, en étoffant un style déjà fort (présent dans les films précédents de Mendonça Filho, tout en caméra qui avance et installe une crainte sourde, en montage syncopé et flashs oniriques) par les chemins de traverse formalistes que permet l'appropriation de genres forts, pour dire le monde dans lequel nous vivons et celui vers lequel nous allons.




L'ancrage dans le western n'est pas anodin puisque l'un des grands enjeux du film, par lequel celui-ci investit pleinement les grandes problématiques du monde contemporain, est celle du territoire, comme déjà dans Les Bruits de Recife et Aquarius. Manque de veine pour ses habitants, Bacurau est un village pauvre mais surtout reculé, presque coupé du monde. Le film s'ouvre sur la route, à bord d'un camion citerne qui vient de la ville et transporte Teresa (Barbara Colen), de retour au pays pour les funérailles de son aïeule avec des vaccins dans sa valise. On a l'impression que cette route qui mène à Bacurau n'a pas d'origine, que la voiture qui zigzague sur le bitume roule depuis des lustres, depuis nulle part, au point que le conducteur épuisé roule sans s'en rendre compte sur des cercueils qui annoncent la couleur. Ou plutôt non, le film s'ouvre sur l'espace, puis la caméra se tourne, non pas pour cadrer un vaisseau spatial après un quelconque défilé de texte jaune venu lancer un space opera situé "il y a bien longtemps", mais pour nous montrer notre Terre, dans un "futur proche". Au passage, on aperçoit un satellite, avant que la caméra ne zoome sur le Brésil et sur la région du Nordeste. Ce satellite est capital. Au fond, cette introduction renvoie à 2001 L'Odyssée de l'espace. Ce n'est plus, comme chez Kubrick, la violence des hommes primitifs, la première arme tournée contre un semblable, qui accouche de l'engin spatial, mais le satellite lui-même qui devient une arme et que l'on retourne contre ses frères humains.




A l'heure où certain·es mettent tout en œuvre pour passer sous les radars, pour tenter de disparaître dans un monde où les puissants ont des yeux partout (caméras de surveillance, géolocalisation... c'est le sujet du dernier roman d'Alain Damasio, Les Furtifs ; et ce n'est pas par hasard que le politicien, au début du film, montre à une foule absente un objet, doté d'un système de reconnaissance rétienne, grâce auquel chacun pourra, d'un simple regard, voter sans être physiquement là...), d'autres au contraire sont menacés d'extinction par les mêmes outils : absents de la toile, coupés du réseau, privés de toute communication avec l'extérieur (alors que les enfants de Bacurau sont partout sur Terre, comme le rappelle l'instituteur au début du film), littéralement rayés de la carte. Et cela donne une scène puissante comme celle où l'instituteur, Plinio (Wilson Rabelo), cherche Bacurau sur la webmap avec ses élèves, tous les enfants agglutinés autour de son téléphone portable, puis sur l'ordinateur de la classe, en vain, avant de s'en remettre à la vieille carte de papier qu'il déroule sur le mur comme pour se rassurer : ils existent.




Et puis cela donne des images comme celles que produit ce vaisseau spatial sorti d'une série B des années 50, caméra qui traque les membres de la communauté rurale sur les routes, telles ces images produites par les hélicoptères de la police lors des courses poursuites retransmises en direct à la télévision américaine, dans un film qui vient après le mouvement Black lives matter. C'était ces plans qu'on voyait, au hasard, dans Jurassic Park 2 : Le monde perdu, quand les chasseurs surarmés poursuivaient des troupeaux de dinosaures à bord de leurs jeeps, hélicos et moto-cross, en quête de trophées. Et cette question du territoire, cartographié, balisé, filmé à distance, est primordiale aussi dans l'écart qu'il y a entre l'impression de maîtrise du terrain par le réseau, par la vision de flic qu'offre un drone, et la véritable connaissance du sol, celle qu'en ont ceux qui vivent là, qui sont enterrés là et sont prêts à s'enfouir dans leur propre terre pour la défendre si besoin (on pense aux Indiens d'Amérique, au Vietnam bien sûr). C'est en poussant d'un cran leur invisibilité forcée, en habitant la terre qu'on veut leur confisquer, que les villageois résisteront, avec les vieilles pétoires tirées du musée local (fabuleuse idée : les traces blanches des armes laissées sur le mur d'où l'on vient de les retirer), celles de leurs ancêtres indigènes et cangaceiros et des luttes passées, là où leurs ennemis, citoyens des états-unis dépressifs en quête d'un exutoire à la société urbaine consumériste de la réussite, utilisent des vieux calibres dans un esprit purement vintage, complètement décollés qu'ils sont de l'Histoire (leur chef, interprété par Udo Kier, s'insurge qu'on le traite de nazi alors que c'est ce qu'ils sont, tous), choisissant leurs armes chez Walmart par simple jeu, gratuitement, tout comme ils s'amusent à canarder des étrangers dans un safari humain, un paintball à balles réelles, un mass shooting suicidaire et jouissif. L'Histoire compte pour le peuple de Bacurau, qui honore ses vieilles sur leur lit de mort, qui marche comme un seul homme derrière le vieux guitariste du village défiant les citadins de son rire macabre en glissant sa satire sous une chansonnette, et qui refusera qu'on nettoie les murs du musée, pour garder la trace du sang versé.




Cela donne aussi cette séquence magistrale du double enterrement, au milieu du film, qui mêle le deuil à l'entrée en guerre, où l'on croit que Lunga (Silvero Pereira), la légende locale, le gangster du barrage hydraulique (comme ce lieu, qui n'apparaît que quelques minutes à l'écran, existe pourtant !), transgenre superbe, Géronimo des temps modernes, cherche un lieu pour creuser des tombes alors qu'il creuse déjà celles de ses ennemis. Cette même séquence où les villageois pleurent mais savent déjà qu'ils vont se battre, où tout se confond dans la capoeira, danse traditionnelle et art martial, transe du deuil et préparation au combat, sur laquelle les cinéastes ont l'idée formidable de lancer Night, musique originale de Carpenter, rendant le plus bel hommage qui soit au cinéaste à moustache et transformant la tristesse de la perte en scène de guérilla dans la lignée d'un Assaut. L'organisation populaire de la résistance face au fascisme capitaliste passe par la réhabilitation des terroristes locaux, de ceux qui s'étaient déjà élevés, seuls, avant tout le monde, l'arme au poing, face aux oppresseurs. Il passe aussi par la réconciliation des jeunes qui avaient émigré et des vieux, ou des vieilles, comme Dominga (Sônia Braga), qui dans une scène proprement mythologique affronte l'ennemi avec sa blouse de doctoresse, une table, un ragout et une cruche : Circé. 




Mais surtout, dans cet inépuisable mélange des genres et des tons (car Bacurau est drôle à plusieurs reprises), et au bout d'un film qui, comme le groupe des villageois, est à la fois multiple et puissant parce que un, les deux cinéastes ne transigent pas, et quand Pacote (Thomas Aquino) demande à Teresa si leur chef de guerre n'en a pas un peu trop fait, tandis que tous les citoyens filment avec téléphones et tablettes un étalage de têtes coupées (comme le furent celles de leurs ancêtres esclaves, pour l'exemple et la terreur), Teresa répond fermement : "Non". Et à Michael (Udo Kier) qui annonce aux habitants de Bacurau que cela ne fait que commencer, les cinéastes, dans un film qui invente, réjouit, donne à penser et envie de vivre comme peu y parviennent, répondent que les villages existent encore, que l'existence du groupe et sa révolte sont possibles, qu'il va bien falloir commencer à résister.


Bacurau de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles avec Sônia Braga, Barbara Colen, Thomas Aquino, Udo Kier et Silvero Peirera (2019)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire