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31 mars 2018

Le Pont des espions

Steven Spielberg s'intéresse à un épisode méconnu de la Guerre Froide : l'échange d'espions entre les américains et les soviétiques, en février 1962, suite à l'arrestation de Rudolf Abel et de longues négociations menées à Berlin par l'avocat James Donovan. A priori, rien de spécialement sexy, à moins d'être attiré par cette période, mais c'est sans compter sur l'art du récit, toujours intact, de tonton Spielby qui mène tambour battant un scénario solide enrichi de quelques touches d'humour appréciables, signé par les frères Coen. Le résultat à l'écran est très divertissant et, malgré la longueur du film (2h20), on ne voit guère le temps passer. On n'a aucun mal à s'intéresser aux aventures de cet avocat qui n'a pas froid aux yeux, incarné par un excellent Tom Hanks. L'acteur, qui mériterait un César d'honneur pour l'ensemble de son œuvre voire pour le simple fait d'exister, apporte toute sa bonhomie légendaire à ce personnage qu'il nous rend immédiatement attachant et sympathique. Hanks tire parfois des tronches terribles qui donnent envie de faire un arrêt sur image pour examiner chacune de ses rides afin de percer les secrets de son art. Très à l'aise chez son ami Spielby, il est sur un nuage, au sommet de son charisme et de son talent d'acting, en roue libre, lui qui a appris à parfaitement maîtriser l'allemand pour les besoins du film. On a envie de le prendre dans nos bras et de lui faire un bisou bien baveux sur la joue.




Après avoir ciré les godasses toujours impeccables de Tom Hanks, j'aimerais à présent m'attarder sur le cas de tonton Spielby. On est rude avec tonton Spielby. Nous sommes ingrats. Il est l'un des rares, de sa génération, à Hollywood, à avoir su garder toute sa tête, à ne pas avoir sombré définitivement, et à continuer de réaliser des films tout à fait dignes. Rien que pour cela, pour sa remarquable longévité, il mérite d'être salué. Beaucoup d'autres, à commencer par son frère jumeau raté Bobby Zemeckis, devraient prendre exemple sur lui. Ridley Scott aussi notamment. Mais tellement d'autres... La liste serait trop longue. Tonton Spielby nous livre ici son film d'espionnage, et il le réussit avec brio. Un film d'espionnage peut être intéressant mais chiant, avouons-le, même quand il est assez réussi. On peut se perdre dans les méandres du scénario, trouver le temps long, être heureux du dénouement, donner l'impression de piger et mettre une note honorable sur IMDb sans avoir capté tchi et en ayant passé un moment en réalité pas si terrible. Pas de ça avec tonton Spielby ! On se régale vraiment devant son film, limpide, bien rythmé et jalonné par quelques scènes qui nous scotchent comme il faut, même quand elles ont été réalisées sur ordinateur (la scène du bombardement de l'avion, qui fait de l'effet même sur petit écran). La mise en scène de Spielby, très soignée, s'avère parfois assez inspirée, énergique. Elle sait donner du peps quand il en faut. En nous narrant cet épisode de la Guerre Froide, Spielberg parvient aussi joliment à nous replonger dans une ambiance propre à cette époque, quitte à grossir le trait, à se permettre quelques facéties, pour entretenir le mythe. En bref, tout est fait pour prendre son pied. Et c'est réussi.


Le Pont des Espions de Steven Spielberg avec Tom Hanks, Mark Rylance et Amy Ryan (2015)

27 mars 2018

The Villainess

Un collègue de confiance, gros consommateur de cinéma d'action, m'a conseillé ce film lors d'une pause-kefta au boulot. Il m'en a à peine dit deux mots, mais ils étaient remplis d'un enthousiasme si communicatif qu'ils ont suffit à me charger d'espoir. J'attendais d'être impressionné, j'en voulais pour mon argent. Mon devoir aujourd'hui est donc de vous mettre en garde et d'éviter toute nouvelle confusion. Car The Villainess n'est pas le biopic tant espéré sur le perchiste charentais médaillé d'or olympique en 2010, Renaud Lavillenie. Il ne s'agit pas de ça. Le titre est terriblement trompeur quand il est prononcé à la va-vite, sans application et accompagné d'aucune précision, entre deux bouchées de kefta. Pour les plus déçus, sachez qu'un documentaire entièrement consacré à l'athlète existe déjà. Il a été diffusé il y a deux ans sur France 3, intitulé Jusqu'au bout du haut et réalisé par le vidéaste amateur Cédric Klapisch. C'est un documentaire de la pire espèce dont ni le sujet ni l'auteur ne ressortent grandis, bien au contraire. Sa vision ajoutera donc de la colère à votre déception. Contentez-vous d'éviter les films de Cédric Klapisch et de ne pas fouiller davantage la personnalité de Renaud Lavillenie, plus à l'aise à la perche que strictement partout ailleurs. Et ne regardez donc pas forcément The Villainess, à part peut-être si vous êtes un dingue d'action peu regardant sur la qualité réelle de la marchandise.




Comparé à The Raid, John Wick, Nikita et tout un tas d'autres trucs du même genre, The Villainess nous est présenté comme la dernière bombe atomique du cinéma d'action, la nouvelle tuerie venue d'Asie. Alors certes, il y a quelque chose d'assez grisant dans la scène d'ouverture (durant laquelle il faut dire que j'avais encore un mince espoir de retrouver Renaud Lavillenie) et celle de conclusion, mais l'effet est bien fugace et on n'a aucune envie de se repasser ça pour le plaisir. Au contraire d'un John Wick, le scénario du film de Jeong Byeong-gil est beaucoup trop alambiqué, manque cruellement de linéarité, de simplicité. Sans parler d'originalité... On essaie bêtement de créer un background lourdingue pour un personnage auquel dans tous les cas nous ne croyons pas une seconde. Plus grave encore, le réalisateur a oublié l'essentiel : pour que de telles scènes d'action pure fonctionnent et produisent l'effet tant désiré, il faut nous donner l'impression qu'elles ont réellement eu lieu, que c'est pas du chiqué. Jeong Byeong-gil devrait revoir la scène dite "du passage du pont" de Sorcerer. Les plans séquences avec changements de point de vue et mouvements de caméra incessant ont beau être ici d'une longueur impressionnantes, ils sont trop fabriqués, interminables, et par moment assez moches. C'est bien dommage. The Villainess n'est malheureusement qu'un pétard mouillé.


The Villainess de Jeong Byeong-gil avec avec Ok-Bin Kim et Shin Ha-Kyun (2018)

25 mars 2018

Le Teckel

L'affiche représente assez bien ce que nous avons vu du film. On en a vu la queue, la partie qui sent la merde, un bon quart, puis on a coupé net. En général, quand on s'endort devant un film, il finit de mourir sur l'écran tandis qu'on est ailleurs. Là, on l'éteint tout en dormant, sans se réveiller, le ronflement se poursuit et la main va toute seule à la télécommande pour éteindre le poste (faites le test, vous confirmerez). Todd Solondz a cru bon de réaliser un film choral à sketchs réunissant quelques étoiles filantes : Danny DeVito, (insérer d'autres noms), Greta Gerwig... Cette dernière se rend chez l'ostéopathe, et on la voit prendre rendez-vous au téléphone, puis s'y rendre... Et revenir. Autant le dire tout de suite, on n'en a franchement rien à branler. Après le tournage, Greta Gerwig a déclaré qu'elle ne tournerait plus jamais avec Todd Solondz. Nous non plus.


Le Teckel de Todd Solondz avec Greta Gerwig et Danny DeVito (2016)

20 mars 2018

All is Lost

Robert Redford prend l'eau pendant 1h30. Voici le scénario de ce film, pratiquement muet, à l'exception des quelques jurons que lâche la vedette en plein désespoir. Après Margin Call, son premier long métrage ultra causant et, je dois dire, assez épuisant, sur une bande de traders méprisables et en panique lors de la crise économique, J.C. Chandor a voulu prouver au monde qu'il était capable d'autre chose en nous livrant All is Lost, film de survie minimaliste, sans dialogue, avec un seul acteur à l'écran. Sorti la même année que Gravity, All is Lost a été présenté comme le pendant maritime du survival spatial très surestimé d'Alfonso Cuaron. Vu aujourd'hui, le film de Jean-Charles Chandor apparaît comme plus radical, plus humble et donc bien plus aimable que son jumeau étoilé. Mais arrêtons-là une comparaison qui n'apporte rien de très intéressant. Si je devais rapprocher All is Lost d'autres productions, il s'agirait de ces films courts et linéaires, à pitchs simplissimes tenant sur un post-it, nous proposant généralement pas plus de 90 minutes de tension, en temps réel parfois, avec un nombre très réduit de personnages coincés, qui doivent survivre en milieu hostile (au milieu de l'océan, Open Water, dans un cercueil, Buried, sur un tire-fesse, Frozen, dans une bagnole accidentée, Wrecked, derrière un pan de mur en Irak, The Wall, devant une comédie de Dany Boon, Raid Dingue, etc).




All is Lost s'étend quant à lui sur une semaine. Il commence par un flashforward, partie la plus causante de l'ensemble dans laquelle Bob Redford lit en voix off son ultime missive qu'il laisse dans une bouteille jetée à la mer, et ça sera la seule facétie d'un film au rythme régulier, avançant tout droit. Dès la scène suivante, un imposant conteneur à la dérive s'encastre dans le vieux monocoque en polyester, gréé en sloop, de Robert Redford, causant une sérieuse brèche par laquelle l'eau s'engouffre furieusement. Sérieusement touché, le navigateur solitaire devra ensuite affronter les tempêtes successives particulièrement violentes. Son naufrage durera donc une semaine. Une semaine que nous passons à ses côtés, tour à tour impressionné par le calme et la sérénité de l'homme livré à lui-même puis interrogatif sur certains de ses gestes et sur sa volonté réelle de survivre. N'ayant pratiquement aucune connaissance en navigation, je ne jugerai pas des choix et de l'attitude de Robert Redford. La façon qu'à J.C. Chandor de nous les dépeindre cultive volontairement le doute et c'est là l'un des aspects les plus intéressants du film, celui qui participe le plus à nous maintenir captivé.




Pas grand chose à reprocher à la mise en scène de J.C. Chandor, assez habile, réussissant à ne pas se répéter, malgré l'espace restreint, et qui, contrairement à d'autres, ne cherche pas à en mettre plein la vue via des plans séquences soi disant virtuoses ou autres tours de passe-passe numériques (suivez mon regard...). Lors des tempêtes, les effets spéciaux s'avèrent assez réussis et nous n'avons aucun mal à y croire. Quand, depuis la cabine, nous voyons le pauvre Bob Redford être balancé du sol au plafond au gré des chavirements du bateau, on trouve même ça plutôt impressionnant. La musique discrète d'Alexandre Ebert, récompensé d'un Golden Globe pour son travail, ne gâche rien. On s'étonne de voir le temps passer si vite et on apprécie ces images sous-marines presque abstraites de formes géométriques dérivant en contre-jour, notamment à partir du moment où Monsieur Redford occupe son radeau rond de survie. En bref, le film fonctionne assez bien, et c'est plutôt surprenant. Malheureusement, Chandor ne parvient pas tout à fait à dépasser son concept et nous ne projetons pas grand chose dans le personnage campé par Redford et dans la situation qu'il traverse. Le film est peut-être trop aride pour cela. C'est à la fois sa qualité et sa principale faiblesse.




Ce vieux conteneur malfaisant, vomissant des chaussures Nike dans l'océan, est-il une critique, une métaphore du capitalisme ? J.C. Chandor n'en dit pas plus. Ce conteneur s'en prend, en tout cas, à une grande figure hollywoodienne connue pour son engagement "à gauche" en la personne de Robert Redford. Un acteur vieillissant mais n'essayant en rien de dissimuler son âge sous de quelconques artifices, qui prouve ici qu'il est encore capable de tenir un film à bout de bras. Rien ne nous est dévoilé sur son personnage. Les observateurs remarqueront peut-être des photos de famille dans sa cabine ou d'autres détails, mais rien de très précis ni de plus explicite. Nous voyons seulement un homme à la dérive, perdu au milieu de l'océan indien et nous ne savons rien du tout de ce qui l'a amené à flotter là. Face à la façon plutôt stoïque et parfois nonchalante qu'a le bonhomme d'essayer de rafistoler son bateau, puis d'accepter son naufrage et d'affronter les éléments déchaînés, on se demande s'il n'est pas un brin suicidaire, désespéré, en fuite. Il y a quelque chose d'un peu fascinant là-dedans, mais ça ne va pas bien loin non plus.




Pour finir mon papier, je tiens à signaler un couac qui m'agace toujours terriblement dans ces films de survie. Quand bien même All is Lost fait partie du haut du panier dans cette catégorie, il n'échappe pas à ce problème majeur selon moi. Car un tel film devrait viser le réalisme total. Ce défaut réside dans la lucidité toujours au beau fixe du personnage, alors que celui-ci ne mange que des conserves et s'alimente le moins possible. Redford garde donc toute son intelligence, il redouble même d'ingéniosité pour créer un système qui lui permet de recueillir un peu d'eau potable à l'aide de la condensation de l'eau de mer. Pourtant, c'est bien connu, et j'en fais moi-même trop régulièrement l'expérience : la malnutrition et la sous-nutrition impactent immédiatement les capacités cognitives, la faculté de réflexion. Robert Redford reste quant à lui malin comme un singe malgré les deux flageolets et l'eau saumâtre avalés en guise de repas de midi et unique gueuleton du jour. Ça n'est pas crédible ! On peut cependant se demander si, dans des situations où l'homme doit lutter coûte que coûte pour son salut, celui-ci ne va pas puiser dans des ressources insoupçonnées pour faire preuve d'un peu plus d'intelligence. C'est là une question presque philosophique que je laisse entre vos mains. Pour ma part, je n'y crois pas. J'en fais moi-même l'expérience actuellement. A l'aide. 


All is Lost de J. C. Chandor avec Robert Redford et lui seul (2013)

17 mars 2018

Annihilation

Après le remarqué Ex Machina qui abordait l'un des thèmes favoris de la science fiction actuelle, l'intelligence artificielle, le britannique Alex Garland persévère dans le genre en adaptant cette fois-ci le best steller de Jeff Vandermeer, Annihilation, paru en 2004 et auréolé de nombreuses distinctions. Ce livre s'inspirait de deux grands classiques venus de l'Est : Stalker, des frères Strougatski, et Solaris, de Stanislas Lem, des incontournables de la SF, à lire absolument, qui ont chacun donné lieu à des adaptations signées Andreï Tarkovski, elles-mêmes entrées dans l'histoire du 7ème Art. C'est dire si Alex Garland fait preuve d'ambition et s'inscrit dans un héritage littéraire et cinématographique particulièrement lourd à porter. En réalité, c'est principalement à Stalker que l'on repense ici puisque le point de départ est grosso modo le même. Il s'agit d'une idée a priori très excitante, popularisée par les frères Strougatski puis magnifiée par le chef d’œuvre de Tarkovski : l'exploration d'une vaste et mystérieuse étendue de notre planète influencée par une présence venue d'ailleurs, une zone à haut risque aux effets inexplicables sur les visiteurs qui s'y aventurent courageusement. Nous suivons une petite troupe de scientifiques, exclusivement féminine, menée par Natalie Portman et Jennifer Jason Leigh, désireuse d'atteindre le centre de ladite zone afin de percer son secret, de comprendre pourquoi celle-ci croît inexorablement, transformant tout ce qu'elle absorbe.





Dès les premières minutes d'exposition, le film s'avère hélas assez laborieux. Alex Garland installe péniblement des personnages tout à fait anodins, interprétés par des acteurs qui semblent peu concernés (la palme revenant à Jennifer Jason Leigh, fantomatique). Mais parce que le pitch est prometteur, on demeure vaguement intrigué et, surtout, impatient d'entrer enfin dans la fameuse zone, ce "scintillement" étrange qui, à l'image, se caractérise par des vagues de lumières aux couleurs de l'arc-en-ciel, miroitant au loin. Ce n'est qu'à la trentième minute que la bande à Natalie Portman y pénètre enfin, après un dernier temps d'attente, un ultime regard lancé derrière leurs épaules, histoire de créer un suspense qui se fait toujours désirer. Nous apprenons ensuite que la présence venue d'outre-ciel a pour effet de faire muter les organismes, de les mêler de manière hasardeuse les uns aux autres, faisant fi des barrières des espèces et des lois les plus élémentaires de la Nature. Cette particularité aurait pu permettre à Alex Garland toutes les folies visuelles. Malheureusement, si la "direction artistique" se veut soignée, le cinéaste s'avère incapable de la mettre convenablement en valeur, de créer des images réellement fascinantes. Visuellement, Annihilation est d'une pauvreté accablante, malgré deux ou trois bonnes idées disséminées ici ou là qui auraient mérité un bien meilleur traitement et en dépit d'un scénario qui offrait un prétexte solide à toutes les extravagances.





A l'image, c'est à un psychédélisme très sage auquel nous avons affaire, donnant régulièrement au film une sorte de style pseudo New Age daté et de mauvais goût. Initialement écrivain et scénariste, Alex Garland révèle encore toutes ses limites en tant que metteur en scène. Il nous rappelle que son Ex Machina était déjà très surestimé et bénéficiait, lui aussi, d'un pitch particulièrement aguicheur, d'un scénario que n'honorait pas son travail de réalisateur, mais qui a suffi à en tromper plus d'un. En évoquant immanquablement Stalker, Annihilation nous rappelle sa petitesse dérisoire fasse à l’œuvre gigantesque de Tarkovski. Mais Alex Garland ne s'arrête pas là et convoque aussi régulièrement d'autres références trop imposantes pour lui. On note ainsi de nombreux clins d’œil et de situations rappelant The Thing de John Carpenter. Là encore, la comparaison s'avère très cruelle puisque contrairement au maître, le britannique est bien incapable de développer la moindre atmosphère et ne capture guère de visions d'épouvante ni ne provoque aucun effroi face à l'inconnu, aucune sidération face à l'inexplicable. Il parvient seulement à nous donner le vertige face au terrible abîme qui le sépare des grands cinéastes qui, eux, ont su marquer la science fiction en mettant leur immense talent à son service. Pour réussir un tel film, il faut en effet un certain génie, un brin de folie. Produire des images marquantes n'est pas donné à tout le monde. Imaginez le script d'Under the Skin entre les mains d'un guignol. C'est impensable. Jonathan Glazer a su le sublimer, en faire une œuvre tout à fait à part. Alex Garland n'est définitivement pas de cette trempe, il aurait peut-être dû laisser faire quelqu'un d'autre. Mais ils ne sont hélas pas nombreux ceux qui, aujourd'hui, auraient été capables d'en tirer un chouette film.





Alors que son histoire lui offre mille possibilités, nous avons donc droit à des fleurs de toutes les couleurs, à deux biches albinos sautillant dans les bois, à un crocodile à la dentition variée et à un ours à la tronche de sanglier. Génial... On a le désagréable sentiment qu'il manquait un illuminé à bord, l'équivalent d'un Giger ou d'un Rob Bottin, capable de matérialiser les plus folles digressions. Ce n'est qu'à la toute fin qu'Alex Garland se lâche un peu et nous propose une scène plutôt surprenante. Natalie Portman y est confrontée à un double bizarroïde lors d'un face à face donnant lieu à une chorégraphie où le temps, enfin, paraît suspendu par l'étrangeté du spectacle proposé. C'est hélas bien trop tard... Orphelin de la moindre tension, en dehors d'une scène plutôt réussie et porteuse de la plus belle idée (l'ours mutant qui reproduit les appels à l'aide de sa dernière victime humaine — notons qu'elle est sonore et non visuelle), Annihilation est également dénué de rythme et d'ambiance. Pompeusement découpé en plusieurs chapitres aux titres sibyllins, ce film très creux nous propose des flashbacks réguliers qui nous permettent de faire plus ample connaissance avec le couple sans intérêt formé par Natalie Portman et Oscar Isaac. On se farcit ainsi des scènes de plumard lamentables où le second chatouille la première après avoir échangé sur Dieu et la Création lors de dialogues imbuvables. Merveilleux...





Au bout du compte, Annihilation laisse une impression drôlement désagréable, celle d'une arnaque mal menée, d'esbroufe sans style particulier. Un comble. Le scénario qui invitait à des métaphores évidentes semble cacher tant bien que mal son indigence derrière une nébulosité ridicule qui n'émoustille en rien notre imagination et ne nous incite nullement à combler ses vides, ses trous laissés béants. Le plan final, pied de nez minable, achève de nous plonger dans la pire perplexité, il ressemble tristement au cliffhanger facile d'un épisode de série télé de bas étage. Il paraît que le film parle avant tout de dépression, d'autodestruction. C'est vrai qu'il nous fait broyer du noir et que la démarche de Garland s'apparente à un suicide. Annihilation accomplit la désolante prouesse de nous amener à douter du pouvoir de l'art cinématographique quant à sa capacité à exploiter pleinement les grandes idées de science fiction et à reproduire les plus singulières expériences de lecture (on pourrait, ou plutôt, on devrait pouvoir penser à La Couleur tombée du ciel de Lovecraft, à La Forêt de Cristal de JG Ballard). Et l'on frémit de nouveau en pensant que l'adaptation des Montagnes Hallucinées par le peu doué Guillermo Del Toro pourrait être remise sur les rails suite au succès de La Forme de l'Eau. Alors que John Carpenter réussissait à évoquer l'esprit si périlleux de Lovecraft dans The Thing, en s'y attaquant par des voies détournées, Alex Garland nous confronte simplement à son impuissance et échoue à effleurer les grands écrivains, les maîtres de la science fiction, en empruntant pourtant un chemin bien plus direct. On termine le film avec l'envie très vive de se nettoyer les yeux, de raviver notre amour pour le cinoche, le vrai, en se replongeant dans le décidément inégalable Stalker d'Andrei Tarkovski.


Annihilation d'Alex Garland avec Natalie Portman, Jennifer Jason Leigh et Oscar Isaac (2018)

13 mars 2018

Thelma

Thelma n'est que le quatrième long métrage de Joachim Trier, cinéaste norvégien révélé aux yeux du grand public en 2011 par l'excellent Oslo 31 Août, et qui n'a, depuis, jamais véritablement transformé l'essai. Il s'aventure cette fois-ci sur le terrain particulièrement glissant du thriller psychologique teinté de surnaturel, un genre bien balisé et trop souvent propice aux divagations ratées d'auteurs illuminés qui cherchent à ajouter une ligne indispensable à leur CV et nous en mettre plein la vue. C'est bien ce que l'on pouvait craindre compte tenu de l'accueil plutôt tiède réservé à ce film à sa sortie, en septembre 2017. A l'époque, l'un de nos plus estimés pigistes, échaudé par une séance proche de la torture, avait même débarqué en fureur dans les bureaux de la rédaction, dénonçant avec véhémence l'arnaque Joachim Trier et faisant d'Oslo 31 Août un "coup de chance" inexplicable. Dès le générique d'ouverture de Thelma, il y a effectivement de quoi prendre en grippe le réalisateur et se motiver à l'attendre au tournant, le couteau entre les dents : musique symphonique grandiloquente, titre apparaissant progressivement au renfort d'un clignotement épileptique... On se demande bien à quelle sauce nous allons être mangés et combien de temps on va seulement tenir devant ça. Et pourtant, immédiatement, Thelma intrigue et captive. Dès la scène introductive, premier flashback sur l'enfance du personnage éponyme, où nous voyons une petite gamine, partie à la chasse avec son père, qui ignore que celui-ci la tient en joue dans son dos, hésitant à appuyer sur la gâchette. Étonnante entrée en matière...





Nous suivons ensuite les premiers pas à l'université de Thelma, qui a bien et joliment grandi puisqu'elle est incarnée par la sublime Eili Harboe. Débarquée à Oslo et venue de la campagne, Thelma a du mal à se faire des amis, à sortir de l'emprise de ses parents, trop protecteurs et religieux. Alors qu'elle découvre son homosexualité, tombée sous le charme de l'une de ses camarades, elle est également sujette à des sortes de crises d'épilepsie qui semblent reliées à d'étranges pouvoirs surnaturels. Thelma décide alors de se faire analyser et soigner... Voici pour le pitch et comme vous pouvez le constater : rien de véritablement neuf ici, une désagréable impression de déjà vu menace, tout comme celle d'avoir de nouveau affaire à un énième film où un cinéaste s'intéresse à la féminité à travers le fantastique via des métaphores peu finaudes et usées, dans une démarche bien intentionnée mais peut-être très masculine. Thelma est en réalité à situer quelque part entre Carrie, L'Exorciste et ces films fantastiques, plus européens, tel Requiem, qui choisissent de traiter de manière réaliste les cas de possession et autres événements a priori surnaturels en les reliant à la maladie mentale. On pense également à M. Night Shyamalan pour cette façon d'aborder très sérieusement le fantastique en s'appuyant sur une mise en scène particulièrement léchée (la musique, assez présente et pompeuse juste comme il faut, m'a aussi rappelé celle, mémorable, d'Incassable). Malgré les nombreuses références qui nous viennent à l'esprit, Joachim Trier parvient miraculeusement à trouver un ton singulier, un équilibre fragile, qui lui permet de maintenir son film du bon côté, de ne pas nous perdre ni de basculer dans le n'importe quoi.





Rappelons que dès le premier long métrage de Joachim Trier, le trop tordu Reprise, on pouvait noter un côté "m'as-tu-vu" évident, un maniérisme susceptible d'irriter les plus sensibles, et la volonté, trop claire, d'impressionner son petit monde. Encore très chiadé, Thelma pourra en laisser quelques uns sur le bas-côté. Mais c'est bien dommage, car nous tenons là un film fantastique qui a de l'allure, ce qui est rare et précieux. Plus essentiel encore, on y retrouve la douceur du regard porté sur la jeunesse, sur ces adultes en devenir, qui se cherchent et s'affirment, que l'on découvrait dans le très beau Oslo 31 Août. On sent aussi que Joachim Trier aime particulièrement filmer son actrice et on le comprend : Eili Harboe, très justement récompensée du prix d'interprétation féminine au Festival international du film de Mar del Plata 2017, est d'une beauté naturelle et d'une grâce étonnantes. Elle est la grande attraction du film, son plus évident atout et son meilleur effet spécial. Car des effets spéciaux, il y en a aussi : les scènes de crise sont propices à cela, ils sont alors minimalistes mais très visuels, servant toujours le récit. On pourra simplement regretter l'apparition de ce serpent en CGI : quelle fâcheuse habitude d'utiliser les images numériques pour les animaux peu commodes quand une véritable bestiole, en chair et en os, aurait eu un bien meilleur effet (on a cependant déjà vu bien pire dans le genre : rappelez-vous de la biche toute lisse de 3 Billboards et du grizzly trop propre sur lui de The Revenant).





Au sein d'un film au rythme tranquille, prenant son temps, Joachim Trier glisse quelques scènes plus tendues et très réussies qui figurent dans le haut du panier de ce que l'on a vu, ces dernières années, en matière de fantastique et de surnaturel à l'écran. Je fais ici tout particulièrement allusion à cette scène dans la piscine, lieu décidément inspirateur pour le cinéma fantastique, où Thelma se noie, attirée par le fond, comme si la gravité s'était inversée, et se retrouve prisonnière d'un enfer sombre et carrelé, avant que, via un effet très simple, tout se retourne et se remette en place pour lui permettre de refaire surface. Joachim Trier parvient alors avec grand talent à mettre en scène une peur commune. Un autre passage remarquable est celui lors duquel Thelma subit les tests cliniques. La tension est palpable et la mise en scène de Joachim Trier au cordeau. Les effets de clignotement épileptiques de la lumière, de l'image elle-même, d'ordinaire si agaçants, avaient rarement produit un résultat si convaincant et à-propos à l'image.





Malgré un symbolisme parfois trop appuyé, Joachim Trier traite des thèmes intéressants qu'il laisse à de multiples interprétations sans jamais nous laisser sur le carreau car il maintient un fil conducteur assez clair : l'affirmation d'une jeune femme, son éveil au monde. Il signe un film riche et généreux sous ses abords faussement austères et froids. On est donc loin de la coquille vide que l'on pouvait légitimement redouter ou de l'exercice de style vain et boursouflé d'un auteur désireux d'ajouter coûte que coûte un film de genre à sa filmographie. Dans sa dernière partie, le rythme peut décontenancer encore davantage. Il y a comme un flottement, un sur-place, là où l'on aurait pu attendre ou espérer une montée en régime, trop habitué que nous sommes aux schémas hollywoodiens. Thelma retourne au foyer parental, à la campagne, et Joachim Trier de se hasarder vers le drame familial pur jus. Des flashbacks qui n'entravent en rien la fluidité du récit nous éclairent quant aux origines, aux antécédents de la pauvre Thelma, victime de ses pouvoirs et du joug parental oppressant. Mais tout cela continue de faire sens et son film incite finalement à l'affirmation de soi, à sortir de tout carcan rétrograde, à s'épanouir. Nous sommes heureux qu'il nous laisse avec une jeune femme, enfin radieuse, qui a bel et bien pris son envol. Après le décevant Back Home, Joachim Trier confirme ainsi qu'il demeure un cinéaste très intéressant à suivre. 


Thelma de Joachim Trier avec Eili Harboe et Kaya Wilkins (2017)

11 mars 2018

La Doublure

Tout a déjà été dit sur le onzième film (j'ai compté !) de Francis Veber, son dernier succès au cinéma avant sa chute finale, le remake complètement raté de L'Emmerdeur. Et puisque tout a déjà été dit et redit sur La Doublure, j'aimerais aujourd'hui me focaliser uniquement sur la prestation de Dany Boon. L'acteur ch'ti campe ici le rôle du colocataire de Gad Elmaleh (Gad Elmaleh et Dany Boon, réunis dans un seul et même appartement, cela devrait être interdit par la loi), ce même Gad Elmaleh qui, pour vous faire un court rappel du scénario particulièrement tordu signé Veber, est amené à devoir héberger sous son toit la boombastique Alice Taglioni et faire semblant d'être en couple avec elle afin de tirer Daniel Auteuil d'une mauvaise passe en échange d'une grosse somme d'argent. Je m'arrête là avec l'histoire, j'ai déjà mal à la tête. Bref. Boon joue donc Richard, un pur zonard, voiturier de son état au même titre qu'Elmaleh, qui passe son temps libre devant la télé et ses jeux vidéos, les pieds sur la table basse, une main sur la télécommande, l'autre dans son paquet de chips. Disons-le tout net : ce rôle paraît taillé sur mesures pour Dany Boon qui en profite pour nous livrer sa plus marquante prestation à l'écran, très justement saluée par l'Académie des Césars via une nomination pour le meilleur second rôle masculin. 




Il faut aussi préciser que Dany Boon incarne ici un grand frustré du cul, un obsédé sexuel de premier plan, totalement incapable de gérer ses émotions dès qu'il voit une jolie meuf et encore pire quand il se retrouve face à un morceau de choix comme Alice Taglioni, alors au faîte de son sex appeal. Et là encore, tout colle parfaitement : Francis Veber a choisi l'acteur idéal. C'était deux ans avant le succès des Ch'tis, à une époque où Dan' Boon pouvait encore accepter d'être un second couteau et d'apparaître en tout et pour tout cinq minutes à l'image. Veber avait vu juste. Parce que, disons-le tout net, Dany Boon a aussi cette très rare particularité de ressembler à une bite. Une vieille bite usée par la main, fatiguée d'avoir trop peu servi. Son front ridé évoque une grosse couille trop longtemps restée calfeutrée dans son caleçon poisseux, ses yeux vitreux et cernés rappellent deux tristes glands mal décalottés, ses cheveux dégueulasses font immanquablement penser à des poils pubiens aussi drus que sales, sa mine toujours décomposée ranime automatiquement nos souvenirs de bite déconfite et malheureuse. A son physique naturel si avantageux pour incarner un tel rôle, le comédien ajoute son talent pur. C'est bien simple, dès lors que Boon fait face à une actrice, il paraît littéralement suer du liquide séminal par les tempes et dégouliner de testostérone impuissante. On se croirait face à une triste queue flétrie, un énorme gland humain tuméfié, tétanisé devant une apparition divine, condamnée à lui échapper. En contre-champ, on devine toute la gêne d'Alice Taglioni, tout de même honorée de l'NRJ Ciné Award de la Meilleure Actrice pour ce travail. Même en expirant tout l'air présent dans ses poumons, l'actrice si bien équipée apparaît comme une menace terrible pour son vis-à-vis. Dany Boon excelle en pine pathétique. Son meilleur rôle. Il est tout simplement parfait. Il aurait amplement mérité son César. Ou au moins un NRJ Ciné Award lui aussi...


La Doublure de Francis Veber avec Dany Boon, Gad Elmaleh, Alice Taglioni, Virginie Ledoyen et Daniel Ateuil (2006)

9 mars 2018

Raid dingue

Il était temps. Depuis des années Dany Boon, le ch'ti exilé à Los Angeles, chiale et se plaint de ne pas se voir remettre la moindre petite statuette signée César alors qu'il gagne seulement des millions d'euros avec ses films merdiques. L'injustice est réparée. Le pauvre homme, lésé pendant tant d'années, a obtenu ce qu'il réclamait. Son caprice a porté ses fruits. Et il est venu récupérer sa médaille en toute modestie, se fendant d'une ou deux petites piques ironiques, du genre "Ah ben quelle surprise !" et autres "Je vous remercie... euh non en fait c'est pas vous que je remercie". Et pourtant si, c'est bel et bien la pathétique Académie des César, qui ajoute la démagogie à la longue liste de ses défauts, qu'il fallait remercier pour ce prix. Le public, lui, il faut le remercier pour les millions d'euros, pas pour la statuette, parce qu'on ne lui a pas demandé son avis. Le seul mérite de ce film, c'est le nombre d'entrées en salles, conditionné par un matraquage promotionnel hallucinant. Mais chacun sait que tous les gens qui vont voir un film en salle en sortent comblés et ravis. C'est comme au resto, il suffit d'entrer dans un établissement pour s'être régalé. Moi, par exemple, j'ai vu Bienvenue chez les ch'tis en salle, et même si c'est vachement mieux que Raid dingue, je préférerais m'arracher un testicule que donner une voix (encore eût-il fallu qu'on nous demande de voter...) à Danny Boon pour lui décerner quelque récompense que ce soit. Raid dingue obtient à peine plus de la moyenne sur Allociné ou IMDB. Ce qui demeure fascinant, outre que Dany Boon réclame le beurre, l'argent du beurre et le cul du spectateur, outre que l'Académie cède à son délire et lui offre sur un plateau ce qu'il réclame comme un crétin, c'est que Dany Boon lui-même ne meure pas de honte en recevant un "César du public" pour un film que le public, en dehors de deux ou trois allumés, n'aurait jamais songé à nommer si on lui avait demandé de citer son film préféré de l'année. Un film mal rythmé, pénible, pas marrant pour un sou, que j'ai vu sans lui rétribuer le moindre centime. Le pouvoir des César ? Le métier de blogueur ciné ? Je ne sais pas... Mais Raid dingue est une très sombre merde, couleur charbon, ce qui est signe de maladie grave. Vivement l'année prochaine, circa février, quand Boon viendra chercher son deuxième César du public consécutif pour La ch'tite famille, probablement toujours dépourvu du moindre sentiment de honte. En attendant que la France commence à se lasser de l'accent, du mot "biloute", des bons sentiments débiles, des comédies en plâtre et de la singulière odeur d’égout qui se dégage de tout ça.


Raid dingue de Dany Boon avec Dany Boon, Alice Pol, Florent Peyre, Michel Blanc, Yvan Attal et Anne Marivin (2016)

6 mars 2018

Lady Bird

Chat ultra échaudé craint l'eau tiède ! Après les calvaires Juno, Garden State, Greenberg, The Way Way Back, Little Miss Shoeshine et compagnie, j'en passe et des pires, on s'attend toujours à fondre sur place devant la soi-disant nouvelle pépite du cinéma indé US. Vu l'emballage et l'accueil dithyrambique réservé à Lady Bird outre Atlantique, on pouvait légitimement craindre le pire. Il y avait toutes les raisons de redouter une nouvelle malédiction estampillée Sundance, dans la droite lignée, par exemple, de l'infâme Captain Fantastic, l'un des plus insupportables immondices produits récemment par l'indiewood. On pouvait aussi s'attendre à ce que Greta Gerwig, pour la première fois seule derrière la caméra, s'échine à glisser toutes ses petites idées, de mise en scène ou de scénario, pour un résultat indigeste, agaçant et méprisable. On sent effectivement l'envie irrépressible de la réalisatrice et scénariste de placer ses chansons préférées, ses anecdotes persos, ses petites blagues trop écrites et, sans doute, aussi, une part de sa propre vie. 




Mais, miraculeusement, la sincérité de la démarche de Greta Gerwig prend le dessus et son succès relatif réside principalement dans le personnage vedette incarné par une irréprochable Saoirse Ronan. Celui-ci est tout à fait à l'image du film. Il peut être énervant avec ses tics, sa chambre trop décorée, ses petites lubies, ses répliques toutes faites, mais il n'est en réalité pas si sûr de lui, il dégage une fragilité plutôt charmante et assez juste, il grandit et s'affirme sous nos yeux. En écrivant ce personnage, Greta Gerwig a évité de justesse les clichés si répandus dans cette catégorie de films et nous suivons les mésaventures de cette adolescente sans déplaisir. Lady Bird a un rythme si soutenu que l'on est vite emporté dans son récit, à condition bien sûr d'accepter ce ton particulier, entre le rire et l'émotion, que recherche très souvent l'apprentie cinéaste.




Le film nous raconte une période charnière de la vie de cette adolescente : coincée à Sacramento, son plus grand rêve est de braver la situation très modeste de sa famille et de réussir à intégrer une des universités huppées de la côte Est après sa dernière année scolaire. Nous découvrons ses premières amours, sa relation tumultueuse avec sa mère, nous la voyons en somme devenir une jeune femme. Saoirse Ronan, que nous avions découverte toute gamine il y a plus de dix ans dans le sympathique Atonement et qui nous avait déjà beaucoup plu, est une nouvelle fois impeccable. L'actrice porte le film sur ses épaules, elle y insuffle l'énergie adéquate, la fantaisie qu'il faut, sans en faire trop, en restant crédible. Elle est entourée de personnages plus ou moins réussis, mais aucun d'eux n'est purement haïssable, ce qui est déjà une rareté dans un film de ce genre. On apprécie ainsi la meilleure amie du lycée campée par Beanie Feldstein, à la présence assez rafraîchissante. Dans un rôle compliqué, puisque constamment en opposition face à sa fille rebelle et têtue, l'actrice incarnant la mère, Laurie Metcalf, ne s'en tire pas si mal.




Visuellement, le film n'est pas complètement dégueu. Flirtant avec le style Instagram mais n'y tombant pas réellement, les lumières et les cadres mettent au moins en valeur la ville de cœur de la cinéaste, Sacramento. Le montage très rapide choisi par la réalisatrice annonce et symbolise l'envergure très modeste du film, mais c'est peut-être lui, aussi, qui nous permet d'accrocher, de rester captif. Les scènes s'enchaînent, sans temps mort, comme si la plus grande inquiétude de Gerwig était de nous ennuyer, de nous perdre en cours de route. Rondement mené, Lady Bird a l'abattage d'une série télé efficace. On ne s'esclaffe pas quand Greta Gerwig l'espère, mais son petit film nous fait peut-être sourire une ou deux fois. C'est déjà plus qu'attendu. Certains dialogues ont l'air trop préparés, comme par exemple cet accrochage à la sortie du bahut entre Lady Bird et son amie. "Ta mère s'est faite refaire les seins !", "Elle avait 19 ans, on peut faire une erreur à cette âge-là !", "Deux erreurs !". On entend presque Greta Gerwig ricaner à ses propres blagues derrière la caméra, se satisfaire de ses trouvailles. Mais allez, ça passe...




Faisons donc les comptes : une BO susceptible de plaire à tout le monde, mêlant le gros hit nostalgique qui tâche (Alanis Morissette, Justin Timberlake...) à la ritournelle indé moins connue, une photographie aguicheuse et ensoleillée aux couleurs très américaines, des petits détails "mignons" glissés ici ou là, des personnages secondaires farfelus, une conclusion qui se veut poignante où la fille et la môman se réconcilient enfin... Tous les ingrédients étaient bel et bien réunis pour me mettre à cran, mais ça a plutôt fonctionné. Guilty as charged de ne pas avoir passé un mauvais moment devant (le très anecdotique) Lady Bird ! Il faut dire que j'ai vu le film en belle compagnie, aux côtés d'une fan de Frances Ha qui a eu l'impression de découvrir une sorte de préquelle au long métrage de Noah Baumbach, mise en boîte par son actrice principale et déjà co-scénariste. Ça aide. 


Lady Bird de Greta Gerwig avec Saoirse Ronan, Laurie Metcalf et Beanie Feldstein (2018)

4 mars 2018

Les Trois Jours du Condor

Robert Redford EST le condor dans Les Trois Jours du Condor de feu Sydney Pollack, un film d'espionnage sorti en 1975 à l'époque où les thrillers paranoïaques, théâtres des pires conspirations, avaient le vent en poupe. On pense notamment aux films du spécialiste Alan J. Pakula tels The Parallax View (A Cause d'un assassinat, en VF) et Les Hommes du Président avec le même Redford, mais aussi au terrible Conversation Secrète de Coppola. Le film de Sydney Pollack est-il à la hauteur des meilleurs films de ce genre produits dans les fastes années 70 du cinéma américain ? Il n'atteint guère les sommets mais il est tout de même agréable à voir. D'abord parce que l'on a aucun mal à suivre Robert Redford dans ses péripéties et ce, dès le premier plan où nous le voyons se rendre au taff sur sa mobylette, enquiquinant toutes les bagnoles autour de lui. Robert Redford est à son zénith, il peut séquestrer Faye Dunaway dans sa salle de bains, la laisser attachée à la tuyauterie des chiottes pendant des heures, et tout de même réussir à l'emballer le soir venu, quand vient le moment d'aller au lit. Il peut aussi sortir les pires banalités à propos des photographies de l'artiste Dunaway, et réussir à l'impressionner. 





Bob Redford incarne donc Joseph Turner aka "Condor" (heureusement pour le titre qu'il n'est pas tombé sur le nom de code "Buse" ou "Pigeon"), un gars qui travaille pour une petite unité de la CIA chargée de dénicher des renseignements en effectuant une veille permanente de tous les écrits publiés à travers le monde. C'est beaucoup de boulot, surtout à une époque dépourvue de l'internet... Un jour pluvieux (comme l'indique le titre, l'action ne se déroule que sur trois jours, ce qui est toujours une bonne chose pour un film de ce genre, surtout pour un Pollack, dont on se doute bien qu'il n'aurait pas tenu la cadence sur une semaine), un jour de pluie, donc, après être allé faire des courses pour la pause déjeuner et avoir déposé une réclamation auprès de son agence immobilière pour une fuite autour de l'un des vieux vélux de son appartement, Bob Redford retrouve tous ses collègues assassinés. Tous. S'engage alors une course contre la montre pour savoir qui a commis ces meurtres et comment lui échapper. Mais petit à petit, plusieurs indices poussent notre héros à penser que des agents de la CIA sont à l'origine du drame et qu'il est désormais au milieu d'une conflit qui le dépasse totalement... Bref, il est dans une merde NOIRE.





Les Trois Jours du Condor vaut le coup pour son scénario, assez limpide et compréhensible comparativement à beaucoup d'autres du même genre (en particulier l'ensemble des films de Shane Carruth), pour ses acteurs, tous très bons à commencer par Max Von Sydow génial dans la peau d'un mystérieux tueur à gages, et pour quelques scènes assez tendues où le suspense fonctionne bien, dont celle dite "de l'ascenseur" dans lequel Robert Redford se retrouve littéralement nez-à-nez avec ledit tueur. La petite romance qu'essaie de développer Sydney Pollack entre Redford et Dunaway est assez plaisante car les deux acteurs sont très charismatiques et l'alchimie est palpable, mais en dehors de cela, elle paraît bien légère et superflue. La résolution de l'intrigue, avec cet agent de la CIA désireux de provoquer une guerre au Moyen-Orient pour mettre la main sur l'or noir, a l'avantage de pouvoir sonner encore d'actualité aujourd'hui (merci George W. et tous tes potes, j'espère qu'un jour vous serez jugés comme il se doit). En bref, le film n'a pas si mal vieilli et mérite le coup d’œil, tout particulièrement pour les amateurs du genre. En ce qui me concerne, je retiendrai surtout cette scène assez tendre, vers la fin, entre Max Von Sydow et Robert Redford : le premier, bluffé par le second qui, n'étant guère un homme de terrain n'a pourtant fait qu'improviser tout le long, l'interroge avec malice sur ses choix, sur la stratégie adoptée, avec une admiration respectueuse. Un moment de calme après la tempête, de complicité après les querelles, magnifié par un duo d'acteurs en pleine forme.


Les Trois Jours du Condor de Sydney Pollack avec Robert Redford, Faye Dunaway et Max Von Sydow (1975)

2 mars 2018

Mary et la fleur de la sorcière

Gardant de bons souvenirs de Souvenirs de Marnie, je me suis rendu en salle gai comme un pinçon pour ce nouveau film d'Hiromasa Yonebayashi, premier coup d'essai du studio Ponoc, distribué en France par la mythique société Diaphana. Au coup d'envoi, puis tout au long du premier quart-temps, Yonebayashi, le jeune artiste issu des studios Ghibli, a su me cueillir. La scène d'introduction, in medio stat virtus, comme on dit, est une séquence d'action tout feu tout flamme, sans préambule et pleine d'étrangeté, qui nous emporte en moins de deux. Puis c'est le calme après la tempête, un calme reposant et accueillant, avec ce long moment où l'héroïne du film, Mary, jeune fille maladroite mais toujours soucieuse de bien faire, vivant depuis peu chez sa tante, en compagnie d'une servante et d'un jardinier nommé Zébédée, nous est sereinement présentée. On répond toujours présent quand elle découvre, guidée par un chat noir, une fleur étrange et, de proche en proche, un balais à chiotte abandonné dans la forêt. Mais à partir de cette découverte, et dès que la jeune fille, apprivoisée par ledit balai, est emportée vers une académie de sorcellerie dans les nuages, on commence à se poser des questions.




Oui, c'est là qu'on commence à perdre le fil. D'abord parce que cette académie n'a pas grand chose de fascinant. Elle est moins étonnante à découvrir que le simple balai brosse pris dans des branchages qui conduit l'héroïne jusqu'à elle. Il se produit une chute de l'éblouissement, paradoxalement, au moment où la fillette s'élève vers le merveilleux. Ensuite parce que les personnages qui s'illustrent en ce nouveau lieu, à l'image d'ailleurs de Peter, le jeune voisin dont Mary semble assez vite éprise, manquent de caractère, de sens et de saveur. C'est vrai du gardien des balais, Flanagan, purement décoratif, mais aussi de la directrice de l'école, Madame Mumbletchuk, et de son bras droit le Docteur Dré. Ces deux-là, primordiaux dans l'intrigue, sont un brin plus caractérisés que les autres, mais, pour le coup, ce sont leurs motivations qui nous échappent. Nous sommes en présence de deux sorciers ayant fondé une académie voilà des années pour guider de jeunes disciples dans la joie et la bonne humeur vers les attraits de l'ensorcellement mais qui, ayant tourné fous sous l'emprise d'une fleur magique, tels de véritables accros à la dope, sont devenus deux raclures. Depuis, ces deux aristocrates irritants ont pour projet, plutôt démocratique au fond, d'utiliser la puissance de cette fleur afin de décupler celle des jeunes sorciers de leur école et, à terme, de diffuser ces pouvoirs incroyables à tout un chacun. Certes, cette ambition les pousse à quelques expériences sur des animaux, métamorphosés en bestioles étranges, mais qui pourraient apprécier leur nouveau look (la métamorphose, si chère à Ovide, est dans ce film réduite à une punition pénible — abusus non tollit usum !), et sur une paire d'enfants cobayes, ainsi qu'à régulièrement foutre le feu à toute l'école.




Le problème c'est qu'on ne comprend pas grand chose à tout ça. Ces personnages veulent étendre la magie au monde entier et faire du dernier quidam un sorcier de premier ordre dans un souci de partage et d'égalité, mais ils menacent quiconque s'approche de leur école et n'est pas une sorte d'élu des dieux de la sorcellerie de le métamorphoser, en guise de châtiment. C'est d'ailleurs ce qui les conduit à transformer toute une basse-cour, et on se demande comment des éléphants ou des chats ont seulement pu approcher cette université perchée loin au-dessus des nuages... Alta alatis patent. En parlant des animaux, qui n'en a pas ras-le-bol de voir toute la faune terrestre galoper en harmonie, les héros sur le dos, pour affronter les grands méchants dans les animés japonais ? Et quid des fleurs de sorcière qui font pousser des forêts entières par un étonnant miracle, qui n'a strictement aucun lien avec l'intrigue du film ? Le motif écologique est, pour le coup, plaqué sur le scénario comme un chacal sur la soupe. Enfin, tout cela n'empêche pas Mary et la fleur de la sorcière d'être agréable à suivre et d'avoir de bons moments, mais il faudra revoir la partie "écriture de scénario" si le studio Ponoc espère tenir la longueur. Ut sis nocte levis, sit cena brevis.


Mary et la fleur de la sorcière de Hiromasa Yonebayashi (2018)