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5 février 2015

Fury

Que sait-on de David Ayer ? Nous lui avons récemment consacré tout un article-bilan, doté d’un large corpus (toute sa filmographie, rien de moins), mais, il faut l'avouer, nos recherches bibliographiques sur l'individu Ayer furent assez courtes, puisqu’elles n’ont jamais eu lieu. En Master 1 d'études cinématographiques notre mémorandum, pourtant assez fin en analyses, aurait reçu la généreuse note de 0.25/20 (sachant qu'il faut 14 pour passer en Master 2), avec, dans la marge, la mention de notre directeur de recherche précisant à toutes fins utiles : "Et encore, chuis large". J’ai donc décidé de réparer cette faute à l’occasion de cette critique du dernier opus de notre cher cinéaste skinhead, en allant lire la page wikipédia française qui lui est consacrée, et j’y ai appris (je vous le livre gratos, ne me remerciez surtout pas de mâcher le travail aux futurs exégètes du cinéaste) que ses parents l’ont foutu dehors à l’adolescence, et qu’il est alors parti vivre avec son cousin Toussaint (auquel il rendra un bel hommage dans son premier film) à Los Angeles. C’est apparemment tout ce que l’on sait de David Ayer, et c’est peut-être d’ailleurs tout ce que l'individu sait lui-même. Par conséquent, ergotons plutôt sur ce qu’aurait pu être sa vie. S’il était né, non pas en 17 à Leidenstadt, comme Jean-Jacques Goldman, mais disons en 17 à Pétrograd, Давид Ayerovitch serait probablement devenu komsomolet. C’est vrai qu’il a l’air d’un garde du corps russe avec son crâne luisant, son bouc d’un autre temps, ses yeux chassieux et ses épaules de bûcheron. Mais il est né en Amérique et s’est retrouvé à errer dans des quartiers malfamés de la cité des anges, qui lui ont inspiré ses premiers films bourrés à craquer de coke, d’armes à feu et de morts violentes sans mobile apparent.


Il y a bien longtemps, dans une prairie lointaine, très lointaine...

Dans notre article-bilan (un backlink supplémentaire) consacré à la carrière de David Ayer, cinéaste de jour et portier de nuit, nous constations, de film en film, une fracassante chute libre. Le dernier né de la filmographie Ayer, Fury, sorti sur les écrans l’an passé, confirme malheureusement la règle et fait de notre homme une sorte de komsomolet américain, fier de quitter un moment les action flicks sur les no-go zones du South Central de Los Angeles pour nous livrer un film historique de pure propagande. Comment peut-on encore, en 2014, faire un tel tam-tam pour l'armée américaine, et le faire qui plus est en repassant par la case archi-rebattue de la seconde guerre mondiale ? David Ayer n’a peur de rien, et à l’heure où Eastwood s’excite sur un tireur d’élite au tableau de chasse impressionnant, jouasse d'avoir dégommé des dizaines de personnes en Irak, lui nous raconte comment l’équipage d’un banal char Sherman, entre 1942 et 1945, aurait nettoyé le continent européen d’environ la moitié de l’armée allemande à lui tout seul…


La scène-choc du film, celle qui veut déranger. Pour que son trouffion apprenne à tuer, Brad Pitt le force à abattre un prisonnier sous le regard bovin des copains.

Ayer glisse bien un soldat ennemi « humain » à la fin de son film, mais c’est pour mieux faire passer tout ce qui précède, un film idiot à la gloire des surpuissants soldats américains venus éradiquer la peste nazie jusque dans les tréfonds de l’Allemagne. Il renoue même avec le manichéisme bienheureux de la saga Star Wars : à filmer la seconde guerre mondiale en 2014 pour mieux s'enflammer sur la force militaire américaine, il fallait bien moderniser ce vieux conflit ringard, aussi Ayer mise-t-il tout sur les balles traçantes des mitrailleuses alliées et ennemies, qui se transforment pour les besoins du dépoussiérage en authentiques lasers, verts et rouges, pour bien distinguer les deux camps. Ici, contrairement au code couleur des sabres-lasers en vigueur dans la galaxie lointaine de George Lucas, les gentils tirent à boulets rouges (c’est plus violent, plus fort, plus mortel ! du reste leurs armes sont apparemment les seules à faire mouche), tandis que les méchants tirent en vert (tarlouzes…).



Brad Pitt, à mi-chemin entre le chasseur de nazis vengeur et prognathe d'Inglourious Basterds...

Brad Pitt, producteur, s’offre un rôle sur mesure : coiffé comme le dernier des footballers professionnels trépanés du XXIème siècle, il incarne le chef de brigade respecté, indestructible et cultivé (parlant couramment l’allemand). Il est endurci mais humain. On le voit multi-gifler Percy Jackson, sa nouvelle recrue (Logan Lerman), puis forcer ce dernier à tuer un prisonnier de guerre sans autre forme de procès, quand il ne massacre pas ses ennemis à coups de couteau dans les yeux (dans la scène d'intro du film, où il se montre moins méticuleux coutelas en main que dans l'ultime séquence du film de guerre de Tarantino). Sauf qu’après chaque geste minable, il s’éloigne pour chialer, ou au moins trembler du menton, à l’abri des regards. C’est un subtil mélange entre le lieutenant Aldo Raine, le gros bâtard peu glorieux que Pitt interprétait dans le Inglourious Basterds de Tarantino, et le lieutenant Miller, Tom Hanks, l'intouchable prof de lettres d'Il faut sauver le soldat Ryan. Le beurre et l’argent du beurre. L’enflure badass et le bon samaritain humain. Trop humain.



...et le fin lettré sensible et pudique interprété par un double-academy-award-winner, Tom Hanks, dans Il faut sauver le soldat Ryan.

Dans une longue scène spécialement pénible*, David Ayer nous laisse longuement croire (du moins l’espère-t-il) que ce meneur d'hommes téméraire, ce salopard en chef, va violer deux allemandes en culottes courtes. Mais Brad Pitt se contente de se laver le torse - il fallait bien qu’il l’exhibe ! - et de manger une omelette aux gravats en écoutant un morceau de clavecin. Puis, quand ses gaillards menacent les deux innocentes petites aryennes de passer au plat de résistance, Brid Patt les retient d’une poigne de fer, en pur défenseur du droit des femmes. Sublime à tous les étages. Quitte à vous gâcher le plaisir, disons-le, le beau Brad mourra en héros, dans un finale proche de celui du film de Spielberg (une poignée d’hommes contre trois bataillons de boches), mais avec 2 de QI devant et derrière la caméra (en les additionnant). Brad se sacrifie et sacrifie ses hommes pour sauver des centaines d’autres amerloques, et finit par tomber après avoir reçu environ douze balles, tirées une à une par un sniper allemand attifé comme Dark Vador, le tout sur fond de chorale élégiaque. Mieux, après que les allemands ont fait sauter deux grenades dans le char où Brad, déjà transformé en passoire et à moitié mort, venait de se replier, on retrouve ce dernier certes cané, quand même, enfin !, mais pas du tout abîmé. Deux stielhandgranates viennent de lui sauter à la gueule à bout portant mais il semble s’être éteint dans son sommeil, la mèche d’Olivier Giroud toujours impeccablement plaquée sur le crâne. Dur à cuire...


Brad prépare ses ablutions. Il n'a rien perdu de sa superbe depuis Fight Club. Le tankiste est tanqué.

Qui dit joyeuse propagande américaine dit bondieuseries, et elles sont sans fin dans Fury. Shia LaBeouf, dont le personnage est surnommé « The Bible » par ses camarades, est plus ou moins seul, au début du film, à prier Dieu, quitte à affronter les railleries de ses petits copains. Mais peu à peu les autres passagers du char doivent bien se rendre à l’évidence : ces types ont le cul béni, ils sont protégés par le ciel, seuls aimés de Dieu, et ils en sont ravis. Le plan final nous montre le char éponyme arrêté à un carrefour, au cœur d'une gigantesque croix, prise en plongée, lentement recardée par un mouvement d’appareil ascensionnel qui veut peut-être mimer la montée aux cieux des hérauts de la liberté… Et, tout autour, s'étendent les cadavres des 300 soldats allemands (au bas mot), vraiment pas doués faut-il croire, que nos quatre valeureux martyrs ont dégommés sans trop d'efforts, planqués dans leur bastion à chenilles en panne. Cette image, piteuse, nous laisse avec un goût amer en bouche, et la conviction d’avoir consacré un article-bilan à un vrai débile.


Pour David Ayer, Dieu n'est pas un fumeur de havanes, c'est un char Sherman.

* Dotée d’un passage présumé poignant mais particulièrement douteux, où nous apprenons que l’horreur absolue de la guerre, telle que décrite par les mercenaires de Brad Pitt, aurait consisté à achever des centaines de chevaux sur une côte de Normandie après le débarquement (et après avoir massacré des centaines d’allemands qui se repliaient, mais c’est un détail à côté des canassons). Probable d’ailleurs que ces tankistes qui, en 1945, traversent l’Allemagne direction Berlin, auront croisé quelques camps sur leur route, mais il n’est rien dit de tout cela. Rien n'y obligeait, certes, mais il est déroutant de voir des hommes bouleversés à ce point par des chevaux achevés d'une balle dans la nuque quand, pratiquement à la même période et non loin de là, des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants étaient assassinés selon le même mode opératoire (ou d'ailleurs un autre). Pour notre brigade héroïque, le traumatisme des chevaux était apparemment indépassable. Ne soyons tout de même pas malhonnêtes, nos héros hurlent à d’innombrables reprises « salauds de nazis ! » en les canardant, ce qui veut tout dire et suffit bien.


Fury de David Ayer avec Brad Pitt, Shia LaBeouf, Logan Lerman et Jason Isaacs (2014)

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