
Je n'ai découvert que cette année le 
Morse de Tomas Alfredson, sorti en 2008, que John Carpenter cite souvent depuis sa sortie comme 
la
 réussite du cinéma de genre de ces vingt dernières années quand on lui pose la question (environ 6 fois par jour depuis quarante ans). On peut le piger. 
J'ai aimé ce film, qui n'est pas le seul à le faire mais qui intègre avec finesse et intelligence le mythe des
 vampires dans la société contemporaine sous une forme plutôt réaliste, à travers la relation entre un 
jeune garçon suédois de 12 ans, Oskar (Kåre Hedebrant), victime de harcèlement scolaire, 
et une gamine, Eli (Lina Leandersson), du même âge, récemment installée dans le même 
bâtiment avec son "père". Eli s'avère assez vite être une petite vampire. Elle vit recluse 
dans sa chambre et la nuit venue ose fouler la cour de 
l'immeuble où elle erre, pâle et les yeux dilatés, pieds nus dans la 
neige et le froid qui ne l'atteint pas. 
 
 
C'est là qu'elle rencontre 
Oskar. Lui passe son temps sur un portique pour enfant à fantasmer et 
mimer le poignardage vengeur de ses harceleurs. Ils font connaissance. Oskar
prête son Rubik's cube à Eli. Après leurs échanges, elle rentre chez 
elle, où son tuteur (Per Ragnar) la fournit régulièrement en sang frais après avoir 
commis de sordides meurtres dans les environs. Rassasiée, Eli communique
 encore avec Oskar, en morse, à travers le mur mitoyen de leurs 
chambres. Voilà pour les prémices du scénario de Morse, sans trop en dire sur le deuxième assassinat commis par
 le fournisseur en hémoglobine d'Eli, d'un pilier de bar du coin, qui 
tourne plutôt mal, et dont un voisin est témoin, ni sur la révolte pour le moins radicale d'Oskar face
 à son principal agresseur. Non, plutôt dire un mot de ce plan du film 
d'Alfredson qui m'a ramené non pas en 2008, son "acte de 
naissance", mais en 2006, deux ans avant la sortie de Morse, et à un autre film sorti cette année-là, vous l'aurez compris, il s'agit de Cœurs,
 d'Alain Resnais, que, quant à lui, j'ai vu à sa sortie, il y a 14 ans 
donc, deux ou trois fois même, je crois, une au cinéma puis dans chez moi, mais 
que je n'ai pas revu depuis.


Sorti trois ans après un opus relativement mineur de Resnais, 
Pas sur la bouche, et signant le retour du cinéaste français vers les sommets, avant les trois derniers grands films que seront 
Les Herbes folles (2008), 
Vous n'avez encore rien vu (2011) et 
Aimer, boire et chanter (2013), 
Cœurs est
 un film choral hivernal mêlant les destinées de plusieurs personnages, 
qu'ils se rencontrent ou non, également reliés dans le montage par des plans de 
chutes de neige. Le film de Resnais en convoque lui-même d'autres, bien 
sûr, comme 
On connaît la chanson (1997) avec ses séquences collées non par des plans de neige mais par des plans de 
méduse, ou encore, pour remonter plus loin, 
Hiroshima mon amour 
(1959) et son fameux faux-raccord sur les mains et les bras d'Emmanuelle Riva caressant le 
dos d'Eiji Okada, mains et dos d'un seul coup couverts de cendres, celles de la ville rasée et reconstruite, puis de poussières humides et luisantes.
 
 
Le plan qui y fait écho, dans Coeurs, est 
sûrement le plus mémorable du film : il s'agit de ce plan, également 
monté en faux-raccord, sorti de nulle part et voué à y retourner,
qui évoque la mémoire lui aussi, la mort, où le 
personnage de Sabine Azéma, Charlotte, pose sa main sur celle, tout à 
coup morte, sombre comme un morceau de bois, un bras de marionnette ou 
un corps pourri, du personnage qu'incarne Pierre Arditi, Lionel, au beau
 milieu d'une conversation dans laquelle ce dernier, pour la première et seule fois, comme une parenthèse dans sa vie, se confie sur ses 
relations à son père déclinant. La table autour de laquelle ils échangeaient jusque là se retrouve soudain, dans ce plan, couverte 
de neige, contre toute vraisemblance : ils sont à l'intérieur, dans
 la cuisine de Lionel, à l'abri de la neige qui tombe dehors, dont l'apparition est 
impossible et qui disparaîtra dès le plan suivant. On pourrait même 
penser, avec tout ça, à Smoking / No Smoking, étant donné les 
deux acteurs en présence, tout à coup autres, transportés ailleurs, dans
 une autre réalité, peut-être une autre version d'eux-mêmes, par ce 
simple raccord magique et mélancolique. Les personnages de Charlotte et 
Lionel (Lionel était déjà le prénom d'un des avatars d'Arditi dans le 
diptyque de 1993) sont d'ailleurs eux-mêmes assez versatiles et semblent vivre 
plusieurs vies en une, en particulier Charlotte, qui se montre sous des 
jours très différents. 


Mais, j'ai maintenant découvert Morse, et ce plan du film de Resnais me transportera aussi, quand je reverrai Cœurs, vers le futur, vers le Morse
 d'Alfredson. En fait, donc, un peu partout dans le temps de l'Histoire du cinéma, temps long, qui défie la mort, temps de 
vampire (je ne sais plus qui, mais je crois que c'était Serge Daney, qualifiait les cinéphiles de zombis...). Aussi reverrai-je un jour ou l'autre Morse comme un petit cousin du cinéma d'Alain Resnais, bizarrement. Le cinéaste français hantera ce film 
de genre suédois aimé de Carpenter dans lequel une jeune vampire en 
proie aux pires difficultés (outre sa réclusion, elle se retrouve 
rapidement seule, obligée de se nourrir sur site et traquée) s'évertue, 
alors que le sort s'acharne contre elle, à accompagner un garçon timide,
 à devenir son amie et sa confidente et à lui donner du courage et de 
la force pour affronter les débiles qui l'ennuient à l'école. Il me 
semble que c'est quelque chose de très présent dans le cinéma de Resnais, tiens, qu'un de ses personnages se donne du mal pour en soutenir un autre et
 lui transmettre un peu de force dans une mauvaise passe. Je crois 
(c'est plus une impression, une intuition, qu'une affirmation, il 
faudrait revoir les films) que les personnages de Sabine Azéma en 
particulier ont souvent à un moment donné ce rôle de soutien. Elle
 aide son époux revenu d'entre les morts dans L'Amour à mort ou sa sœur accablée par une dépression post-thèse dans On connaît la chanson
 (où elle vient aussi en aide à l'autre dépressif du film, interprété 
par le regretté Jean-Pierre Bacri). Je crois voir Sabine Azéma tirer 
d'autres êtres à bouts de bras dans d'autres films de Resnais, peut-être dans certains "et si..." de Smoking / No Smoking ? C'est à confirmer (ou pas).


Dans Cœurs, elle tente de mettre du baume sur celui de son 
collègue agent 
immobilier Thierry (André Dussolier) en lui refilant des cassettes vidéo
 soporifiques, enregistrements de variétés religieuses, qu'il se force à
 regarder jusqu'au bout, profitant d'être seul quand sa petite sœur 
Gaëlle (Isabelle Carré), en mal d'amour, sort rejoindre ses tristes 
rencards, pour pouvoir faire face à sa sympathique collègue le lendemain
 
matin. Il découvre alors, au bout des vidéos et après une brève 
plage de "neige", d'autres enregistrements plus croustillants dans 
lesquels sa 
collègue folle en christ danse, donc, visage coupé par l'angle de 
caméra, en tenue sexy sur des rythmes peu catholiques. Mais en fait, ça ne concerne pas qu'Azéma. La plupart des 
personnages du film tentent d'aider leur prochain. Alors, certes, la 
méthode employée par Eli pour sauver Oskar de la noyade à la fin de Morse
 n'est pas franchement "resnairienne". N'empêche. Le coup de main est 
là. Comme un pont entre les films. Vous me direz peut-être que je 
force un peu la parenté. Et vous n'aurez pas tout à fait tort. 


Mais enfin il me faudra revoir Coeurs
 en l'envisageant lui aussi d'un autre œil et, qui sait, peut-être 
comme un film de vampires, en particulier avec le personnage de Lionel 
(Pierre Arditi), barman la nuit, accaparé le jour par un père en fin de 
vie, qu'on ne voit jamais mais que l'on entend (c'est la voix de Claude 
Rich) sans cesse l'invectiver et insulter les aides à domicile que son 
fils engage l'une après l'autre pour prendre soin de lui chaque nuit. Il finira, après avoir essuyé mille démissions, par tomber sur Sabine Azéma, encore elle, qui ne se contente pas de son salaire
 d'agente immobilière mais donne de sa personne avec un sens de 
l'abnégation à toute épreuve, toujours par charité chrétienne, quitte à 
endurer sans fléchir les pires humiliations du paternel acariâtre 
d'Arditi, ce fantôme qui hante les nuits de ses protectrices, et que 
Charlotte, la bigote, hantera bientôt à son tour en lui offrant l'une de ses danses de l'enfer sur une musique peu catholique.


C'est ce Lionel qui, s'épanchant enfin sur 
sa dure vie, reçoit sur la main, noire et enfoncée dans la neige, celle, pleine de sollicitude,
 de Charlotte, avant de retourner servir des cocktails toute la nuit à de pauvres hères moins malheureux que lui mais tout aussi 
déprimés, comme Dan (Lambert Wilson), qui noie son chagrin de militaire 
dégradé et alcoolique loin de sa très dynamique femme Nicole (Laura Morante), auprès de
 cet éternel barman de nuit sans âge, dont il ne sait rien mais qui 
l'écoute et le soutient, empathique et souriant malgré tout. Tomas Alfredson, disciple de 
Carpenter et de Resnais ? On connaît mariage plus attendu mais moins 
prestigieux (qui aura cependant possiblement donné un fils complètement 
taré, car si Morse annonçait une belle carrière, les opus suivants de Tomas Alfredson n'auront guère convaincu). 
Pierre Arditi dans son seul rôle de vampire ? Ou de fils de vampire, 
nourrissant secrètement son vieux père détestable, barricadé dans sa 
chambre, de la dignité de ses aides à domicile ou du sang des cœurs dépressifs qui hantent son bar ? Je ne suis 
pas sûr de ce que je raconte (j'en aurai tartiné du clavier avec deux plans qui se ressemblent, dommage que je ne sois pas payé à la ligne), mais voilà de quoi revoir Morse et Cœurs encore 
et encore, pour moi à jamais liés par deux plans fugaces, qui cependant 
n'ont pas besoin de ça pour mériter d'être revus. Oubliez tout ce que j'ai dit.
 
Ces deux jeunes mains serait-ce la vérité, ces deux jeunes mains
Enfouies sous la neige qui tombe sans cesse
Et l'année prochaine quand le printemps
S'unira au ciel derrière la fenêtre
Il naîtra de son corps
Des sources vertes, des branches légères
Et elles fleuriront - ô ami, ô seul et unique ami
 
Croyons à l'aube de la saison froide...
 
Forough Farrokhzâd, "Croyons à l'aube de la saison froide"
traduit du persan par Laura et Ardeschir Tirandaz   
 
 
Cœurs d'Alain Resnais avec Sabine Azéma, Isabelle Carré, Pierre Arditi, André Dussolier, Lambert Wilson et Laura Morante (2006)
Morse de Tomas Alfredson avec Kåre Hedebrant, Lina Leandersson et Per Ragnar (2008)