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21 février 2021

La Femme qui s'est enfuie

Je n'avais pas été totalement convaincu par Hotel by the river, film centré sur trois hommes, un poète sentant venir sa fin et ses deux fils, où les femmes, deux, n'apparaissaient que fugitivement, comme des anges rêvés. Convaincu, en revanche, tout à fait, par La femme qui s'est enfuie, centré sur une femme et plusieurs personnages féminins autour d'elle, où les hommes, trois hommes, n'apparaissent que brièvement, de dos, et pas vraiment sous un jour favorable (ce qui n'est pas nouveau chez Hong Sang-soo). Le cinéaste, une nouvelle fois, travaille sur la répétition : Gam-hee (Kim Min-hee), mariée depuis cinq ans, se retrouve pour la première fois seule, son époux parti en voyage, et en profite pour rendre visite à trois anciennes amies, l'une après l'autre. On assiste donc trois fois plus ou moins à la même séquence où Gam-hee arrive chez une amie, découvre son lieu de vie, discute avec elle, prend un repas, puis repart. A chaque fois les conversations sont plus ou moins les mêmes et à chaque fois elles sont interrompues (avec une variation relativement importante pour la dernière répétition) par un homme : un voisin querelleur puis un amant éconduit, autant de conflits menés derrière le seuil de lourdes portes aux verrous automatiques, suivis à distance par Gam-hee depuis l'intérieur des appartements, sur de glaciaux écrans de surveillance domestiques ; enfin un troisième homme que, quant à lui, Gam-hee connaît déjà.

 


Avec très peu de moyens (impression que Hong Sang-soo parvient encore à réduire au minimum ses effets, en quête d'une véritable épure), et en ayant l'air de ne pas y toucher (on peut passer quelque temps, après le film, à se demander ce qu'il vient de nous montrer, tant le récit et les dialogues paraissent minuscules), Hong Sang-soo interroge sa propre obsession de la variation (déjà présente dans plusieurs de ses films, comme Un jour avec, un jour sans ou Yourself and yours) en filmant les rencontres successives de Gam-hee, cette femme dont on comprend peu à peu où elle en est, à travers ses propres obsessions : elle parle à toutes ses amies du fait qu'en cinq ans de mariage son mari et elle ne se sont jusqu'alors jamais séparés, pas un seul jour, son mari considérant que c'est la bonne façon de s'aimer, et Gam-hee semble quêter chez elles un avis sur la question, une approbation ou une condamnation de son mode de vie. Gam-hee dit, au début du film, qu'elle n'a plus guère envie de rencontrer des gens, car rencontrer des gens c'est se contraindre à dire et faire des choses qu'on n'a pas envie de dire ni de faire. Or en retrouvant ces amies perdues de vue depuis longtemps, Gam-hee est contrainte de parler d'elle, et ce qu'elle dit à chacune, se répétant comme on le fait tous quand on revoit des ami.es, révèle un doute sur sa relation et ce qu'elle vit. 

 


On comprendra à la fin du film qu'un minuscule événement (une émission vue à la télé, où elle a revu un ancien amant devenu célèbre ; mais aujourd'hui, pour tout un chacun, ce pourrait être aussi bien une photo vue sur facebook ou instagram) l'a sans doute poussée à faire ce voyage, prise d'un doute sur sa vie, soudain inquiète que d'autres existences valent mieux que la sienne et qu'elle n'a pas fait les bons choix (chez chaque amie, elle s'extasie sur les lieux et affirme qu'elle aimerait vivre là). Or ce n'est pas l'homme qu'elle a aimé qu'elle est venue voir ou retrouver, c'est son actuelle épouse, qui fut une amie elle aussi, et qui s'excuse, on le devine, de lui avoir piqué son copain à l'époque. Mais l'épouse se plaint de la célébrité de son artiste de mari, qui répète les mêmes choses à longueur d'interviews et de conférences, au détriment de toute sincérité, au point qu'elle ne l'écoute même plus. Et elle envie, elle, Gam-hee que son mari ne veut jamais quitter, même une journée. 

 


Dès lors, on peut s'interroger sur la sincérité de tout ce qui est répété, de Gam-hee quand elle dit à ses amies que leur lieu de vie est idéal, que leurs choix sont les bons (notamment quitter leur mari), ou quand elle-même dit en avoir un peu assez du sien, qui sait ? Le film, avec subtilité, interroge notre besoin de comparaison, les doutes qui nous accablent, la nature de nos regrets, et place le principe de répétition sous le sceau du doute tout en révélant une fois de plus sa capacité à creuser les multiples vérités des sentiments humains. Et quand, dans un écho à la séquence finale de Un jour avec, un jour sans, Kim Min-hee retourne au cinéma, voir un film dont la seule scène que nous verrons est un plan fixe sur la mer (souvent filmée par Hong Sang-soo), avec le ressac sur les rochers, forme ultime du retour du même, on se dit, en tout cas je me dis, que l’œuvre d'art, livre, musique, film, dont beaucoup de ceux d'Hong Sang-soo, même répétée à l'envi, revue et revue, si tant est qu'elle ait pu l'être une première fois, elle, reste sincère.


La Femme qui s'est enfuie de Hong Sang-soo avec Kim Min-hee, Song Seon-mi, Lee Eun-mi, Seo Young-hwa (2020)

16 février 2021

Sputnik – Espèce inconnue

Quelques images de ce film, croisées au hasard de mes divagations sur la toile, avaient suffit à me filer envie de lui donner une chance. Il faut dire que le plus gros atout de cet horror flick russe mâtiné de science fiction réside à n'en pas douter dans le look de sa créature vedette, un parasite particulièrement dégueu qu'un cosmonaute ramène avec lui à son retour d'une mission spatiale avortée. On est à la fin des années 80, en pleine Guerre Froide, et le régime communiste ne veut rien divulguer de l'affaire mais cherche plutôt à protéger le seul survivant de cette mission. L'objectif est de le soigner du mieux possible, de le rendre à nouveau présentable, afin d'en faire un nouvel héros soviétique. Une scientifique est donc appelée à la rescousse en loucedé pour venir en aide à cet homme aux abois dont le corps abrite un organisme extraterrestre vivant en symbiose avec lui mais du genre agressif dès qu'il abandonne temporairement son hôte et s'en prend aux curieux qui viennent le zieuter d'un peu trop près...
 
 
 
 
Point crucial pour un tel film : la bestiole est donc très réussie, franchement révulsante, elle ne ressemble pas à grand chose que l'on ait pu voir ailleurs. Elle fait forte impression dès sa première apparition, quand elle s'extirpe de son hôte par la bouche et se déploie progressivement sous nos yeux, en dépliant difficilement ses longs membres, pâles et maigres, révélant ainsi peu à peu toute son étrange monstruosité. La lumière sur la créature est faite lors d'une scène bien amenée et que l'on a attendue avec impatience, le cinéaste Egor Abramenko sachant faire durer le suspense pour son premier long métrage. Dans le rôle de la scientifique pugnace missionnée pour sauver notre cosmonaute infecté, Oksana Akinshina est à l'évidence l'autre atout de Sputnik. L'actrice, qui avait marqué les esprits en jeune adolescente exploitée sexuellement, au début des années 2000 dans Lilya 4-ever du suédois Lukas Moodysson, dégage un charisme assez étonnant et ses traits particuliers, délicats mais affirmés, siéent parfaitement à cette femme de caractère dont on a tôt fait de cerner l'état d'esprit et d'emboîter le pas.
 
 

 
Toute la première moitié du film tient plutôt bien la route et s'avère assez accrocheuse. Sputnik a bonne allure et ne ressemble aucunement à l'une de ces séries b de seconde zone qui essaient à tout prix d'avoir l'air de gros blockbusters américains. L'ambiance est soignée, quand bien même elle repose surtout sur un choix de couleurs limité, des teintes grisâtres, délavées, comme c'est d'ailleurs très souvent le cas dès qu'il est question de dépeindre l'URSS de cette période et son austérité écrasante. Cela fonctionne ici plutôt bien. Hélas, le scénario s'enlise progressivement et peine à trouver un nouveau souffle. Le film donne donc l'impression de se terminer très laborieusement et nous laisse un goût d'inachevé tenace. Dommage car ce Sputnik, que l'on présente hâtivement comme un croisement entre Alien et The Thing alors qu'il gagnerait à être mis à l'écart de titres si encombrants, vaut par ailleurs le coup d’œil pour les amateurs du genre qui sauront en apprécier les deux principales qualités : sa créature et son héroïne. Elles auraient mérité mieux. 


Sputnik – Espèce inconnue d'Egor Abramenko avec Oksana Akinshina (2020)

12 février 2021

Stella, femme libre

Le titre est assez clair. Dans ce film de 1955, le deuxième de son auteur, Michael Cacoyannis, sorti une dizaine d'années avant son chef-d’œuvre Zorba le grec, le cinéaste hellène fait le portrait d'une chanteuse et danseuse de cabaret (interprétée par une Melina Mercouri revêche, toute en nerfs) qui se produit chaque soir devant public et qui surtout entend vivre sa vie à fond, en particulier sa vie sexuelle. Quand l'impétueux Milto (George Foundas), footballer, entreprend de la séduire, elle succombe à son charme et abandonne Aleko (Alekos Alexandrakis), le jeune homme qui partageait sa vie, au mépris de ses jérémiades. Le bât blesse quand Milto met Stella au pied du mur : soit elle l'épouse, soit elle ne le reverra jamais. Stella est amoureuse mais ne veut pas se marier. Elle entend rester libre. Face à ce dilemme, elle abdique, dans un premier temps, puis s'émancipe, dans un second, refusant au dernier moment d'honorer sa promesse, au risque de braver la mort. On l'aura compris, on est en pleine tragédie moderne.

 

 

La fin on la connaît donc. Juste avant elle, une scène de danse alternée fait monter la sauce, où d'un côté Stella se déchaîne dans un night club en compagnie d'un troisième jeune homme, sur une musique contemporaine, tandis que de l'autre Milto évacue sa frustration et la noie dans l'ivresse en dansant malgré tout, au son des bouzoukis, sur la piste même où Stella, qui a fui le mariage, devrait l'accompagner. La séquence n'est sans doute pas aussi aboutie que les scènes de danse de Zorba le grec, mais la confrontation des visages de Milto et de Stella, euphoriques chacun à sa manière, prépare le finale. L'ultime séquence du film arrive enfin, et même si l'on sait ce qui va se passer, elle reste intéressante. Certes il est rageant de voir Stella marcher vers sa mort quand Milto lui-même l'implore de fuir avant qu'il la tue, et de l'entendre, poignardée, demander encore à son assassin de l'embrasser. Pas très me too... Mais ce qu'il y a de beau malgré tout, dans cette scène, c'est que les gens, le peuple grec, les riverains, les citoyens, sans raison réelle, car Stella n'a pas hurlé, ouvrent leurs volets, sortent en robe de nuit, descendent vers le carrefour du crime, déjà au courant de ce qui vient d'arriver avant même d'avoir passé la tête par la fenêtre. Ils savent que Stella est morte parce qu'elle devait mourir, ils connaissent les codes de la tragédie et savent que, puisque le film se termine, elle est morte. C'est aussi qu'ils ont eu l'occasion d'apprendre qu'ils étaient dans un film : les crédits du générique d'ouverture n'étaient-ils pas inscrits directement sur les affiches et panneaux de la ville dans la séquence d'ouverture, annonce de son lancement envoyée par le film lui-même depuis l'intérieur ?

 

Stella, femme libre de Michael Cacoyannis avec Melina Mercouri, George Foundas et Alekos Alexandrakis (1955)

9 février 2021

The Nest

Ce film est celui d'un double come-back au premier plan. Deux retours que l'on attendait plus et dont on attendait rien. Celui de Jude Law, également producteur, qui trouve enfin un rôle à sa (dé)mesure ; et celui du cinéaste Sean Durkin qui nous revient plus sage, plus mûr, neuf ans après son premier long métrage, Martha Marcy May Marlene un film, assez remarqué à sa sortie, avec lequel nous nous étions montrés impitoyables parce qu'il nous semblait l'avoir bien cherché : à force de trop vouloir se faire mousser, Sean Durkin avait trouvé notre bâton. Heureuse surprise aujourd'hui, The Nest paraît bien plus maîtrisé et aimable que le titre breakthrough de son auteur qui, entre temps, a perdu ses cheveux filasses, son look d'hipster mais a gagné en maturité et, sans doute aussi, en humilité, et c'est bien là le plus important, car c'est justement ce qui lui manquait le plus.



 
Sean Durkin nous narre cette fois-ci les déboires d'une petite famille qui, portée par l'ambition dévorante et les rêves de grandeur du paternel (Jude Law), déménage de la côte est des États-Unis vers l'Angleterre. Nous sommes dans les années 80 et l'entrepreneur avide de luxe et de succès qu'incarne très solidement Jude Law sent qu'il y a de gros coups juteux à jouer avant que la dérèglementation des marchés financiers n'englobe également l'Europe. Il contraint donc sa femme, monitrice d'équitation, et ses deux enfants, un garçon timide et une ado rebelle, à abandonner leur vie bien réglée et leur confort américain pour s'installer dans un immense manoir situé dans la campagne au sud de Londres. Évidemment, rien ne se passera aussi bien que prévu et l'acclimatation en Surrey s'avèrera, pour tout ce beau monde, assez compliquée...



 
On nage en effet en plein drame familial, et celui-ci prend quasiment la forme d'un thriller psychologique feutré, à l'angoisse latente, certaines images flirtant même avec le film de maison hantée, effet appuyé par le style gothique de la vaste demeure. La tension monte très progressivement au sein du couple, sans aboutir à de véritables éclats, mais de manière plus subtile et pernicieuse. Jusqu'au bout, on se demande comment les choses vont déraper et si elles vont dégénérer pour de bon. Sean Durkin plante patiemment et habilement le décor, nous laissant cerner petit à petit les caractères et les forces en présence. Si ses petits effets de mise en scène sont parfois un peu redondants ou forcés, avec notamment ces espèces de zooms et de travellings avant presque imperceptibles qui essaient trop souvent de venir apporter un peu de gravité et d'alourdir une atmosphère déjà pesante, on a aucun mal à s'intéresser à son histoire. En étant très bienveillant à l'égard de Sean Durkin, on pourrait dire que l'on est désormais plus proche d'un Paul Thomas Anderson que des travers du cinéma indé vers lesquels penchait méchamment son précédent essai.



 
Les deux acteurs principaux y sont pour beaucoup dans la réussite globale du film. Jude Law est vraiment impeccable, dans un registre qu'on lui connaissait mal et dans un rôle d'homme entre deux âges, toujours habité par ses blessures et ses rêves de jeunesse, où il est très crédible et juste. Jeune premier au physique d'éphèbe devenu DILF de second choix, l'acteur britannique a lui aussi été victime d'errements et de problèmes capillaires cruels qui n'ont pas dû faciliter sa carrière, en dents de scie depuis quelques années (il a touché le fond dans Captain Marvel où, au diapason du film, il était ridicule à souhait). Peut-être ce souci de cheveux fuyants est-il le fondement de la solidarité que l'on ressent entre la star et son cinéaste qui, devenu chauve au cours de la décennie séparant ses deux longs métrages, a de son côté choisi d'assumer sa calvitie en se rasant la tête. Vous aurez compris que l'on est ici très sensible à cette question. Quant à Carrie Coon, dont la ressemblance avec Cate Blanchett est assez troublante, elle offre une prestation très convaincante, riche en nuances, loin des clichés, nous croyons sans problème à son personnage.



 
Si tout cela fonctionne, c'est aussi parce que le film est bien écrit. L'une des grandes qualités du scénario signé Durkin est de s'intéresser aux quatre membres de la famille, de n'en laisser aucun sur le bord de la route. Bien qu'il se concentre évidemment davantage sur les parents, ce couple au bord de l'implosion, il n'oublie pas pour autant les deux enfants : le peu qu'il dit et montre d'eux est suffisant pour qu'ils existent bel et bien et soient plutôt intéressants. Un regard attentif est ainsi porté sur toute la famille, et la belle scène finale achève de nous convaincre de la finesse du trait. Autre signe d'intelligence particulièrement appréciable : Sean Durkin joue très adroitement avec les non-dits, sans toutefois en abuser, laissant quelques questions en suspend, quelques éléments secondaires à notre interprétation. Cette imprécision volontaire et très bien mesurée participe du sentiment de malaise diffus et de plus en plus envahissant qui émane de notre couple en péril. Elle permet aussi au film de ne pas être trop lourd, psychologiquement parlant, de ne pas tomber dans les explications vaseuses et les raccourcis faciles, on déduit ce qu'il y a à déduire.



 
Enfin, tout au long de cette descente non pas aux enfers mais en pleine crise conjugale et familiale, Sean Durkin a le bon goût de toujours savoir s'arrêter pile quand il faut. Au moment où la barque menace dangereusement d'être trop chargée, il n'insiste pas, et s'en tire de justesse, sans jamais nous paumer par une accumulation excessive de pépins, d'emmerdes en tout genre et d'autres joyeusetés. Tout part en vrille, le gracieux cheval de madame finit par clamser pitoyablement, le mignon petit garçon se fait harceler à l'école par ses camarades, la gamine récalcitrante sombre dans la dark wave et les soirées enfumées improvisées, mais ppfffiou, ça passe, il n'en fallait vraiment pas plus, on aurait pu frôler l'overdose et lâcher l'affaire tout net. The Nest parvient à rester sur les bons rails jusqu'à sa très satisfaisante conclusion et nous voilà donc réconciliés avec Sean Durkin. Nous espérons même à présent le retrouver pour un troisième film du même acabit dans un peu moins longtemps qu'il nous en a fallu pour découvrir celui-ci.


The Nest de Sean Durkin avec Jude Law, Carrie Coon, Oona Roche et Charlie Shotwell (2020)

7 février 2021

L'Accusé

Thriller couvert d'éloges venu d'Espagne et sorti là-bas début 2017, Contratiempo n'avait toutefois pas eu les honneurs d'une sortie en salles dans notre cher pays à l'époque où c'était encore possible. Doit-on s'en révolter ? Pas vraiment... Le deuxième long métrage d'Oriol Paulo, déjà auteur d'El Cuerpo, un thriller du même tonneau, a certes un scénario très riche en surprises, particulièrement tordu, qui vous captive de bout en bout mais, en dehors de ça, il n'en reste plus grand chose... Réintitulé The Invisible Guest pour son exploitation internationale et L'Accusé pour nous autres français, le film d'Oriol Paulo souffre d'une allure très télévisuelle et d'un casting constitué d'acteurs qui ont l'air tout droit sortis d'Un Dos Tres. Je pense surtout à l'acteur principal Mario Casas, un jeune bellâtre tout ce qu'il y a de plus lisse et sans charisme, qui incarne un businessman à succès accusé du meurtre de son amante (l'assez mauvaise aussi Barbara Lennie). Nous le voyons préparer son procès avec une avocate surdouée (Ana Wagener, légèrement au-dessus du lot) le temps d'une soirée.


Oriol Paulo tente d'expliquer le scénar à son acteur qui "n'y comprend foutre rien".
 
Le film se présente comme le récit en flashbacks des faits qui ont abouti à cette accusation. Différentes versions s'enchaînent tandis que l'avocate essaie de démêler le vrai du faux et que le spectateur tente de comprendre qui est manipulé par qui. Le décor est planté en quatre minutes top chrono, il n'y a aucun temps mort, les rebondissements ne font que s'enchaîner, et il faut bien reconnaître qu'on suit cela comme pris au piège. Oriol Paulo a au moins cette qualité : celle d'aller droit au but et de viser l'efficacité à tout prix. Hélas, quand le scénario finit par dire son dernier mot et révèle tous ses secrets, il s'avère sacrément tiré par les cheveux et nous n'aurons, à coup sûr, aucune envie de nous y aventurer encore pour de nouveau prendre du plaisir à le voir se dérouler sous nos yeux. Contratiempo est un one shot. Un film à usage unique. La garantie d'une bonne partie de Cluedo. Et c'est strictement tout. Ça suffit pour faire un tabac et conquérir le monde entier, matez donc sa note IMDb !


Petit goof ici puisque le perchman apparaît assez clairement à l'image.

Pour le reste, le talent de réalisateur d'Oriol Paulo me semble tout relatif. Peut-être le cinéaste pense-t-il que la photographie terne et grisâtre de son film suffit à lui donner du cachet. C'est tout le contraire. On en a vraiment soupé de ces filtres hideux qui uniformisent tout. Le résultat est si fade... Il filme Barcelone comme s'il s'agissait d'une mégapole américaine, nous proposant quelques plans aériens mettant en évidence la Tour Agbar mais il réussit dans le même temps à totalement délocaliser son récit, à le rendre le plus anonyme possible. Les personnages s'en vont à Paris puis au pied des Pyrénées espagnoles, mais tout se ressemble et rien ne se retient. Contratiempo semble conçu pour pouvoir être facilement vendu, puis faire l'objet d'un remake hollywoodien. Je suis d'ailleurs prêt à parier que ce remake est déjà dans les tuyaux. Entre les mains d'un cinéaste et d'acteurs plus doués, il n'aura aucun mal à surpasser son modèle.


Contratiempo (L'Accusé ou The Invisible Guest) d'Oriol Paulo avec Mario Casas, Barbara Lennie et Ana Wagener (2017)

4 février 2021

Histoire d'un regard

Recevant en cadeau un livre de photos de Gilles Caron, Mariana Otero, la réalisatrice de Histoire d'un regard, découvre qu'elle connait déjà plusieurs photographies célèbres contenues dans ce livre alors qu'elle ignorait tout de Gilles Caron, leur auteur. Puis une image en particulier la frappe, une photographie faite par Caron de ses propres enfants jouant sous la neige. L'image ressemble à s'y méprendre à une peinture réalisée par la mère de Mariana Otero, qui elle aussi fit le portrait de ses enfants jouant en hiver, avant de mourir subitement à 30 ans des suites d'un avortement clandestin. Trente ans, il se trouve que c'est l'âge auquel Gilles Caron disparut au Cambodge, alors qu'il était au sommet de sa carrière de photo-reporter et remplissait les pages de Paris Match et consorts aussi bien avec ses rapports des mondanités du show-biz (on sent que ce n'était pas sa passion, mais il faut bien bouffer) qu'avec ses reportages aux quatre coins du monde déchirés par la violence, du cœur des combats au Vietnam ou au Tchad jusqu'aux famines du Biafra. C'est devant ces échos entre le destin de Caron et celui de sa propre mère (échos qui resteront finalement un prétexte à un documentaire entièrement consacré au photographe) que Mariana Otero décide d'enquêter sur Gilles Caron, d'interroger son parcours, ses choix, en s'adressant à cet absent à la deuxième personne du singulier, et de réaliser le film de cette enquête.

 


Une séquence étonne, au début du film ou presque, celle où Mariana Otero prend deux rouleaux de photographies, celles de mai 68 où figure le fameux cliché de Cohn-Bendit faisant le mariole face à un flic casqué et, face à une interrogation (pourquoi Gilles Caron, ce jour-là, revient-il photographier Cohn-Bendit en deux temps après une première série sur lui plutôt réussie ?), décide d'inverser l'ordre chronologique de deux planches-contacts pour leur faire raconter autre chose. « Et si ? (...) la première photo que tu prends ce jour-là serait alors »). On voit bien à l’œuvre le pouvoir iconogène du puzzle d'images fixes, sa capacité à générer du récit, et l'on repense agréablement à La Jetée de Chris Marker ou aux Photos d'Alix de Jean Eustache.

 


Mais par la suite une autre tendance se met en place, qui relève davantage du Blow Up d'Antonioni (le célèbre cinéaste italien, auteur de l'Avventura Pet Detective), quand la cinéaste tâche non plus de réinventer mais de reconstituer le plus fidèlement possible une vérité du parcours du photographe à travers les cent mille images qu'il a faites en six années de reportages, un peu dans la lignée du récent A la recherche de Vivian Maier (John Maloof et Charlie Siskel, 2014), beaucoup moins réussi en tant que tel mais qui eut le mérite de faire découvrir une photographe géniale. Le plus intéressant, c'est que les tentatives de retrouver des témoins de l'activité de Gilles Caron en recherchant les jeunes gens photographiés des décennies plus tôt (notamment en Irlande) pour les faire parler de l'homme qui les a immortalisés ne porte pas ses fruits. Les jeunes acteurs·trices des événements se reconnaissent sur les images, se souviennent peu ou prou de quelques faits et gestes, ou sont ému·es de retrouver un proche disparu, mais aucun ne se souvient du photographe qui était là, fantôme parmi les vivants, faisant d'eux, en retour, des fantômes éternels.

 


En revanche, c'est bien en scrutant les images et en les fouillant que la cinéaste, aidée parfois par quelque spécialiste (comme dans la passionnante séquence autour de la Guerre des Six jours en Israël, celle qui puise le plus directement dans les ressorts de l'enquête photographique, façon Blow Up, avec images agrandies, épinglées, juxtaposées, déplacées, scrutées, mises en rapport avec un plan de la ville, observées dans les moindres des détails, avec repérage des bâtiments photographiés puis soudain absents, car détruits dans la nuit, ou itération, d'un rouleau à l'autre, d'un même cadavre ou d'un menu objet, etc.), que Mariana Otero parvient à reconstituer le trajet de Gilles Caron, sa progression dans la géographie des lieux, et, partant, permet une analyse de sa pratique : où décide-t-il de se rendre et dans quel but, pourquoi revient-il à tel endroit, où se place-t-il pour déclencher, quel intérêt trouve-t-il à tel visage plutôt qu'à tel autre, que cherche-t-il à voir et à montrer ? Autrement dit, Mariana Otero déploie, via le travail, si beau travail, de Gilles Caron, toute une politique du geste photographique.

 

Histoire d'un regard de Mariana Otero avec Gilles Caron (2020)

2 février 2021

The Rental

On a permis à Dave Franco de réaliser un film. Il lui a été autorisé de porter à l'écran son propre scénario. Après un premier jet désastreux, Joe Swanberg, sombre énergumène chantre du mumblecore déjà croisé aux génériques d'autres pépites comme You're Next ou Drinking Buddies, a bien voulu l'épauler dans l'écriture du script. C'est qu'il ne pouvait pas faire ça tout seul. Depuis qu'il est tout petit, Dave Franco a besoin d'aide pour faire ses devoirs. Il lui faut quelqu'un sur le dos, pour le surveiller, le motiver, l'encourager, le soutenir. Il a connu une scolarité longue et difficile, mais il y est arrivé, "au talent", dit-il, avec son sourire de playboy et son air benêt qui feraient de lui l'acteur idéal pour un futur biopic de CR7, à condition d'apprendre à jouer au foot, ce qu'il ne fera jamais, car ça serait trop lui demander, il aime seulement pratiquer les sports individuels ou regarder les sports de combat, ceux qui lui permettent de "vider [sa] tête" et d'entretenir son "six-pack".


 
 
Une somme d'argent conséquente a été octroyée à Dave Franco pour qu'il puisse concrétiser son projet et mettre en scène cette triste histoire. Dave Franco a réuni sa compagne (Alison Brie) et quelques-uns de ses amis acteurs (Dan Stevens, Sheila Vand et Chunk) pour leur demander de bien vouloir y jouer. Ils ont accepté, par fidélité, par loyauté, par ignorance ou parce qu'ils n'avaient rien d'autre à faire. Le studio de production a gentiment mis au service de Dave Franco quelques techniciens compétents et, pendant un peu plus d'un mois, tout ce beau monde s'est affairé, s'est mis au travail, à un rythme assez tranquille, pour la réalisation de ce film. C'est ainsi qu'est né The Rental, le premier long métrage du petit frère de James Franco, un nuisible si infect qu'il est parvenu à se frayer un chemin dans nos salles de cinéma, au milieu du mois d'août d'une année maudite où le COVID a empêché tant d'autres œuvres d'être distribuées et vues dans les conditions qu'elles méritaient.



 
Dave Franco devait croire qu'il était facile de mettre en boîte un thriller horrifique efficace ; il nous démontre que c'est là l'apanage des seuls cinéastes doués et non des tocards de son espèce. Il devait penser qu'il serait aisé de se faire remarquer dès son premier fait d'arme derrière la caméra, d'être d'emblée considéré comme un réalisateur crédible, à suivre ; il se fourre le doigt dans l’œil et parvient même à ridiculiser tous ses piètres acteurs (c'est bien simple, celui qui s'en sort le mieux, le seul qui peut garder la tête haute, c'est Chunk, un adorable bulldog au temps d'apparition à l'écran hélas très frustrant). Dave Franco devait enfin s'imaginer que le succès allait être au rendez-vous grâce aux nombreuses qualités qu'il reconnaissait à son œuvre "affûtée comme une liane" (sic) ; il a vu son premier film, son bébé laid, se planter puis être téléchargé, vu à moitié et aussitôt supprimé par ces quelques curieux, amers et rancuniers, dont je fais tristement partie. 
 



The Rental accomplit la prouesse d'être au moins trois choses craignos à la fois. Une mauvaise sitcom infestée de trentenaires insupportables que l'on a rapidement envie d'étrangler et dont on se contrefout comme c'est pas permis des pénibles histoires de fesses. Un avorton de slasher tout à fait inutile, prévisible de bout en bout, qui nous réserve une seule pauvre idée de mise en scène (un effet de montage aussi brutal que l'intervention du tueur masqué, que je relève ici par simple grandeur d'âme). Et enfin, un ersatz d'émission de télé-réalité minable, avec sa bande de guignols filmée sous tous les angles, doté d’une scène de bain de minuit putride qui vient directement rendre hommage au plus grand moment de la première saison de Loft Story (indice : celle-ci implique également deux débiles, un jacuzzi et des hormones en ébullition). Vous l'aurez compris, tout ça fait de The Rental un sacré film de merde, y'a pas d'autres mots, et l'on souhaite très fort que la carrière de Dave Franco s'arrête tout net. 


The Rental de Dave Franco avec Dan Stevens, Alison Brie, Sheila Vand et Chunk (2020)