Quand je pense que Drive a eu le prix de la mise en scène à Cannes... Mais ne déshabillons pas Paul pour habiller Jacques. Parlons de L'Apollonide. L'amour qui émane du regard porté sur ses personnages par Bertrand Bonello est primordial, car c'est l'un des films les plus durs qu'il m'ait été donné de voir ces derniers temps. Plus difficile encore à regarder que le récent Vénus noire d'Abdellatif Kechiche, auquel L'Apollonide renvoie par bien des aspects, la scène de la visite médicale entre autres, mais surtout celle de la "soirée un peu spéciale" où le monstre est tripoté par des vicieux, dont Bonello lui-même, qui questionne le voyeurisme et interroge la responsabilité de ceux qui montrent comme de ceux qui regardent, à l'instar donc du film Kechiche, plus cru et plus violemment réaliste. A vrai dire, le film m'a mis personnellement dans un état de malaise, de peine, de souffrance même, assez étonnant.
L'organisation du récit, avec ces boucles un peu "vansantiennes" dans la première partie du film, révèle la quotidienneté de la maison close, son enfermement temporel et son ressassement insupportable en même temps que s'instaure un enfoncement inéluctable vers le jaillissement de l'horreur : la fin de la première partie - avec ces plans oniriques, autres, ces images ensanglantées, ces hurlements qui résonnent dans la maison creuse et ne semblent pas appartenir à la réalité, rompant avec le visuel établi jusque là - est digne d'un pur film d'épouvante. Le film vacille entre un obscur onirisme baroque et un réalisme tranchant plus constant, nous présentant au final un univers littéralement horrible. C'est d'ailleurs, soit en passant, et contrairement aux préjugés de certains animateurs radio ou télé qui en parlent sans l'avoir vu, le film le moins érotique qui soit. Au sens où on l'entend prosaïquement disons, c'est-à-dire en oubliant que l'érotisme a partie liée avec la mort (relire Bataille). Le film qui donne à voir, sinon à vivre, avec justesse et sans complaisance aucune, l'horreur de la condition de ces putains, leur désespoir absolu et leur envie de mourir.
De la même façon que le destin de ces filles est sans issue, sans rémission, le film n'offre aucune échappatoire, pas de bouffée d'air frais, même pas dans cette séquence à la campagne où l'on pourrait croire que se profile une envolée de "joie", car la scène est elle aussi plombée par une incurable peine, à l'image de Léa (Adèle Haenel) que l'on voit monter dans un arbre et qui dans le plan suivant est ramenée au sol, allongée à côté de Clotilde (Céline Sallette), pour à nouveau évoquer avec son amie ces jeux d'esclaves de luxe infâmes que leur imposent leurs clients, qui les hantent constamment. L'espoir d'une échappatoire est aussi contredit par l'usage du splitscreen, qui cloisonne la maison et la rend encore plus close (dans les pas peut-être de Max Ophüls et de l'introduction géniale du fragment du Plaisir consacré à La Maison Tellier), contraignant les filles jusque dans la liberté de leurs gestes et mouvements, toutes réduites au même labeur oppressant et répétitif. La fin du film, qui n'en finit pas de finir (et ce n'est pas ici un reproche), est à nouveau une épreuve, car elle montre bien par son indécision qu'on n'en finit pas avec cette "putain de vie de putain" (sic), et le spectateur ressent quelque chose de l'ordre de ces larmes de sperme qui concluent l'une des dernières séquences, de ce trop-plein au bord de la nausée.
Les images inventées par le cinéaste rejouent avec élégance l'imaginaire collectif de l’apparat des maisons closes, comme dans la scène où les filles descendent l'une après l'autre les escaliers qui mènent au salon, scène qui rappelle encore Le Plaisir. Il faudrait revoir aussi les dessins et peintures de Degas dans son Carnet érotique édité par Norbert Wolf aux éditions du Chêne pour y retrouver la substance de certaines des compositions de Bonello. Le cinéaste recompose également l'imagerie des sombres coulisses de la maison, avec par exemple l'abandon dans l'opium, qui évoque le McCabe and Mrs Miller de Robert Altman. Certains regretteront peut-être l'usage d'une musique anachronique mais le cinéaste ne s'en sert pas pour séduire son audience (suivez mon regard), et le générique d'ouverture, apparemment très "cool", est voué à être réduit en miettes par la suite du film, comme si Bonello nous disait : c'est beau en photo et sans couleurs ? Attendez le mouvement, attendez le sang. La bande-son est plutôt bien employée, comme dans cette scène de danse après la mort ulcérante d'une des filles, où le réalisateur casse son jouet pour en montrer les rouages (mais pas seulement), quand il arrête la musique au moment où Céline Sallette entre dans la pièce et voit ses camarades de naufrage danser en silence. Il relance le même morceau ensuite et, faisant d'une pierre deux coups, vient de nous rappeler que sa musique est une musique de film, et de suggérer en même temps que cette chanson-là (Nights in white satin), qu'il aime sans doute profondément et considère probablement comme la musique la plus adéquate et la plus juste pour dire l’écœurement et la douleur des filles endeuillées, cette musique-là qui n'existait pas en 1900, Bonello est persuadé qu'on pourrait l'entendre en pareil moment, comme s'il n'y avait pas d'époque (cf. le tout dernier plan), et peu importe les scrupules historiques.
Dans cette scène, qui se termine sur la chute brutale de Céline Sallette, Bonello pousse encore plus loin son obsession du rapport des corps à la musique, et donc son obsession de la danse (sujet qu'il a déjà traité dans ses films précédents et notamment dans Le pornographe et De la guerre). La danse est ici un ballet triste où les filles se soutiennent avant l'inévitable chute. Bertrand Bonello devient peut-être bien, avec ce film, un cinéaste français de premier plan, aux côtés d'une poignée d'autres, dont peut-être Xavier Beauvois et certainement Pascale Ferran, qui apparaissent tous deux dans le film, cette dernière lisant en voix-off le chapitre d'un livre scientifique d'époque sur le cerveau soi-disant amoindri des putains, à la lecture duquel Hafsia Herzi s'effondre, elle aussi.
L'Apollonide - Souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello avec Céline Sallette, Hafsia Herzi, Adèle Haenel, Jasmine Trinca, Alice Barnole et Noémie Lvovsky (2011)
bonjour
RépondreSupprimerOn est d'accord sur beaucoup de points, c'est vrai... Mais on te décevra en te disant qu'on ne partage pas ton point de vue sur la séquence "night in white satin" ;-)
Honnetement, il est absolument vrai que la mise en scène est sublime (Avouons que celle de Drive est pas mal non plus, sûrement plus dans les "références" de DeNrio - Ceci explique peut-être cela)
Juste dommage que ce film soit un peu gaché par cette brochette d'actrice, encensées par tous les blogs, toutes les critiques, mais nous, nous avons trouvé en dessous de la qualité du réal... M'enfin, on doit être tatillon ;-)
Rick Panegy (et Pick)
Superbe critique pour un film sublime.
RépondreSupprimerCertainement le meilleur film que j'ai vu cette année et de loin !
Je suis entièrement d'accord avec cette critique, c'est un film plutôt dur et Bonello arrive à ne pas sombrer dans l'érotisme trop poussé, ce qui aurait totalement plombé le film. (C'est exactement ce qui est arrivé avec Borgia, la série diffusée actuellement sur Canal, trop de scènes de cul pour être sincère... Autant regarder The Borgias, avec le grand Irons)
Un film féministe, oui exactement, magnifique fable féministe, où, là encore, le brio du réalisateur fait que plutôt que de sombrer dans le stéréotype de la pute, le transcende et nous fait comprendre qu'être pute, c'est avant tout être une femme. Qu'être pute n'est pas un statut social débectant, réservé aux femmes de petites vertu. Et c'est tout à son honneur.
Je n'ai rien à redire non plus sur ce film. C'est juste un chef d'oeuvre.
Gondebaud.
Ricketpick > J'ai trouvé les actrices absolument parfaites dans le film, c'est un point que je n'ai pas abordé dans la critique et tu/vous me donne(s/z) l'occasion de le faire, elles sont idéalement choisies et jouent parfaitement (de Céline Sallette à Hafsia Herzi en passant par Noémie Lvovsky).
RépondreSupprimerGondebaud > Merci ! On est absolument d'accord :)
Et j'oublie de citer en particulier Jasmine Trinca, qui n'en peut plus d'être belle *_*
RépondreSupprimerJasmine Trinca makes my zob sensibely hard :-)
RépondreSupprimerTrès chouette article, indeed !
RépondreSupprimerQuel beau film, oui ! Quelqu'un qui danse sur de la musique, c'est ce qui semble être premier dans le désir de cinéma de Bonello, et chez Garrel aussi : parce qu'alors tout marxisme s'effondre. Il n'y a plus que le corps et le présent du corps. Tout se renverse. Même l'histoire du film s'éclipse.
RépondreSupprimerTrès bel article, mais pas aussi beau que le film.
RépondreSupprimerUn magnifique et particulièrement touchant tableau de ces femmes malheureuses.
Et moi j'ai trouvé le jeu des actrices très juste et très naturel.
Excellente chronique, pleine d'admiration sincère, qui m'encourage à donner mon avis, moi qui n'ose jamais me lancer dans un commentaire sur le web. Et pardon, mais je me suis emmerdé devant l'Apollonide. Peut-être est-ce dû en partie à l'atmosphère étouffante de la salle... mais quand même. C'est d'une lenteur ! Je confesse avoir un certain goût pour les mises en scène un peu nerveuses à tendance "clipesque", mais là jamais mon siège ne m'a semblé aussi inconfortable. Et qu'on ne vienne pas me dire que la lenteur fait partie de la beauté du film. L'intention du réalisateur - faire ressentir l'horreur, l'ennui et l'absence d'avenir dans une maison close - sous-titrait trop de scènes avec une pesanteur agaçante. La scène finale, qui semble dire "c'est bon, le message est bien passé ?" m'a littéralement achevé, comme une confirmation que j'aurais du aller voir un autre film, un truc con sans cette ambition à vouloir nous inculquer quelque chose. La progression, où l'on découvre l'horreur à coup de flashbacks qui s'interrompent brutalement, m'a semblé plus prétentieuse qu'inspirée. Je retiendrai cependant quelques points positifs, comme une composition parfois magistrale des plans (du point de vue de l'espace comme de la lumière) et une première scène de sexe qui m'a marqué par sa sonorité : des bruits secs et sourds qui nous annoncent crûment qu'il n'y aura pas la moindre sensualité dans l'Apollonide.
RépondreSupprimerQue répondre sinon ce qui est déjà dans l'article que tu commentes gentiment... Si ce n'est que le film me semble être TOUT sauf ennuyeux ou lent. Qu'on puisse reprocher ça à un film comme "Oncle Boonmee" par exemple (pour en prendre un réputé difficile et récent), je peux comprendre, mais là, j'ai du mal à piger. Le film est passé à toute allure pour moi et mes voisins de séance, sans le moindre temps mort. Après tes goûts semblent très opposés à ce type de film, ceci explique peut-être cela. Et si tu dis toi-même que tu aurais dû aller voir "un truc con sans ambition", même si je ne suis pas de ton avis, je ne peux décemment rien ajouter.
RépondreSupprimerMerci pour la réponse ! Je n'ai pas dit "sans ambition" mais "sans l'ambition à vouloir inculquer quelque chose", ce qui n'est pas pareil ! J'y suis peut-être allé un peu fort en voulant réagir à tous ces éloges ; le film ne m'a pas laissé de marbre, loin de là. C'est juste que je l'ai trouvé trop insistant ; je n'aime pas quand le cinéma (ou la littérature) porte un jugement, je ressens cela comme une usurpation. Sinon en ce qui concerne la lenteur, ça doit être effectivement une question de goût :)
RépondreSupprimerD'accord avec Jean sur la question de l'usurpation : ça m'énerve aussi quand un artiste cherche à éduquer le peuple. Non mais ! Je n'ai pas vu l'Apollonide par contre.
RépondreSupprimerOn est tous d'accord là-dessus, sauf que ça me paraît complètement "usurpé" de faire ce procès à Bonello. Je ne vois pas ce qu'il essaierait d'inculquer au spectateur avec ce film... Qu'on reproche ça à Haneke et sa théorie déterministe appuyée dans le "Ruban blanc", qu'on ait du mal avec des types comme Michael Moore, ça me paraît légitime, et je suis également très agacé par ce genre de réalisateurs démonstratifs qui nous dressent des tracts idéologiques. Mais là, pour L'Apollonide, c'est un non-sens. Bonello n'inculque rien, il ne défend pas un point de vue politique véritablement polémique, il n'essaie pas de nous apprendre quoi que ce soit (même s'il y arrive puisque son film a une dimension documentaire si on veut, quand bien même c'est une pure et dure fiction), il filme le triste sort des prostituées sur lequel on est tous à peu près d'accord il me semble. Son film est et reste une fiction, une "idée" de la maison close, une idée précise et sans doute non-exhaustive, mais on ne lui demande pas de faire un reportage, il fait un film. Alors certes, si un spectateur est convaincu que les putes sont heureuses et que les maisons closes sont le paradis, ce spectateur-là va avoir l'impression que Bonello lui assène une leçon, mais ce spectateur-là a un gros souci et je doute qu'il en existe beaucoup des comme ça. Bonello se contente de filmer l'horrible destin des prostituées (sur lequel, quoi qu'on en dise, on s'accorde à peu près tous, à l'exception d'une ou deux patronnes de maisons closes à Bruxelles, qui trouvent de la poésie à leur métier mais qui le pratiquent dans des conditions légèrement favorisées par rapport au commun des mortels), il a certes un point de vue sur la question mais un point de vue assez partagé, qui se tient me semble-t-il, et il ne filme pas comme quelqu'un qui veut convaincre et qui veut imposer son point de vue, il filme comme quelqu'un qui a une vision de la chose et qui veut la partager avec un talent de metteur en scène que même Jean reconnaît.
RépondreSupprimerJuste une précision, car je ne voudrais pas passer pour un type qui a "un gros souci" : je n'ai jamais dit ni pensé que les putes sont heureuses. On ne peut évidemment qu'être d'accord sur le fond. Pour le reste je crois que c'est vraiment une question de sensibilité et, de fait, on arrivera jamais à se convaincre mutuellement. Et puis allez savoir, j'étais peut-être vraiment dans de mauvaises conditions ce jour-là... Cette discussion m'a au moins convaincu que je gagnerais peut-être à le revoir ! Amicalement.
RépondreSupprimerJe suis tout à fait d'accord pour l'absence totale d'érotisme, le côté insoutenable de nombreuses scènes (principalement celles avec le couteau), mais je ne suis pas d'accord pour dire que ce film-ci est plus dur que Vénus Noire. À mon sens les scènes de la "soirée spéciale" ou du gynécologue sont l'essentiel de Vénus Noire, qui les accumule dans son mouvement de répétitions et d'emphase. Pour moi l'amour dans le regard de l'Apollonide le rend moins étouffant, tout comme la scène en extérieur qui permet de souffler un peu.
RépondreSupprimerPeut-être est-ce aussi que j'ai vu Vénus Noire en salles, ce qui m'a mis mal au point de quitter la séance avant la fin...
J'ai vu Vénus Noire au cinéma aussi (sans quitter la salle par contre). Je me trompe peut-être oui. C'est vrai que Vénus Noire a quelque chose de presque insupportable dans les scènes de "viol raciste". J'ai peut-être dit ça sous le coup de L'Apollonide, sur lequel j'ai écrit en sortant de la salle, sous le choc esthétique et émotionnel du film, longtemps après avoir vu Vénus Noire.
SupprimerC'est peut-être aussi l'amour qui passe dans le regard de Bonello qui en transmet davantage pour les filles du bordel et qui implique plus d'identification encore, donc des affects plus forts. Mais je ne suis pas certain là encore d'avoir davantage été dans l'empathie que devant Vénus Noire. En fait comparer les deux films là-dessus n'a pas vraiment d'intérêt (d'autres points de comparaison valent plus le coup), c'était plus une manière de dire, en introduction, à quel point j'ai trouvé L'Apollonide profondément douloureux.
On m'a dit que ce film était bien, mais maintenant je pense que tous les gens qui me l'ont recommandé sont des cons. Je me regarde dans mon miroir, et je déteste ce film. Je le hais du plus profond de mon être.
RépondreSupprimerJe resterai à jamais marqué ce film aura tjrs une empreinte sur moi , une remise en cause de trop de choses , simplement à voir et surtout à comprendre, en plus mon actrice préférée, CÉLINE SALETTE y tient un très grand role
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