Deux hommes fraichement échappés d’une prison haute sécurité perdue au fin fond de l’Alaska se retrouvent coincés dans un train fou, lancé à pleine vitesse, sans personne au volant. Voici le pitch assez minimaliste de Runaway Train, sorti en 1985, qui se présente d’abord comme un film aux trivias (aka "anecdotes de tournage") particulièrement savoureuses. Il devait en effet s’agir du premier long-métrage américain du cinéaste japonais Akira Kurosawa, qui en a signé le scénario initial et qui, pour des raisons financières, ne réussit point à le tourner. Quelques années après, le projet tomba finalement entre les mains d’Andreï Konchalovsky, un cinéaste russe à la carrière étrange, fidèle collaborateur d'Andreï Tarkovski à ses débuts et auteur de nombreux films historiques sur sa terre natale, qui s’est également exilé un temps aux États-Unis où il s’est essayé à des genres variés avec parfois beaucoup de talent (comme nous le verrons ici). En outre, Runaway Train prétend au statut forcément très convoitée de « film contenant le plus de fois le mot fuck dans ses dialogues », des dialogues qui, dans leurs versions françaises, sont d’un comique involontaire parait-il irrésistible mais rendant peu hommage à la qualité réelle d'un film qui ne mérite vraiment pas d'être pris de haut.
Fait rare pour un long-métrage de ce genre, Runaway Train reçut trois nominations aux Oscars, et non des moindres, puisque deux d’entre elles étaient destinées à ses deux acteurs principaux : Eric Roberts et Jon Voight. Ce dernier s’est d’ailleurs tellement investi dans son rôle qu’il aurait passé deux ans emprisonné, dans les conditions réelles d’une détention lambda, ceci afin de mieux se plonger dans son personnage et parfaire ses talents de comédien, fort d'un véritable vécu auprès de taulards de la pire espèce. L’expérience n’a pas été vaine puisque l’acteur est littéralement habité par son rôle et livre une performance incroyable, en nous offrant même quelques moments d’anthologie. Son personnage nous est présenté comme venant de passer trois ans enchaîné, et nous n’en doutons pas une seule seconde grâce à sa prestation impressionnante. L’acteur apparaît ici dans un rôle également intéressant dans le sens où il doit être l'exact opposé de celui qu'il campe dans Délivrance où il est, au commencement du film en tout cas, l'homme civilisé par excellence, doté d’un charme et une allure presque féminines. Jon Voight incarne ici une véritable bête sauvage, assez éloignée de l’humain, d'une laideur rappelant celle de sa fille transsexuelle Angelina Jolie. Eric Roberts s’en tire très bien aussi, dans le rôle assez difficile d’un benêt aussi costaud que naïf, mais brave et courageux, un rôle qui semble avoir été écrit pour lui et sa vieille gueule cassée, d'une laideur rappelant celle de sa sœur Julia Roberts.
L’autre vedette du film est bien entendu le train fou, véritable personnage à part entière, autrement plus impressionnant et cinégénique que celui pourtant plus long et plus gros (bref, plus américain) du triste film de Tony Scott. Andrei Konchalovsky sait brillamment filmer son engin et le rendre spectaculaire, notamment lors de sa première véritable apparition, accompagnée d’une musique grandiloquente, mais aussi dès le générique, qui rappelle étrangement celui de Das Boot, sauf que la forme sombre d'un sous-marin envahissant progressivement une immensité verdâtre est ici remplacée par un train rouge écarlate fendant la nuit en deux avec fracas. Le train est aussi métamorphosé suite au premier accident qu’il provoque, qui lui donne une apparence encore plus monstrueuse, comme si des tentacules s’échappaient de sa locomotive, un aspect que le cinéaste exploite également à merveille. De plus, le train de ce film est réellement « unstoppable » contrairement à l’autre tas de ferraille du film de Tony Scott au titre mensonger (ça c'était simplement histoire de vous spoiler Unstoppable et son happy end pourri). En réalité, Konchalovsky réussit partout là où Tony Scott échoue lamentablement, et fait infiniment plus encore. Il nous gratifie d’images superbes, profitant de son histoire minimaliste et limpide pour l’illustrer de quelques très belles idées de cinéma. Je pense tout particulièrement à ces nombreuses séquences presque abstraites, où nous pouvons admirer ce trait noir traverser des toiles blanches à toute vitesse, d’une beauté quasi surréaliste. Ce train inarrêtable qui parcourt les paysages enneigés, avec des obstacles qui se présentent à lui tour à tour, est peut-être une belle métaphore de ce cinéma-là, dont l'objectif est de nous tenir en haleine coûte que coûte, en nous menant de surprise en surprise, épreuve après épreuve.
Runaway Train apparaît comme le film d’action par excellence, renfermant en lui des archétypes du genre comme le récit d’évasion, mais je pense surtout à la superbe première demi-heure du film, qui est une vigoureuse chronique de prison, très sombre et brutale, où le cinéaste prend son temps pour nous présenter ses personnages, un temps que l’on ne prend plus aujourd’hui. Mais Runaway Train est plus qu’un simple film d’action terriblement efficace, il s’agit aussi d’un véritable film d’auteur, accompagné d’une méditation romantique et assez profonde sur l’homme et la machine (rien à voir avec l’héroïsme à la mord-moi-le-nœud d’Unstoppable). Cette méditation est d’ailleurs joliment illustrée par la citation de Shakespeare, tirée de Richard III, qui vient clore le film : « No beast so fierce but knows some touch of pity. But I know none, and therefore am no beast ». L’ultime plan du film (ALERTE : arrêtez-vous là si vous comptez le voir) est d’ailleurs très marquant : on y voit le plus dangereux des taulards foncer droit vers sa mort, enfin libre comme l'air, tandis que le chef de la prison, celui-là même qui l’a déshumanisé et qui réduit ses prisonniers à l'état d'animal, s'apprête à crever enchaîné, plongé dans l'obscurité d'une prison à grande vitesse.
Comment ne pas être scotché devant ce film ? Dès les premières images de son générique aussi simple que géniale, jusqu’à sa conclusion terrible, magnifiée par la musique grandiose de Vivaldi, on est littéralement cramponné à notre fauteuil face à cette œuvre d’une intensité rarement égalée. Runaway Train est à mon sens l’un des plus grands films d’action jamais faits, une œuvre plutôt méconnue et certainement sous-estimée des années 80 que je vous invite donc chaudement à redécouvrir. Il est finalement très idiot de ma part d'avoir comparé ce film souvent proche de l'absurde à la dernière daube signée Tony Scott, puisqu'il serait plus significatif de rapprocher Runaway Train d'œuvres comme Vanishing Point ou Macadam à Deux Voies. Et je suis tout à fait sérieux lorsque j'écris ça, soyez en sûrs.
Runaway Train d'Andreï Konchalovsky avec Jon Voight, Eric Roberts et Rebecca DeMornay (1985)
J'ai troop envie de la voir !
RépondreSupprimerJe l'ai vu, et c'est pas du Déjà-Vu !
RépondreSupprimersuper film et j'apprécie ce que tu en dis^^
RépondreSupprimerAutre anecdote liée au film: d'après le résumé de la pochette du dvd les prisonniers s'évadent d'Alaska pour ensuitre traverser la Sibérie!
RépondreSupprimerCe serait quasi possible si le détroit de Bering était recouvert de glace, mais certainement pas en train ! :)
RépondreSupprimerTruffier disait "Un film avance comme un train dans la nuit". Belle !
RépondreSupprimerJe me languis de le mater.
On la fait pas à féfé quand il s'agit du pays des russkov !
RépondreSupprimerUn vrai classique du film d'action, je l'ai en dvd! Ya pas mieux dans le genre.On est d'accord.
RépondreSupprimerVu hier. J'ai beaucoup aimé. Les acteurs complètement tarés, les plans inquiétants sur le train, la musique d'action proche de celles de Carpenter, bref j'ai kiffé ce film, que je rapprocherais moins de Macadam à deux voies que de Duel, son aîné de dix piges.
RépondreSupprimerRunaway Train est au train ce que Duel était au camion. Certes Runaway Train se pare de questionnements plus directs et plus "importants" sur ce qui fait un criminel et sur la condition psychologique de ces marginaux, ainsi de suite, mais dans les deux cas le véhicule est personnalisé pour devenir synonyme de terreur et pour pousser l'homme dans ses derniers retranchements. Fameux film.
Content que ça t'ait plu.
RépondreSupprimerOui tu as raison de plus le rapprocher de Duel. J'ai oublié de le faire dans ma critique.
Je l'ai regardé hier soir, j'ai adoré ! Les quatre acteurs sont vraiment géniaux. Le train, la fille (Rebecca de Mornay, souvent à oilpé dans ses premiers films genre Risky Business, coiffée à la garçonne ici, cool) sont parfaits mais surtout Eric Roberts m'a surpris (lui qui, récemment n'a joué que dans des merdes, comme une merde) et Jon Voight mérite un oscar pour ce rôle-là. Il m'a mis au tapis, quand il se tourne vers Ranken, au début, après la tentative de meurtre au match de boxe, qu'il lève les yeux et qu'il lui dit "come and shoot the kid you'self, i'm righ' her', Ranken, come on, do it" il est impressionnant ! Enorme performance, je trouve.
RépondreSupprimerEt puis la scène de ztonzba entre Roberts et Voight et la fille dans la loco, à la fin, tain, trop bien, quoi.
Super bon film.
ça fait envie !
RépondreSupprimerRavi que ça t'ait plu, Joe ! :)
RépondreSupprimerJon Voight est géant dans ce film, oui. J'adore son monologue sur la joie de pouvoir vivre normalement en ayant un petit boulot et en obéissant à son patron sans péter les plombs. Grand moment.
Rebecca DeMornay passe très bien dans un rôle pourtant pas super où elle dit surtout des trucs un peu évidents genre "makkash on est dans la merde".
Eric Roberts a joué en tant que second second rôle dans quelques films à succès dernièrement (je pense surtout à The Dark Knight). Il est ici très bon et j'adore le début du film quand il termine chacune de ses phrases par des "Yeeeaaah". Il est trooooop con.
Un super film, je le conseille aussi!!
RépondreSupprimer"Le cinéaste russe Andreï Konchalovsky a été élevé au rang de chevalier de la légion d'honneur en France. La distinction lui a été remise par son ami, "son sauveur" qui lui évita la proscription en Urss, Gilles Jacob, le maître du Festival de Cannes. Konchalovsky a souvent été récompensé dans les plus grands festivals internationaux comme à Cannes en 1979 pour Sibériade, magnifique épopée sylvestre et d'une certaine façon écologique, ou encore à Venise en 2002 pour La Maison des fous, charge humaniste et pessimiste contre la "sale" guerre russe en Tchétchénie.
RépondreSupprimerRencontre à Paris, à la veille de sa décoration
http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/info/Les-dossiers-de-la-redaction/Russie-Andrei-Konchalovsky-Konchalovski-Cinema/p-18007--Le-cinema-est-desormais-fait-pour-des-enfants-selon-le-cineaste-Andrei-Konchalovsky.htm
Vu quand j'avais un peu pret 10 ans et je suis tomber dessus hier par hazard. ( 20 ans après ;-) ) En regardant la pochette j'ai eu un flash terrible de ce film qui m'avait tant impressionné à l'époque. Je l'ai regardé, et, quel film !!! J'ai tjs malgré le tps passé, un sentiment étrange presque de malaise en regardant ce film. C'est juste une tuerie. Puissant, profond, il y a tellement d'adjectifs à lui attribuer... Film culte faisant réfléchir et qui donne une prise de conscience sur notre propre vie. Culte, culte, culte !!!
RépondreSupprimerExcellent film.
RépondreSupprimerMerci de m'avoir fait découvrir ce chef-d'oeuvre (bien au-dessus de Vanishing Point !) et ce cinéaste. Un grand moment :')
RépondreSupprimerOui, merci pour ce texte: c'est un film formidable et, malgré sa reprise bienvenue, un sommet encore trop méconnu du cinéma d'action, non dénué d'énergie et d'inventions mais aussi de changements de ton, entre une réelle âpreté physique et psychique et des vraies touches d'humour, avec même une certaine dose de légèreté ou au moins de contraste, dans la lutte entre la pesanteur frénétique de la machine et la fragilité et l'agilité humaines. Cette alliance de gravité et de légèreté, ce contraste et cette vigueur réellement émouvante manquent aujourd'hui dans le cinéma d'action...
SupprimerSeule réserve vis-à-vis de votre critique: le comparer systématiquement à "Unstoppable" de Tony Scott. D'abord, une seule remarque suffit quand il s'agit de casser un film pour en défendre un autre – ensuite, ça devient trop facile et insistant. Et puis – et ceci explique peut-être ma première remarque! –, bien que mineur et ouvertement bourré de clichés notamment par rapport à ce film majeur, ce dernier film de T.Scott me semble un de ses meilleurs, un des derniers vrais "bons petits films d'action" américains. En tout cas, je le trouve agréable et estimable par son éloge rustaud, sympathique et finalement assez rare du prolétariat (évidemment, ça va plus loin dans "Runaway train"!), non pour transformer les mecs en super-héros à la façon de "Pacific Rim", mais vraiment dans le cadre de leur boulot pénible. C'est aussi un "petit film", heu, presque léger lui aussi, donc un peu anachronique, parce qu'il prend son temps et s'amuse presque (avec des dialogues parfois savoureux, pas du tout appropriés aux moments décisifs), parce qu'il évoque de façon assez juste l'envahissement des images dans notre quotidien et leur inefficacité par rapport à l'action véritable, et enfin parce qu'il propose – quand même – quelques vrais beaux moments spectaculaires (ce qui n'est pas rien!). Au cinéma, c'était par moments réellement impressionnant. La fin y est prévisible et banale, OK, mais bon, c'est secondaire... Par contre, le pré-générique ou le début du générique, lui, est superbe, presque aussi bon que l'ouverture du film de Kontchalovsky. Si vous en avez le courage, revoyez ce départ (c'est court ^^): comment évoquer une future furie en mouvement par l'immobilité? Les trains à l'arrêt y sont déjà grondants: c'est le travail filmique qui induit la menace déjà présente, la fureur à venir. C'est court, tranchant et vraiment beau. Enfin, pour éclairer cette défense,... j'avoue avoir un faible pour les "films de trains fous", comme l'expression jubilatoire d'un cinéma déchaîné, souvent généreux! Autres exemples parmi d'autres (plus anciens): "Le train mongol" ou "L'express bleu", grand film russe d'Ilya Trauberg (1930 environ), et la seconde partie de "Numéro 17" d'Hitchcock (1932), complètement artificielle avec des maquettes en cascade, mais un régal de montage frénétique! Des vitesses et des ivresses à savourer sans modération :)...