Pages

28 février 2024

Gueules noires

Je n'avais encore jamais vu de film de Mathieu Turi, jeune cinéaste français spécialisé dans l'horreur qui sévit depuis un peu plus de dix ans maintenant, dans une relative discrétion. L'argument lovecraftien m'a cette fois-ci permis de sauter enfin le pas. Son troisième long métrage nous plonge dans les mines du Nord de la France où, chargée d'accompagner un scientifique dans les tréfonds de la terre, une bande de mineurs réveille par mégarde une divinité monstrueuse. L'idée, pas si saugrenue, de croiser Germinal et Cthulhu aurait pu donner un ersatz sans grand intérêt de The Descent ou un énième survival prévisible de bout en bout. Mais, animé d'une belle conviction, épaulé par une petite troupe d'acteurs sympathiques, et fort d'une perspicacité devenue trop rare pour certains aspects décisifs du projet, Mathieu Turi emporte rapidement notre bienveillance et, en fin de compte, réussit globalement son film. 




Déplacer la mythologie lovecraftienne, ou du moins certains de ses éléments caractéristiques, dans une zone ouvrière marquée par la rudesse des paysages, des hommes et de leur travail s'avère malin et judicieux. Dès les premières minutes, un soin particulier est apporté à la reconstitution de l'époque et de l'univers minier. Avec simplicité, sans trop appuyer le trait, le réalisateur plante le décor habilement, efficacement. On pourra éventuellement regretter, a posteriori, cette scène d'introduction pas forcément utile qui a pour seul intérêt de nous éclairer sur ce qui nous attend, au détriment de l'effet de surprise à venir. Peut-être s'agit-il là de l'expression d'un léger manque de confiance d'un cinéaste qui aurait peur, sans ce stratagème archiconnu des amateurs de frissons, de ne pas accrocher son public ou de l'ennuyer. Reconnaissons toutefois que l'ambiance est déjà plutôt réussie lors de ces sombres premières minutes qui sont accompagnées des chants traditionnels des mineurs. 




Après cela, sur un rythme bien mené mais tout en prenant le temps de croquer ses personnages en quelques coups de pinceaux, Mathieu Turi nous amène dans les profondeurs du sol. Les emmerdes s'amoncellent progressivement pour nos mineurs rapidement coincés, et en très mauvaise compagnie, dans des galeries souterraines sans lumière. A ce propos, la lumière du film est très bien gérée. C'est hélas suffisamment rare pour être signalé. Mathieu Turi n'a pas peur du noir et rend cohérent l'environnement dans lequel nous baignons, où l'on ne voit quasiment rien en dehors de ce qui passe dans l'halo lumineux de vieilles frontales frémissantes. Le réalisateur sait que repose là-dessus une bonne part des frayeurs que son film veut provoquer. Autre choix particulièrement salutaire : celui d'opter pour les effets spéciaux pratiques (costume, maquillage et prothèses animées mécaniquement) pour donner vie à la fameuse créature. Celle-ci ne déçoit pas. Son charme certes fragile mais rayonnant ravira les fans d'horreur lassés des CGI sans âme qui peuvent grandement contribuer à flinguer ce genre de films.




Le casting s'avère aussi payant. On est content de retrouver ce bon vieux Sam Le Bihan, lui dont les choix de carrière traduisent une réelle appétence pour le genre. Il est crédible en mineur blasé et bourru, leader d'une équipe dont chaque membre est rapidement épinglé. Phil Torreton fait une brève mais convaincante apparition en directeur de mine corrompu. Jean-Hugues Anglade est également excellent en scientifique perfide qui planque de lourds secrets, je ne l'avais même pas reconnu sous son casque. Il lit l'équivalent du Necronomicon avec une belle terreur dans la voix, comme s'il découvrait les célèbres mots de Lovecraft. "N'est pas mort ce qui à jamais dort...". Alors certes, le troisième long métrage de Turi évoque un bon lot d'autres œuvres plus marquantes, telles qu'Alien ou The Thing, mais l'amour sincère qu'il véhicule pour le genre et la saine humilité avec laquelle il a été réalisé le rendent tout à fait recommandable. Une bonne surprise que ce film à la fois ambitieux et conscient de ses propres limites, respectueux des spectateurs et de l'écrivain auquel il rend hommage, signé d'un réalisateur que je suivrai désormais d'un peu plus près. 


Gueules noires de Mathieu Turi avec Samuel Le Bihan, Jean-Hugues Anglade, Amir El Kacem et Philippe Torreton (2023)

21 février 2024

La Mesita del comedor

Très rares sont les comédies horrifiques qui savent manier et convenablement doser l'humour noir le plus grinçant sans pour autant sacrifier la crédibilité du scénario et la psychologie des personnages. C'est qu'il faut pour cela trouver un savant équilibre et le tenir jusqu'au générique final, ce à quoi parvient étonnamment l'espagnol Caye Casas dans son premier long métrage réalisé en solo, La Mesita del comedor, littéralement La Table basse. Drôle de titre pour un film de genre, me direz-vous, mais il est tout à fait cohérent puisque ledit meuble est à l'origine du terrible cauchemar éveillé dans lequel nous invite sans ambages le cinéaste. Dès la première scène, le couple au cœur du film, accompagné de leur nouveau-né dans sa poussette, est en magasin face à la table au design douteux et à son vendeur ventripotent, usant d'arguments tout aussi douteux. Une discussion tendue entre l'homme, Jésus (David Pareja), désireux d'acquérir la table basse, et sa femme, Maria (Estefanía de los Santos), qui n'en veut surtout pas dans son salon, ouvre les hostilités. Déjà, le ton du film entier est donné et la mise en scène, faite de plans très courts aux multiples angles osés (des choix pas toujours très heureux que ne renieraient pas Jean-Marie Poiré), annonce aussi la couleur. Court, le film a le mérite de ne pas perdre de temps. La scène suivante nous montre Jésus transporter très difficilement le carton contenant la fameuse table dans les escaliers jusqu'à son appartement. Il ignore encore qu'il regrettera amèrement cet achat... Et je ne peux absolument pas vous en dire plus tant ce film s'appuie sur un effroyable évènement, survenant très tôt, qu'il serait idiot de vous dévoiler. Sachez juste que le pire est toujours possible quand nous sommes en présence de l'œuvre féroce d'un catalan provocateur et sans limite, au goût du blasphème prononcé, bien décidé à prendre le spectateur en tenaille. 


 
 
Sur un temps resserré, dans un décor quasi unique et grâce à des acteurs irréprochables (mention spéciale à la jeune voisine du dessus, amoureuse de Jésus), Caye Casas réussit son coup. Son œuvre est vouée à faire parler d'elle dans les divers festivals où elle sera projetée (je l'ai pour ma part découverte dans le cadre de la 25ème édition du Festival Extrême Cinéma de la Cinémathèque de Toulouse et d'une carte blanche à l'équipe du Grindhouse Paradise), à jouir d'un excellent bouche-à-oreille, et à plaire aux amateurs voire un peu au-delà de leur cercle restreint. D'une idée initiale a priori fragile et ténue, Casas tire un film qui se tient de bout en bout, parvenant même à une certaine épaisseur psychologique et à nous bousculer un peu. Il est en effet rare que l'on se mette ainsi à la place des personnages, en particulier devant de tels films qui, généralement, nous proposent des situations trop "bigger than life" pour que l'on puisse s'identifier et s'interroger à notre tour. Ce qui arrive ici est horrible aussi et relève du plus affreux des cauchemars mais, grâce à l'équilibre miraculeux évoqué dans mes premières lignes, on se projette et on passe un moment à se demander ce que l'on ferait dans pareille situation. La résolution finale choisit par Casas et le couple à l'écran s'impose à nous avec la même implacable fatalité. C'est là l'une des vraies forces de ce film par ailleurs modeste et malicieux, qui ne prétend pas à autre chose que nous faire passer une soirée en enfer. Dommage, cependant, que les talents de réalisateur de Caye Casas ne soient pas à la hauteur de ses dons d'écriture (saluons également Cristina Borobia, co-scénariste). Force est de constater que le film ne brille pas par la finesse de sa mise en scène et il y a quelques scènes qui pêchent par une lourdeur visuelle regrettable, soulignée par des choix musicaux du même tonneau. On s'étonnera par ailleurs que la photographie soit si sombre, au point parfois de pouvoir à peine deviner les traits du visage de David Pareja (admettons que cela colle à son rôle et que cela confère au film une ambiance ténébreuse raccord avec ce qui s'y passe, mais c'est franchement pas un régal pour les mirettes). Ces bémols importants, certes, sont toutefois largement insuffisants pour gâcher le plaisir quasi masochiste ressenti devant cette épouvantable parenthèse domestique noire de chez noire. Car La Mesita del comedor a enfin la précieuse qualité de distiller des ellipses bienvenues et de s'avoir s'arrêter quand il faut. Nous sommes donc désormais curieux de suivre la carrière de Caye Casas, en espérant que son style s'affine mais qu'il garde tout son mordant. 




La Mesita del comedor de Caye Casas avec David Pareja, Estefanía de los Santos et Claudia Riera (2022)

7 février 2024

Dersou Ouzala

Je n'avais pas revu ce film après l'avoir découvert un soir, sur Arte, il y a quelque chose comme vingt ans. Je n'en gardais qu'un vague et doux souvenir, et surtout l'envie, depuis tout ce temps, d'y revenir, de le revoir, de mieux en profiter, comme d'un vieil ami perdu de vue et un peu oublié. C'est chose faite, et le moins que l'on puisse dire c'est que ces retrouvailles sont plus qu'heureuses. Je peux dire désormais sans précautions que Dersou Ouzala est de mes films préférés, et que si je devais me lancer dans un classement de mes dix films d'amitié favoris, classement qui serait sans doute difficile à établir tant ce "genre" m'est cher, il y figurerait en bonne place, pour ne pas dire qu'il en prendrait la tête. Tout est d'une beauté quasi miraculeuse dans ce film, à commencer par les deux personnages principaux, Arseniev (Yuriy Solomin), capitaine d'une expédition de soldats en mission pour cartographier les secrets reculés de la Taïga, et Dersou (Maksim Munzuk), ce chasseur golde qui a perdu femme et enfants après une épidémie de variole et qui vit dans la nature, nomade, solitaire, animiste dans sa conviction que toutes les choses comptent à égalité, et que le soleil, le vent, le feu, l'eau, les bêtes sont des hommes autant que lui, généreux dans sa façon de toujours laisser derrière lui les lieux plus faciles à vivre pour qui passera par là ensuite, homme ou bête, homme quand même. Mais les autres personnages visibles à l'écran sont tous tout aussi touchants et aimables, comme les soldats du capitaine, qui respectent Dersou, écoutent ses remontrances sans broncher, admirent à l'écart l'amitié du capitaine et de l'homme des bois, se démènent toujours pour aider, surtout quand il s'agit de Dersou, que tous aiment beaucoup manifestement, évidemment.





La beauté des paysages de la Taïga compte aussi, que Kurosawa prend le temps de filmer, comme il prend le temps de faire sentir le temps qu'il faut pour se déplacer dans ces espaces, ou celui qu'il faut pour nouer une relation d'amitié, à commencer par la première rencontre, quand Dersou s'annonce avant de quitter l'ombre de la forêt pour ne pas faire peur à la troupe, puis s'avance vers nous, enfin va droit sur Arseniev et lui lance un franc "Bonjour, capitaine !", qu'il prononce plutôt "Capétan !", nom par lequel il s'adressera jusqu'à la fin à son ami. Le temps aussi des premières conversations, quand Dersou dit à un sous-officier d'Arséniev qu'il parle trop, puis des premiers moments d'observation, quand Arséniev observe les faits et gestes du mutique Dersou pour retaper un abri avant la nuit. 
 
 


 
Le temps des moments d'euphorie, comme quand le capitaine et Dersou se retrouvent au début de la deuxième moitié du film, ou plus difficiles, quand Dersou demande à retourner dans les collines, à la fin du film. Kurosawa, dans des plans plus magnifiques les uns que les autres, ce qui n'est pas l'apanage de ce seul titre de sa filmographie, loin s'en faut, utilise savamment la profondeur du champ et du temps, pour montrer la difficile séparation des amis à la fin de la première partie du film, qui ne cessent de se retourner et de s'appeler en criant leur nom (nul doute que Kevin Costner aura pensé à cette séquence pour le finale de Danse avec les loups, que l'on pourrait d'ailleurs considérer comme un très libre remake de Dersou Ouzala), aussi bien que l'empressement des deux hommes séparés par la densité des bois ou par une souche d'arbre mort quand ils courent dans les bras l'un de l'autre. 
 
 


 
Mais encore quand les deux amis assis ensemble rient tandis qu'à l'arrière-plan les soldats assis au spectacle de leurs retrouvailles les regardent en silence puis finissent par chanter pour leur rendre ce moment encore plus beau. Ou, à la fin du film, pour montrer le capitaine et sa femme qui écoutent aux portes les échanges entre Dersou et leur fils, après que le chasseur golde, dont la vue décline et qui se pense traqué par l'amba, l'esprit du tigre de la taïga qu'il a malencontreusement blessé en voulant seulement l'éloigner, a accepté l'invitation de son ami à vivre chez lui, en ville. Ou, peu après, quand le capitaine quitte le salon et monte à l'étage, lentement, puis redescend, encore plus lentement, Dersou demeurant prostré, désolé, au premier plan, entre l'épouse et le fils d'Arséniev, pour revenir lui offrir son fusil dernier cri, autorisation tacite à retourner dans les bois malgré les risques que lui fait courir sa vue défaillante. 





Dans ce seul plan-là s'exprime toute l'intelligence de Kurosawa. On ne sait pas où va le capitaine quand il quitte la pièce, on suit le déplacement de ses bottes dans les escaliers, surcadrés par l'ouverture de la porte dans le fond du plan, aller et retour, mais entre son départ, le moment où il laisse Dersou et sa demande de partir plantés là, sans dire un mot, et son retour, fusil dernier modèle en mains, Kurosawa nous donne le temps de nous demander ce qu'il pense, ce qu'il ressent, ce qu'il va faire, et ce que Dersou pense, ressent, attend, idem pour l'épouse et l'enfant, toutes choses qui, non-dites, parce que nous avons eu le temps de les penser et de les envisager avec les personnages, dans leur silence, et dans le temps et l'espace du plan, ont existé et rendu l'instant, la décision, les gestes, encore plus denses et émouvants. 
 
 


 
Ce n'est qu'une des constantes manifestations du talent et de la finesse du cinéaste. Mais je repense à cette scène où Dersou, inquiet et sombre après avoir blessé le tigre, est assis seul la nuit au coin du feu : un des soldats quitte sa tente pour venir près de lui et tenter de le faire rire, en vain, et toute la scène nous est montrée depuis le point de vue du capitaine, assis sous sa tente, qui soulève un pan de l'entrée pour voir Dersou, assis, de dos, sans réaction d'un bout à l'autre de la scène, sans contrechamp sur les réactions ou l'absence de réaction du chasseur golde. Pas besoin. Et tant de choses sont dites pourtant, et ressenties, entre les trois personnages, par la seule mise en scène.





Autre joie, que l'on doit sans doute en partie au récit autobiographique éponyme de Vladimir Arseniev publié en 1921 que Kurosawa adapte : aucune adversité. Non, aucun adversaire, aucun opposant, aucun personnage bête et méchant. On a vu dans tant de films les équivalents des soldats du capitaine, qui certes au début rient un peu de Dersou et de ses lubies (comme laisser de quoi faire du feu et de quoi se nourrir derrière lui pour qui suivra ; ne pas jeter les restes au feu mais par terre pour les animaux ; laisser un signe pour avertir les cueilleurs de Ginseng qu'ils n'en trouveront pas dans tel coin de la Taïga), finissent par le prendre en grippe quand il les invective, ou se montrent jaloux de sa relation avec le capitaine, ou encore refusent de prendre des risques pour sauver Dersou quand il se retrouve coincé au milieu d'une rivière déchaînée, mais cela n'arrive jamais. 
 
 
 

 
Les seuls personnages néfastes du film sont les Toungouses qui ligotent trois moujiks dans une rivière et enlèvent leurs femmes, mais ils n'apparaissent pas à l'image et l'épisode qui les concerne est vite réglé, n'aboutissant qu'à une autre rencontre cordiale et une autre occasion d'entraide entre la troupe du capitaine menée par Dersou et des paysans du coin sur les traces des brigands. On pourrait également citer un autre personnage, tout aussi absent du film, et qui intervient à la fin, mais ce serait trop en dire pour qui n'a pas encore vu Dersou Ouzala. Ou alors, en cherchant vraiment, le pauvre type qui vient vendre de l'eau à la femme du capitaine, en ville, et que Dersou insulte parce qu'il ose demander de l'argent pour de l'eau dont les rivières sont pleines, mais même lui se laisse insulter et s'en va sans répliquer à celui qu'il prend pour un sauvage.
 
 


 
La seule adversité, suffisante dans un scénario où celle des hommes est évoquée sans que le besoin se fasse sentir d'insister, est celle du milieu hostile de la Taïga (on ne pourra plus oublier la tempête de vent sur la glace et la course contre la nuit que mènent Arséniev et Dersou, ce dernier à la baguette, dans l'abattage d'herbes hautes destinées à monter un abri de fortune), des animaux sauvages (pour l'orage comme pour l'esprit du tigre amba, Kurosawa se fait plaisir par quelques effets de lumière fantastique qui anticipent déjà son ultime film, Rêves), du temps enfin et de ses effets sur les hommes et les corps. 
 


 
Ayant revu récemment la plupart des films d'animation de Miyazaki, je m'étonnai et me réjouis de l'absence totale de purs antagonistes dans des œuvres comme Kiki la petite sorcière ou Mon voisin Totoro, qui n'en ont pas besoin pour tenir la trame de leur narration et nous émouvoir par, là aussi, la simple beauté de relations amicales et solidaires entre les personnages, Kiki et la jeune femme autonome et bricoleuse qui vit seule dans les bois d'un côté, les deux sœurs et les esprits de la forêt, dont Totoro lui-même, de l'autre. 
 
 
 
 
Les films sans adversaires, ou qui, à tout le moins, ne font pas reposer toute leur structure sur l'opposition d'un ou plusieurs personnages plus ou moins bêtes et mauvais, ne courent pas les écrans. Mais ils existent. Quand on en trouve un, ou quand on en retrouve un, et un aussi beau que Dersou Ouzala, on le chérit.
 
 
Dersou Ouzala d'Akira Kurosawa avec Maksim Munzuk et  Yuriy Solomin (1975)

3 février 2024

Acide

Voici le deuxième long métrage de Just Philippot qui continue d'exploiter le filon de l'éco-anxiété après La Nuée. On pourrait même parler d'un diptyque, encore faudrait-il que la filmographie du cinéaste soit suffisamment passionnante pour nous donner envie de l'analyser plus en détails... Cette fois-ci, la menace ne vient plus de sauterelles dégénérées mais du ciel, tout simplement. Des pluies acides s'abattent sur certaines parties du globe puis atteignent le pays et notamment la région où vit pas si paisiblement la famille déjà bien décomposée de Guillaume Canet. On suit donc leurs mésaventures qui, ma foi, ont au moins le mérite de prendre très rapidement une sale tournure, Just Philippot ne perdant pas trop de temps au démarrage. 




Devant la fuite désespérée de cette famille éclatée dans un contexte de crise générale, de mouvements de foules et de danger grandissant face auquel l'impuissance est totale, on ne peut guère s'empêcher de penser, même de façon fugace, à La Guerre des mondes de notre tonton Spielby. Évidemment, la comparaison ne rend pas particulièrement service à Just Philippot, dont l'œuvre peine à véritablement nous saisir et manque d'énergie, en dépit des premières intentions affichées. On regarde tout ça, au mieux, vaguement intéressé. Notons que si La Nuée flirtait déjà avec le film catastrophe et s'inscrivait lui aussi dans un climat social hyper tendu, c'est encore davantage le cas ici. Ainsi, des images issues d'un téléphone portable (orientation portrait), captation sur le vif d'une manifestation d'agriculteurs musclée, ouvrent les hostilités. On peut alors légitimement se demander ce qui peut bien passer par la tête d'un cinéaste, en particulier d'un gars qui se spécialise dans le genre, pour avoir l'envie et l'idée de démarrer son film sur des images aussi purement et simplement laides. C'est vrai quoi, c'est moche. Alors qu'il aurait simplement pu filmer un joli nuage. Allez comprendre... 




Bref, sortons du cerveau de Philippot, il y fait mauvais temps. Nous tendons donc ici davantage ici vers le pur film catastrophe puisque la menace est naturelle (bien que due aux exactions de notre triste espèce sur notre belle planète, vous l'aurez compris), mais, d'ordinaire, un film catastrophe est au moins le prétexte à quelques images saisissantes, désormais régulièrement gâchées par les facilités technologiques. Ce n'est pas le cas chez Philippot : il fait un usage discret et plutôt intelligent des effets spéciaux. Conséquence ou non de ce choix, à rattacher à un certain manque d'imagination peut-être, il y a fort peu de visions d'apocalypse à se mettre sous la dent, à part peut-être deux ou trois plans de paysages ravagés, envahis de flaques d'eau dans lesquelles nous n'aimerions pas mettre un seul orteil. Il ne faut donc pas chercher de ce côté-là le plaisir que l'on pourrait trouver devant cette modique "proposition de cinéma" (j'essaie toujours d'employer les termes à la mode). Il est dommage de parvenir à si mal ou si peu jouer sur les peurs actuelles de toute une génération de spectateurs, la même, d'ailleurs, qui est plutôt friande de cinéma de genre... 




Sans marquer de progrès, Philippot nous ressert quasi exactement la même recette, en un peu plus énervé cependant. Il y a même une scène à laquelle on ne s'attend pas. Si vous tenez à mater ce truc-là par curiosité histoire de prendre le pouls du ciné de genre français, je vous invite à zapper les lignes suivantes. Je veux bien sûr parler de la scène peu ragoutante de la mort de Lætitia Dosch, qui se désagrège lentement dans les eaux contaminées d'un fleuve grisâtre (comme tout le reste) après être tombée d'un pont débordant de personnes à la recherche d'une zone plus hospitalière. Cette scène est d'une crudité plutôt surprenante, à tel point qu'il s'agit bien du seul moment du film où nous sommes happés, où l'on mesure les périls environnant. Je retiens aussi ce plan charmant sur les guiboles à moitié fondues de Guillaume Canet, reposant sur le capot d'une bagnole pour ne plus se dissoudre sur place après avoir traversé un champ non équipé des bottines adaptées à la situation. Là encore, nous sommes vaguement surpris par la violence de cette vision d'horreur furtive. Bon, évoquons tout de même un autre aspect positif du projet : Guillaume Canet, en agriculteur remonté et père de famille défaillant amené à devoir reprendre les rênes et faire preuve de courage, est plutôt convaincant, crédible, assez juste. Il faut bien le dire. Il y a chez lui un côté hargneux, terre-à-terre et bas de plafond qui sied bien au rôle et dont il sait tirer partie. Lors d'une séquence où il trouve refuge avec sa fille dans la maison d'une famille plus fortunée, il véhicule convenablement tout le mépris emmagasiné, recraché en quelques regards et rictus dégoûtés. Amer, on tire à peu près la même tronche après avoir perdu 100 minutes devant Acide.dé"


Acide de Just Philippot avec Guillaume Canet, Lætitia Dosch et Patience Munchenbach (2023)