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4 octobre 2023

Bowling Saturne

Si, un beau soir, Patricia Mazuy vous propose un bowling, acceptez l'invitation, tentez le coup, vous ne serez pas déçus du voyage. Cette dame-là saura vous surprendre et vous scotcher. En tout cas, moi, je l'ai été : accroché, décontenancé, surpris par un film dont je ne savais pas grand chose et qui a su me cueillir en beauté. Âmes sensibles, méfiez-vous tout de même, on y trouve l'une des plus terribles scènes de l'année cinématographique 2022. Certes, je n'ai pas encore tout vu (d'où l'absence de top de notre part ces deux dernières années : on prend le temps de tout voir, strictement toutes les productions filmées annuelles au niveau mondial, afin de vous proposer un top sensé, et c'est assez prenant...), mais il y a donc au cœur de ce film une longue scène d'une violence inouïe. Elle est d'autant plus marquante qu'il s'agit d'abord d'une étreinte plutôt sensuelle qui glisse doucement vers un horrible féminicide, filmé sans complaisance mais de manière assez frontale par notre féroce cinéaste. Ça fout un coup, je vous préviens, on n'est jamais vraiment préparé à voir ça.


 
 
Bowling Saturne est un film sombre et cassé en deux avec, au beau milieu, une ellipse. Patricia Mazuy se penche sur une fratrie déchirée dont on devine aisément le lourd passé sans qu'elle ait à forcer le trait. Les personnages principaux, campés par deux acteurs irréprochables, sont donc deux frères, un flic ambitieux à l'existence que l'on imagine bien carrée (Arieh Worthalter) et un marginal, mystérieux, qui vit de kébabs et de petits boulots (Achille Reggiani). La première partie, la plus intrigante et déconcertante, s'intéresse à ce dernier, au frère refoulé, celui que le père, tout fraîchement décédé, n'a pas reconnu. Pour resserrer les liens et lui donner une chance de se remettre sur le droit chemin, l'autre, le flic, lui offre la gérance de ce bowling familial qui sert également de repaire aux chasseurs de la région, cette bande de vieux types peu fréquentables dont leur défunt père était le regretté leader. J'invite à présent ce qui n'ont pas vu le film à ne pas lire la suite...


 
 
C'est donc dans un contexte provincial assez singulier que Patricia Mazuy situe son œuvre atypique dont la première moitié est le glaçant portrait d'un psychopathe pur et dur. On erre avec ce type, au plus près de lui, on comprend d'abord grosso modo de quoi est faite son existence et on éprouve presque de l'empathie pour lui. Jusqu'à ce que l'on découvre, sidéré, de quoi il est capable, tout fait alors sens, la cinéaste nous ayant plutôt finement mis sur la voie. Après cette étude de personnage inaugurale qui nous laisse KO dès le premier round (j'insiste un peu trop, peut-être, mais on s'en est fadé des portraits de serial killers plus ou moins naturalistes et se voulant marquant, suffisamment pour dire que celui-ci est, dans son genre, particulièrement réussi), il y a donc une ellipse, puis le film vire au policier, au thriller, à l'enquête, devient a priori plus balisé, en se focalisant davantage sur le frère flic. Avec cette rupture nette, Bowling Saturne se renouvelle, maintient notre intérêt, conserve une ambiance déconcertante, retourne régulièrement plonger dans la lumière rougeâtre et glauque dudit bowling, jusqu'à une conclusion assez nihiliste qui s'y déroule, où la tension monte progressivement. Tout cela à peine gâché par quelques couacs regrettables...


 
 
Car oui, la dernière copie de Patricia Mazuy n'est de nouveau pas sans bavure et porte bien sa curieuse signature. En effet, ce qu'il y a d'étonnant dans ce film, tout le long, c'est que la réalisatrice mêle grande habileté et étonnante maladresse ; l'intelligence globale d'un scénario qui brasse des sujets très actuels avec une certaine acuité et un côté provocateur bienvenu est ainsi régulièrement contredite par de grosses ficelles surprenantes, qui minent un peu le suspense, voire des situations flirtant avec un léger ridicule. Je regrette d'abord quelques fausses notes évidentes qu'il est incompréhensible de tolérer dans une telle composition, des incohérences étonnantes dans le scénario d'un tel film policier. Je repense par exemple à ce moment, vers la fin, où le frère-tueur trouve le portable du frère-flic posé sur le bar de son bowling : il lit, peinard, ses sms puis répond le plus naturellement du monde quand ça sonne. Le portable pro d'un flic, sans aucun système de verrouillage donc... Peu étonnant, en réalité, que ce con de flic soit suspendu s'il est aussi peu rigoureux ! Le seul téléphone que je connaisse qui n'a pas de verrouillage, c'est le mien, car je suis trop flemmard et j'ai confiance en la Vie, mais je sais que c'est un sacré risque... Ça me joue d'ailleurs souvent des tours lors de mes week-ends avec mes neveux, qui en profitent pour me faire des blagues pas toujours d'un goût très heureux (il y a quelques POV dont je me serais bien passé, une ou deux photos mises en fond d'écran qui ont failli me coûter mon boulot...). Enfin bref, ce n'est pas gravissime, mais c'est bête, et quand ça survient lors du climax d'un film de cet acabit, c'est encore plus dommage, ça fait tiquer, on sort temporairement du film au plus mauvais moment. Autre aspect plutôt raté : la relation entre le frère-flic et la militante écolo (Y Lan Lucas), à laquelle on croit assez peu, qui est en outre fondée sur des échanges de café un brin risibles...


 
 
Malgré ces quelques bémols, qui participent peut-être paradoxalement à la plutôt charmante bizarrerie d'un film qui semble volontairement louche et bancal, je tiens à saluer le travail courageux, si ce n'est d'orfèvre, de cette drôle de cinéaste qu'est décidément Patricia Mazuy. Il est rare d'être ainsi secoué par un film français de ce genre-là, c'est vrai : on ne croise pas des thrillers de cette trempe tous les quatre matins. Et l'on peut déplorer qu'il soit resté si peu longtemps à l'affiche et n'ait pas eu le succès escompté. Peut-être n'y avait-il pas la place, la même année, pour ce film et La Nuit du 12, autre thriller costaud, plus abouti, mieux fignolé, qui brasse quelques thèmes durs similaires, en s'en saisissant également sans détour, et qui, lui, a pu rencontrer son public, remporter des trophées, avec le couronnement mérité du grand Moll. Allez savoir... Le titre de celui-ci, énigmatique à souhait, est pourtant pas mal et bien supérieur. Peut-être pas assez parlant non plus (pour info, c'est juste le nom du bowling)... Moi j'aurais vendu ce film-là comme le nouveau Se7en, un truc comme ça, à grand renfort de visuels inquiétants ou mystérieux (je me serais servi à balle du gros chien noir qui en impose, tiens !), de bandes-annonces racoleuses en veux-tu en voilà, en allant chercher tous les amoureux du cinéma de genre, quitte à faire des déçus, quitte à faire de la publicité complètement mensongère. On nous a bien fait avaler que La French était notre French Connection, ou Les Lyonnais le Heat français. La prochaine fois, Patricia, pense à oim pour promouvoir ton film !


Bowling Saturne de Patricia Mazuy avec Arieh Worthalter, Achille Reggiani, Y Lan Lucas et Leïla Muse (2022)

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