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4 janvier 2022

Frankie & Johnny

C'est un copain qui s'appelle Fil-Rouge qui m'a conseillé ce film. Il m'en a parlé pendant des heures. Il est intarissable à son sujet. Il trouvait ça dingue qu'un cinéphile comme moi n'ait jamais vu Al Pacino dans ce qui est pour lui son plus grand rôle. Oubliez les Tony Montana, Michael Corleone, Serpico et consorts. Rien à cirer des après-midi de chien, des crises de panique à Needle Park, des épouvantails, impasses et autres Heat. Pour lui, y a pas photo, Al Pacino c'est d'abord le Johnny de Frankie & Johnny de Garry Marshall. Faut avouer que l'acteur est encore au top là-dedans, il a cette étincelle dans les yeux, ce grain de folie dans son jeu, vraisemblablement stimulé par sa partenaire à l'écran, Michelle Pfeiffer. Ça avait très bien collé entre eux sur le tournage de Scarface et ils avaient tous deux à cœur de remettre le couvert dans un film un peu plus gai, avec moins de flingues, de cocaïne et d'hémoglobine dans le script. Pour tout vous dire, il n'y a pas que Pacino que mon pote Fil-Rouge trouve formidable là-dedans. Il est carrément fada de Pfeiffer qui, il est vrai, est au faîte de sa beauté, vraiment sublime, mais pas seulement. Elle est très touchante aussi, toujours crédible, et se tire à merveille de scènes a priori assez casse-gueules. Le duo qu'ils forment, Pacino et elle, dégage une réelle alchimie, quelque chose de spécial, on y croit et on a très envie de les voir ensemble, heureux, main dans la main dans ces rues de New York filmées avec ce savoir-faire propre aux ricains qui vendent si bien leur pays et ses villes. C'est un très beau couple de cinéma qui se fait, se défait puis se refait sous nos yeux, à un rythme tel que l'on se laisse prendre volontiers. Il y a quelques jolies scènes où opère la magie spécifique aux comédies romantiques qui fonctionnent à plein tube. Et enfin, il y a aussi les petits plats que mitonnent un Pacino branché sur 10 000 volts, ex-taulard embauché comme cuistot dans un diner très animé, où il tombe immédiatement amoureux d'une des serveuses, eh bien ces petits plats, clubs sandwichs, omelettes, chicken salade, œufs au plat baveux accompagnés de leur bacon grillé, bref, jamais rien de bien compliqué, sont servis dans des assiettes bien remplies et préparées fissa qui foutent toutes franchement la dalle. On a la bave aux lèvres et on ne doute pas que Pacino est réellement devenu un cuistot hors pair pour les besoins du rôle, lui l'adepte de la Méthode de Lee Strasberg. 


 
 
Fil-Rouge était ravi que je lui tienne aussi ce discours, en exagérant peut-être en brin, histoire de me le mettre dans la poche, mais au fond, j'étais plutôt d'accord avec lui sur le fait que Frankie & Johnny est une vraie réussite, dans son genre. J'ai bien dû lui dire que je ne partageais pas son point de vue et n'irai pas dans ses excès en en faisant le plus grand rôle de Pacino. Il m'en a pas tenu rigueur, il était surtout content pour moi d'avoir enfin maté ce film et ainsi comblé ce qu'il estimait comme ma plus grosse lacune de "pseudo cinéphile de merde". On a passé un bon moment, tous les deux, à parler de ce film, des facéties de Pacino, de la classe de Pfeiffer, des sujets qui y sont abordés, comme le sida et l'homosexualité, qui en font quelque chose d'intéressant à redécouvrir aujourd'hui. Je lui ai avoué que j'ignorais Garry Marshall, le réalisateur de Pretty Woman et Happy New Year, capable de ça. Il m'a demandé qui était cette personne : il ne connaissait pas le nom du réalisateur de l'un de ses films de chevet ! Il m'a dit que pour lui, le génie du film tenait sans doute de la pièce de Terrence McNally, car il s'agit d'une adaptation dont l'auteur a lui-même signé le scénario. Terrence McNally est, selon Fil-Rouge, un très grand dramaturge américain, malheureusement mort l'an passé de ce fichu virus. J'étais sur le cul quand il m'a sorti ça. Fil est parfois du genre à découvrir des évidences et à connaître sur le bout des doigts des détails de l'histoire qui, pour lui, n'en sont évidemment pas. 


 
 
Fil-Rouge n'est jamais avare en bons conseils ciné de ce genre-là, il a des avis et des prises de position parfois très surprenants (il soutient mordicus que le meilleur Spielberg s'intitule 1941, il prétend que la plus grande actrice actuelle se nomme Audrey Fleurot et il considère que Al Pacino a vraiment fait le con en refusant le rôle revenu à Dick Gere dans Pretty Woman), ce qui fait que c'est toujours amusant d'échanger avec lui. A condition, toutefois, de tenir le rouge à l'écart. Car Fil-Rouge doit notamment son surnom à son addiction à la bibine. Il a vécu une bonne partie de sa vie dans la rue, d'abord par choix puis parce qu'il n'avait plus le choix. Il s'est alors raccroché aux bouteilles, qui lui ont permis de maintenir son corps assez chaud pendant les longues soirées d'hiver. En ce temps-là, ses compagnons de galère ne faisaient que lui répéter "Hé, file un peu l'rouge ! File le rouge !" pour qu'il fasse croquer aux autres. Aussi, celui qui d'origine s'appelle tout simplement Philippe avait très facilement le faciès rougi par l'alcool. Donc ça tombait sous le sens. Il est vite devenu Phil le Rouge puis juste Fil-Rouge. C'est ainsi que naissent les meilleurs sobriquets. Aujourd'hui, Fil-Rouge s'est bien repris. Il ne touche quasiment plus à la boisson, à part quand on a la mauvaise idée de lui en proposer, par méconnaissance de son passif. Là, alors, il peut écouler tout ton stock en un clin d'œil, rendre son blaze encore plus évident à la vue et retomber hélas dans les comportements qu'il pouvait avoir jadis, lors de ce qu'il nomme ses "années noires", où il n'était "pas très net".


 
 
Désormais, Fil-Rouge est rangé des bagnoles : il est devenu routier, il pilote des poids lourds à toute vitesse à travers toute l'Europe et se vante de conduire de nuit tout en matant des films peinards sur des autoroutes qu'il connaît comme sa poche. N'empêche, je suis bien content de ne jamais l'avoir croisé et il y a bien quelques conteneurs de marchandises qui ne sont jamais arrivés à destination... Quand il n'est pas quelque part sur les routes, Fil-Rouge traîne encore souvent dehors, dans le quartier de Toulouse où il vit. Quand je me promène avec lui, ce n'est pas rare qu'un de ses voisins le hèlent de loin, "Hey Fil-Rouge, comment ça va ?". Il leur raconte alors ses dernières anecdotes de routiers, souvent des trucs glauques qui vous retournent l'estomac, parfois des histoires assez touchantes qui vous prennent par surprise. C'est vraiment un drôle de mec. La plupart des gens ignore la véritable origine de son surnom. Ils pensent gentiment qu'il est le fil rouge du quartier car il fait le lien entre les gens. C'est vrai aussi : il emprunte 10 balles à l'un, il les rend à un autre, ça pimente la vie de son quartier, où il a une belle petite réputation. S'ils savaient... 


 
 
Moi, j'ai su renouer à peu de frais un lien indéfectible avec lui. Je lui ai filé ma pisse quand il en avait besoin, pour une sombre histoire de permis C qu'il devait repasser de A à Z après avoir été enfin coincé par la patrouille. Il planait à un taux qui aurait dû le clouer au sol, et non le mettre au volant d'un 36 tonnes, lancé à 130km/h, devant Frankie & Johnny. Il a eu beau raconter aux flics qu'il connaissait le film par cœur et ne le matait que d'un œil, c'est surtout son taux d'alcoolémie surréaliste qui les a beaucoup gênés. A eux aussi, il leur a vivement conseillé le chef d'œuvre de Garry Marshall, mais pas dit qu'ils aient fini par le mater... Il m'a appelé un beau matin, ce que j'ai d'emblée trouvé chelou car d'ordinaire il n'émerge jamais avant 16-17 heures. Il sortait tout juste du poste, au lendemain de son arrestation, et m'a demandé de lui rendre ce petit service, en précisant, je cite, que "Dans [son] entourage, c'est chaud de trouver quelqu'un de clean". Il a tout de suite pensé à moi. J'étais plutôt flatté. Faut dire que le truc le plus borderline que je m'enfile, c'est la spiruline en paillettes que j'avale chaque matin. Pour moi, c'était rien, alors je lui ai filé ma pisse avec plaisir ; il a berné le contrôle urinaire sans souci, a repassé son permis avec succès et, pour fêter ça, on a rematé ensemble Frankie & Johnny
 
 
Frankie & Johnny de Garry Marshall avec Al Pacino et Michelle Pfeiffer (1991)

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