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25 mai 2018

Une place au soleil

On lit parfois au sujet de ce film qu'il présente un duo de stars au faîte de sa beauté et de la grâce, bon, soit, mais aussi de la sensualité. Je ne partage pas vraiment cette vision. Certes Monty Clift perdit un peu de sa superbe, sans rien perdre de son talent, quelques années après le tournage d'Une place au soleil, suite à un grave accident de voiture qui le défigura et dont il ne réchappa que grâce à Elizabeth Taylor elle-même, dont la maison se trouvait juste à côté des lieux. Mais, pour ce qui est de Liz Taylor, elle est ô combien plus irrésistible ailleurs que devant la caméra de Georges Stevens. Il suffit de citer, parmi les nombreux films où elle est renversante, Soudain l'été dernier, un de ces titres dont elle partagea à nouveau l'affiche avec son grand ami et quasi-amant Montgomery. Et si l'on pense à la belle scène de baiser du film, sur le balcon d'une fête mondaine, elle marque moins par sa sensualité que par l'étrange façon dont Stevens la filme : le bas des visages, les bouches, sont à demi voilées par les épaules prises en amorce, au point que l'essentiel, l'instant fatidique de cette relation qui doit rester secrète, les lèvres qui s'embrassent, n'apparaît pas à l'écran. Mais nul doute que cette scène, portée par la mémorable musique de Franz Waxman, a déjà été commentée mille fois.




Ma remarque au sujet de la toute relative sensualité de ce film ne lui enlève rien. Son intérêt n'est pas tant là, à mes yeux, ni vraiment dans la dénonciation, elle aussi plutôt modeste, du rêve américain (le titre en dit plus long là-dessus que le film lui-même), que dans le terrible dilemme qui déchire son personnage principal d'abord, puis celui, non moins terrible, qui, malgré la décision de justice finale (il faut bien que morale se fasse), aurait dû déchirer le jury du tribunal et torture, quoi qu'il en soit, le spectateur. L'histoire, pour la résumer très vite, est celle de George Eastman (Montgomery Clift), jeune fils de parents pauvres, qui traverse le pays pour se rendre dans l'usine de son oncle, magnat de l'industrie, afin de solliciter de sa bienveillance une place tout en bas de l'échelle. Sitôt fait, George s'éprend d'une petite ouvrière, Alice (Shelley Winters), en dépit des règles de l'entreprise qui veulent qu'aucun couple ne s'y crée. L'idylle est bientôt consommée et la jeune Alice tombe enceinte. Seule ombre au tableau : George, entretemps, est tombé sous le charme d'Angela Vickers (Elizabeth Taylor), belle héritière de la bonne société, qui en pince aussi pour lui, et dont la main lui offrirait au surplus ce que promet le titre du film.




Tiraillé entre sa sympathie pour Alice qui, pauvre et sans soutien, bientôt fille-mère vouée au déshonneur, compte absolument sur lui, et sa passion irrépressible pour la belle Angela, George passe ses nuits et ses jours à chercher une issue à cette situation impossible, prostré dans ses pensées, toujours ailleurs, triste, "blue" comme le qualifie Angela. La solution qui s'offre à lui : se débarrasser d'Alice, laquelle, sous le poids du désespoir, menace de tout révéler de leur liaison et de son comportement, pour aller batifoler avec Angela. La manœuvre consiste, et c'est là que je révèle forcément des éléments-clés de l'intrigue, à inviter Alice pour une balade en barque sur un lac peu fréquenté pour la foutre à l'eau, sachant qu'elle ne sait pas nager, ni vu ni connu. Au moment fatal cependant, George, qui reste un bon bougre, hésite, puis renonce à ce projet funeste. Mais Alice s'agace, s'emporte, se lève et fait tanguer l'embarcation qui finit par se retourner. Les deux amants sont à l'eau. Plan suivant : George sort du lac, trempé, traverse la forêt, tombe sur un groupe de campeurs qui plus tard le confondront, et regagne la demeure des Vickers en attendant que la police vienne lui mettre le grappin dessus.




Durant son procès, George assure qu'il avait renoncé à commettre son forfait, qu'il n'y est pour rien dans le chavirement de la barque - ça, nous l'avons vu - et qu'une fois à l'eau, il a essayé de rejoindre Alice pour l'aider, mais trop tard, elle avait déjà sombré - or ça, nous ne l'avons pas vu... Nous en sommes réduits à sa parole, comme les jurés et le juge du tribunal qui s'efforcent de démêler le vrai du faux. Si George n'a pas vraiment essayé de repêcher Alice, il est à tout le moins coupable de non-assistance à personne en danger. Ce qui ne mérite probablement pas la peine de mort. Quoi qu'il en soit, qu'il ait tenté de sauver Alice des eaux ou pas, George n'est pas coupable d'homicide volontaire. Nous le savons. Mais il reste coupable de mise en danger de mort avec préméditation. C'est un peu comme mettre un pote qui souffre de vertige et ne sait pas nager debout sur le parapet au-dessus des chutes du Niagara et voir ce qui se passe, les mains dans les poches.




George n'a pas tué Alice mais il a souhaité sa mort, l'a organisée. Il a, en tout cas, réuni toutes les conditions de sa disparition. La question qui me taraude, face à ce cas, c'est ce qu'en auraient fait les précogs de Précrime. Agatha, Terrence et Philippe auraient-ils fait condamner par avance George Eastman, qui a prémédité son crime, l'a fomenté et quasiment réalisé. Le meurtre, tel que préparé, a finalement lieu, et la victime est morte. Mais au dernier instant, le libre-arbitre fait son œuvre, et si tout s'est déroulé comme il l'avait imaginé, avec le résultat terrible qu'il espérait, George n'est pas directement coupable de meurtre. Dans un crossover d'Une place au soleil et Minority Report, y'aurait-il rapport minoritaire ?  Comment réagira Tom Cruise ? A-t-il vu ce film ? Qu'en a-t-il pensé ? Ces questions me bouffent. Help.


Une place au soleil de George Stevens avec Montgomery Clift, Elizabeth Taylor, Shelley Winters et Raymond Burr (1951)

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