Pages

13 septembre 2015

Coups de feu dans la Sierra

Quand il tourne son deuxième film, Coups de feu dans la Sierra (Ride the high country, 1962), Sam Peckinpah n'est pas encore le cinéaste confirmé et sujet au scandale de La Horde sauvage (1969), et n'a pas encore assis les grands principes de l'esthétique qu'on lui connaît, entre autres centrée sur une violence exacerbée, un montage brutal et des effets de ralenti sans complexes. Son deuxième film est un western relativement classique (on pense aux chefs-d’œuvre d'Anthony Mann – maître du genre entre l'ère Ford et l'ère Peckinpah – lors de la fusillade dans la montagne), même si, avec en tête d'affiche ces deux acteurs sur le retour que sont Joel McCrea et Randolph Scott, qui tournent alors tous deux leur dernier film, Coups de feu dans la Sierra dit déjà la fin d'une époque et du western en tant que tel. On baigne d'entrée de jeu dans la grande obsession pessimiste et morbide de Peckinpah avec, au cœur du film, le motif des vieux cowboys sur le déclin.




En ce début de 20ème siècle, Steve Judd (Joel McCrea), vieux cavalier grisonnant, ex-shérif autrefois craint des petits brigands, débarque dans une bourgade de Californie où sa superbe en prend immédiatement un coup : le héros, d'emblée complètement à côté de la plaque, se croit acclamé par les hourras d'une foule en délire qui, en réalité, attend un tout autre spectacle que sa seule entrée en ville. Judd le comprend enfin quand il est bousculé par un policier qui lui demande de dégager la route en le qualifiant de « Old-timer ». Notre homme manque aussitôt après de se faire renverser, et à deux reprises. D'abord par la course montée que les citoyens attendaient en hurlant, où des chevaux sont battus à plate couture par un dromadaire, ensuite par une voiture à pétrole. Le constat est clair, et Peckinpah d'une redoutable efficacité dans cette ouverture (ça deviendra vite une habitude) : vieux de la vieille surgi d'un western d'autrefois, notre cowboy dérange, encombre, ralentit tout le monde, il n'est plus à sa place, littéralement dépassé. Lui et son cheval, symbole mythique du vieil ouest, sont ridiculisés par un drôle de dromadaire comme surgi d'un cirque puis par une voiture, nouvel emblème de l'Amérique moderne (on trouvera une scène similaire dans La Horde sauvage). Steve Judd, qui a dû se résigner à exercer quelques petits métiers de subsistance (videur, agent de sécurité…), se voit quand même proposer de devenir convoyeur d'or au service d'une banque. Pour ce faire, il retrouve un ancien acolyte, Gill Westrum (Randolph Scott), quant à lui réduit à se déguiser en Buffalo Bill dans une foire. Cette scène est d'autant plus terrible que Randolph Scott se retrouve grimé en un Buffalo Bill de prisunic alors qu'une vingtaine d'années plus tôt, en 44, Joel McCrea interprétait le véritable William Cody dans le Buffalo Bill de William A. Wellman. Au surplus, le vrai Buffalo Bill, en personne, acheva sa vie en la rejouant pathétiquement, incarnant une parodie de lui-même aux côtés du vrai Sitting Bull, contraint d'en faire autant, dans le fameux Wild West Show, mise en spectacle de la conquête de l'ouest absolument hallucinante (qui a récemment fait l'objet d'un livre d'Eric Vuillard : Tristesse de la terre, paru chez Actes Sud l'an passé). Décidément, le mythe de l'ouest n'est rien que son propre spectacle, triste et grotesque.




Judd et Westrum, affublés du petit acolyte de ce dernier, Heck Longtree (Ron Starr, jeune premier de mise), parfaite tête brûlée, dispersé et bagarreur, partent ainsi vers les mines de la Sierra en quête d'un chargement de 20 000 dollars. Mais le roublard Westrum et son jeune camarade ont pour projet de s'accaparer le butin, ce que Judd n'entend pas de cette oreille. Westrum s'échine, durant toute la première partie du film, qui fait la part belle à de longs et beaux dialogues entre les deux acteurs, à faire entendre à son vieil ami, à coups d'allusions peu discrètes, qu'ils pourraient garder l'or pour eux et finir leurs jours tranquillement. Après tout ils le méritent bien, pour tous les services rendus, tout au long de cette dure vie de cowboys héroïques qui n'a jamais été récompensée. Westrum n'est pas partant pour finir humilié, la peau sur les os, il veut s'offrir la dignité qu'on lui refuse et l'offrir à son vieux collègue par la même occasion. C'est sans compter sur l'intégrité absolue du vieux Steve Judd, qui préfère envoyer son ami en prison plutôt que de le voir trahir tous leurs idéaux.





Le film contient ainsi en germe la plupart des thèmes centraux du cinéma de Peckinpah, et ces bons vieux frères ennemis incarnés par McCrea et Scott préfigurent ceux que camperont les Robert Ryan et William Holden de La Horde sauvage ou les James Coburn et Kris Kristofferson de Pat Garrett et Billy le Kid, duos condamnés au duel. Coups de feu dans la Sierra peut à ce titre être considéré comme le premier volet d'une trilogie sur ce sujet, même si ses deux personnages principaux sont assez différents de leurs successeurs, soit deux couples de brigands séparés par la loi, où les uns s'en tiennent à ce qu'ils ont toujours été quand les autres trahissent les idéaux d'une vie de liberté et de braquages sur l'autel du confort et du salariat, de la modernité, pour se tirer d'affaire minablement et quitte à prendre en chasse leurs anciens frères d'armes. McCrea et Scott prêtent quant à eux leurs traits fatigués à de vieux amis qui, après de bons et loyaux services du côté de la loi, se retrouvent au même stade de compromission (le premier accepte de jouer les convoyeurs, le second fait le clown dans une fête foraine) et seront séparés par la trahison du plus désabusé des deux (Westrum, qui ne croit plus en rien, veut finir en beauté malgré tout ; Judd espère encore que le monde a un sens et décide de rester droit dans ses bottes, même s'il devra bientôt trahir une loi qui n'a pas grand chose de moral).




Car tout serait presque trop facile si le conflit n'était qu'interne. Sur leur route et au fil d'un scénario classique (dans le meilleur sens du terme), les trois cowboys rencontrent une jeune femme charmante, Elsa Knudsen (Mariette Hartley), lasse de moisir dans la ferme de son père, un veuf dévot et (très...) possessif. L'apparition de la demoiselle, impatiente d'échapper à son carcan, est fameuse : alors qu'elle travaille dans la grange du paternel en tenue d'homme, elle voit les cavaliers s'approcher du domaine et court dans sa chambre revêtir une robe pour paraître en femme devant ces messieurs. Mais son père, qui la bâche aussi sec et ira jusqu'à la frapper, finit par perdre la prunelle de ses yeux, envolée pour s'acoquiner avec le jeune Heck Longtree dans un premier temps, pour ensuite aller se marier avec le rustre Billy Hammond (James Drury), le seul homme qu'elle connaisse (elle l'a vu deux fois). La jeune Elsa ignore qu'elle tombe de Charybde en Scylla en quittant son triste père pour ce vulgaire chercheur d'or et ses quatre brutes de frères, qui s'entendent comme larrons en foire et prévoient d'aller poser leurs sales pattes sur leur future belle-sœur à tour de rôle. Après la remarquable et terrible scène de mariage dans le bordel du coin, particulièrement éprouvante, et déjà très dans le style de Peckinpah (le montage s’accélère au cours du bal qui suit la cérémonie, les gros plans sont violents, l'espace se déconstruit peu à peu), où le juge est un ivrogne, la maîtresse de cérémonie une maquerelle et les demoiselles d'honneur des putes, et qui menace de s'achever sur le viol collectif d'Elsa par ses beaux-frères, les trois héros récupèrent la jeune fille et décident de la ramener à son père, quitte à tôt ou tard devoir affronter les frères Hammond, et avec eux la loi (celle du mariage, qui est du côté des violeurs).




Alors que le film, jusque là, n'était pas exempt de petites approximations (notamment des choix surprenants concernant la musique dans ses accents les plus dramatiques, ou un montage parfois cahoteux), celles d'un cinéaste en herbe quoique faisant déjà preuve d'une maîtrise indéniable, la deuxième partie du film gagne en intensité jusqu'au finale, avec la confrontation dans la ferme du père. Peckinpah se permet alors de conjuguer violence et humour (quand, en pleine bataille, un Warren Oates régulièrement gêné par un spécimen récalcitrant du poulailler du père d'Elsa se met à canarder les volatiles avec rage dans une dépense brutale d'énergie qui évoque déjà les meilleures séquences de l'auteur), donne de vifs accès d'énergie à sa mise en scène (notamment ce plan mobile en caméra portée sur Randolph Scott dont le cheval galope à toute allure vers la bâtisse tandis que l'acteur tire au revolver et passe à travers le nuage de poudre de son feu), puis conclue sur un surprenant duel final, un mexican stand off d'une régularité comme on n'en a plus guère vu ensuite dans son œuvre.







Mais la scène la plus frappante du film survient avant le bouquet final, lorsque Billy Hammond présente sa future femme à ses quatre frères. Peckinpah fait les présentations. Elsa d'un côté, les trois premiers frères de Billy de l'autre, réunis dans le même plan et introduits au spectateur à la faveur d'un contrechamp tout ce qu'il y a de plus attendu. Puis Billy annonce à sa conquête qu'il a un quatrième frère, son préféré, Henry. Peckinpah revient pourtant au contrechamp sur les trois frères déjà présentés. Mais l'un d'eux, dépité, se retire du champ, et derrière lui apparaît une silhouette, au loin, qui soudain devient, à la faveur d'un raccord sec et d'un très gros plan quant à lui parfaitement inattendu, Warren Oates. Tout sourire, irrésistible, le fusil à la main et un corbeau sur l'épaule, il marche vers la caméra. Cette séquence, avec ce gros plan de présentation qui nous saute presque aux yeux (grâce à la soudaineté du plan serré et parce que l'acteur, en prime, marche vers nous) et qui donne à l'acteur, plus qu'au personnage, une présence privilégiée, incroyable, surtout quand le plan suit la réplique de Billy qui fait de ce frère pourtant pas plus important dans le récit que les autres « my favorite brother » (c'est Peckinpah qui parle ici), évoque étrangement la première apparition du tout jeune John Wayne dans La Chevauchée fantastique de John Ford (1939), point de départ de l'âge d'or du western. Dans les deux cas, un cinéaste travaillant à poser les fondations de son œuvre et à faire émerger une nouvelle ère du western crée une rupture très nette au beau milieu de sa petite musique (chez Ford un brusque travelling avant sur un corps et un visage mettent à l'arrêt la diligence éponyme jusqu'alors suivie en panoramiques ou plans fixes ; chez Peckinpah, un raccord dans l'axe fulgurant et un gros plan improbable créent une saute entre deux plans moyens en champ-contrechamp) avec un plan extraordinairement saillant venu présenter au public son futur acteur fétiche. Un visage nouveau et déjà inoubliable attire à lui la caméra de Ford et surgit pratiquement du cadre de Peckinpah. Ce dernier, comme son maître avant lui, concentre d'emblée toute son attention sur cet heureux élu. Mais Warren Oates (pas plus que Wayne d'ailleurs) ne sera pas l'acteur favori d'un seul homme. Peckinpah se le partagera bientôt avec Monte Hellman, qui avant de le retrouver pour Macadam à deux voies (1971), Cockfighter (1974) et China 9 Liberty 37 (1978), l'engage pour la première fois dans The Shooting, en 1967. Or Hellman réalise sensiblement le même plan que Peckinpah sur son ami Warren, un plan encore plus marquant sans doute, mais quasiment identique : en plan très serré, le visage de Warren Oates, qui se tient à flanc de montagne dans les deux films, s'avance vers l'objectif, net d'abord puis rapidement flou. A ceci près que le plan d'Hellman est aussi long (car ralenti à l'extrême, à la vitesse d'un plan/seconde environ, selon le même principe d'images arrêtées qui conclura Macadam à deux voies) que celui de Peckinpah était vif (celui-là fera un autre usage du ralenti), et qu'il n'a pas pour but de présenter l'acteur (la scène est du reste la dernière du film) mais seulement son personnage, ou plutôt l'un de ses personnages (Oates incarne deux supposés frères jumeaux dans The Shooting, l'un aidant des chasseurs de prime à traquer l'autre – l'acteur n'a plus besoin de John Wayne, il est désormais son propre double), et que le sourire de Warren Oates a disparu : il ne porte plus son corbeau sur l'épaule mais c'est tout comme puisqu'il est en train de mourir. Naître chez Peckinpah, mourir chez Hellman, apparaître à toute vitesse, disparaître au ralenti, beau programme pour un acteur de génie dont la gueule magnifique aura traversé, en gros plan, le meilleur du Nouvel Hollywood.


Coups de feu dans la Sierra de Sam Peckinpah avec Joel McCrea, Randolph Scott, Ron Starr, Mariette Hartley, Warren Oates et James Drury (1962)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire