Pages

27 juin 2015

Contes italiens

Après leur heureux retour, il y a trois ans, avec César doit mourir, les frères Taviani, aujourd’hui âgés de 83 et 85 ans, s’attaquent désormais au Décaméron de Boccace. Le titre original du film, Maraviglioso Boccaccio, littéralement « merveilleux Boccace », dit bien la volonté toute simple des frères de rendre un hommage au père de la prose italienne. D’aucuns diront que cet intitulé trahit en fin de compte un exercice sur table bien sage, la copie propre et anonymée de deux doctes admirateurs rendant une pieuse (on est loin - et peut-être au-dessus - de l'adaptation de Pasolini) révérence au maître. Il est désormais admis, dans les hautes sphères de la critique, que les Taviani font des « films de profs » (à prendre comme une stricte insulte). Mais préférons le titre français du film : Contes italiens. Car il n’est question, là-dedans, que de l’art de conter et de la beauté de cet art.


 


Boccace profita en somme de l'épidémie de peste noire qui ravageait l'Europe au milieu du 14ème siècle pour inventer la nouvelle. Le poète imagina, dans la Florence de 1348, la fuite d'un groupe de dix jeunes gens hors des frontières de la ville vers une campagne idyllique. Là, ils se donnent pour seule mission de se raconter des histoires afin de mieux supporter l'image persistante des cadavres dans les rues et les charniers. Les dix personnages doivent ainsi raconter, à tour de rôle, une histoire par jour pendant dix jours, chaque histoire répondant à une question posée la veille par le roi ou la reine du jour, le tout offrant à l’auteur l’occasion d’élaborer cent courts récits.




Les Taviani réduisent la compilation de Boccace à cinq contes. Six si l’on n’oublie le récit de la fuite de la funeste Florence par la troupe des futurs conteurs. Les cinq récits proposés par les rescapés, qui s’installent chaque jour en un lieu nouveau de leur havre de paix pour écouter drames et farces, sont d’abord, il faut bien le dire, captivants, qu'il soit question de la résurrection d'une pestiférée, d'un idiot convaincu d'être devenu invisible ou d'un pauvre amoureux languissant auprès de son ami faucon. Au surplus, à travers ces contes millénaires, les Taviani s'adressent à nous de façon très directe. La catastrophe de Florence est au fond la métaphore de n’importe quelle catastrophe, et le besoin de raconter des histoires et de s'en faire raconter, correctement si possible, en des temps où la fascination de l’apocalypse pèse et où les histoires peinent à être délivrées avec soin, est pour le moins parlant. 




Dans ce film, on fabrique des récits comme on fabrique du pain : en groupe, en se distribuant les rôles, en faisant appel à la mémoire collective et, en fin de compte, pour survivre. Les frères Taviani placent une scène boulangère en plein milieu du film, et insistent sur le geste, la main, le travail. Ils n’ont pas choisi de reprendre le modus operandi de l’affaire décameronesque tel que décrit par Boccace : ce principe selon lequel chaque jour le roi ou la reine temporairement désigné édicte la question à laquelle le conte du lendemain devra répondre, donnant une sorte de consigne au conteur suivant (procédé qui eût probablement intéressé un cinéaste comme Eric Rohmer, dont toute l’œuvre ou presque répond à une construction sérielle bâtie sur des grandes questions prenant la forme de proverbes, de questions, d’options ; à l’exception de quelques titres, comme Les Amours d’Astrée et de Céladon, auquel Contes italiens peut parfois vaguement faire penser). 




Mais ici, avant chaque récit, un instant précis du conte à venir surgit inopinément, sous la forme d’un plan comme extrait de son film et antéposé, échantillon de bande-annonce, avant-goût mystérieux intercalé par le montage parmi les scènes de la vie des conteurs dans leur campagne paradisiaque (quoique hantée par la mort proche - car ses habitants sont sans cesse rattrapés par le chagrin), comme si les histoires étaient en gestation, ou plutôt en fermentation, pour filer l'image, et travaillaient le conteur avant que son tour ne vienne (de sorte que la campagne est doublement hantée, par la mort à Florence et par les contes de résistance et de survie qui y sont dits). Les images resurgiront aussi après, car les contes de Boccace n’ont rien perdu de leur force et sont mis en scène avec une élégance tout à fait appréciable. Si les Taviani filment en professeurs ils savent encore, m'est avis, passionner leur ouailles pour leur beau sujet et donner envie de lire, toute affaire cessante, le Décaméron de Boccace.


Contes italiens des frères Taviani avec  Riccardo Scamarcio, Kim Rossi Stuart, Paola Cortellesi, Vittoria Puccini et Jasmine Trinca (2015)

7 commentaires:

  1. Hamsterjovial29 juin, 2015 09:12

    Cela fait un bon bout de temps et de déceptions filmiques que j'avais « lâché » les Taviani (après 'Good Morning Babylonia', dont on ne pouvait deviner sur le moment qu'il serait leur chant du cygne temporaire). Ton texte contribue à me donner envie d'aller y revoir, d'autant qu'une sorte de « passion simple du récit », qui semble de nouveau à l'œuvre ici, constituait quand même le meilleur de leur cinéma (cette passion ne les a en fait jamais vraiment quittés, mais elle semblait de plus en plus orpheline d'« objets » forts — cf. 'Kaos II', par exemple).

    RépondreSupprimer
  2. J'avoue ne connaître, d'avant leur récent retour, que le fameux "Padre Padrone".

    RépondreSupprimer
  3. Y a t-il des femmes nues dans ce film?

    RépondreSupprimer
  4. Franco (Darth) Jador Lecul30 juin, 2015 11:23

    Même question !

    RépondreSupprimer
  5. Tu m'as filé méga envie de le voir !

    RépondreSupprimer
  6. Je pense que ça te plaira bien.

    RépondreSupprimer