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3 octobre 2013

La Forêt interdite

L'année 1959, dans les salles de cinéma françaises, c'est, en vrac, La Mort aux trousses et Vertigo d'Hitchcock, Les Contes de la lune vague après la pluie et L'Impératrice Yang Kwei-Fei de Mizoguchi, Mirage de la vie et Le temps d'aimer et le temps de mourir de Sirk, Rio Bravo de Hawks, Certains l'aiment chaud de Wilder, Le Déjeuner sur l'herbe de Renoir, Pickpocket de Bresson, Bonjour de Ozu, ou encore la naissance de la Nouvelle Vague avec Hiroshima mon amour et Les 400 coups. Une quinzaine de chefs-d’œuvre absolus, pour résumer. Et c'est au milieu de ce flot ininterrompu de prodiges cinématographiques que sort La Forêt interdite (Wind across the Everglades), dont la distribution est sabotée à la source et qui rencontre un échec immédiat. Ne vous y trompez pas : il s'agit bien d'un film de Nicholas Ray, relégué dans un coin de l'affiche comme un simple technicien engagé à la mise en scène, au profit de Budd Schulberg, collé en gros sous la mention "Un film de" et à côté du titre, qui fut en réalité l'auteur du scénario, le co-producteur du film (avec son frère Stuart), et le réalisateur improvisé des dernières séquences.




Le tournage chaotique de La Forêt interdite - retardé suite à une indisponibilité de Burl Ives, puis beaucoup trop long pour le budget prévisionnel, sans compter les sautes d'humeur de Nick Ray, fraîchement sorti du vif succès de La Fureur de vivre et légèrement porté sur la bouteille pour parer à l'ennui d'un lieu de tournage sans distractions - poussa Budd Schulberg à remiser son réalisateur en titre dans sa caravane et à tourner lui-même les derniers plans du film. A en croire les propos de Bertrand Tavernier et de Bernard Eisenschitz dans les bonus de l'excellente édition dvd parue chez Wild Side, ce n'est que bien plus tard, à la fin de sa vie, que le producteur reconnut le film comme étant bel et bien de Nicholas Ray. On s'en rend tout de même compte assez vite, malgré un montage plus ou moins expéditif également dirigé par Schulberg et qui nous vaut une ou deux ellipses étonnantes, à la remarquable maîtrise de l'ensemble, ainsi qu'à certaines scènes typiques de l'auteur des Amants de la nuit (et de Traquenard), comme cette belle séquence dans laquelle Christopher Plummer et Chana Eden échangent quelques baisers sous les planches d'une estrade où s'apprête à jouer la fanfare locale.




Ce film écologique avant l'heure raconte la confrontation, à la fin du XIXème siècle, en Floride, et plus précisément à Miami, ainsi que dans les Everglades voisins, entre deux hommes que tout oppose. Walt Murdock (Christopher Plummer), professeur de sciences naturelles, est révolté par le massacre des oiseaux de marécages pour le seul commerce de leurs plumes, sacrifiées à la mode d'alors. Il est limogé dès son arrivée à Miami pour avoir arraché les plumes du chapeau d'une dame du monde et se voit aussitôt converti garde forestier. Face à lui, Cottonmouth (Burl Ives), natif du coin et braconnier sans vergogne qui doit son surnom à une barbe rousse monumentale (laquelle vire au rouge sang dans les toutes dernières scènes du film), tient à sa botte une troupe de brigands vivant en communauté au coeur même des marécages. Le duel entre les deux hommes cristallise une bonne part de l'intérêt du scénario, et passe d'ailleurs au premier plan, avant la dimension politique du film, bien présente mais jamais surlignée, laissée en toile de fond. L'excellent Christopher Plummer (qui très jeune ressemblait un peu à Michael Fassbender), ici dans son premier rôle (comme Peter Falk d'ailleurs, qui apparaît dans la bande de Cottonmouth, et c'est amusant quand on sait que Ben Gazzara, l'autre comparse de John Cassavetes, devait originellement tenir le rôle de Murdock, avant qu'il ne change d'avis au dernier moment), donne idéalement corps à son personnage d'idéaliste révolté et incorruptible. Face à lui, le superbe Burl Ives de La Chatte sur un toit brûlant lui tient la dragée haute en chef de clan haut en couleurs, autoritaire et menaçant.




En octobre 79, Serge Daney comparait La Forêt interdite à Apocalypse Now dans sa géniale critique fleuve du film de Coppola. Ou plutôt comparait-t-il Cottonmouth à Kurtz (Marlon Brando), chefs de petites bandes retirées du monde dans un contrefort sauvage où tout ne tient que sur les piliers de la violence, de la virilité, du culte de soi et, en définitive, d'une masculinité aux confins de l'homosexualité. On peut aussi penser, dans un tout autre genre, à La Chevauchée des bannis, sublime western d'André de Toth également sorti en 1959 (un de plus !), où le même Burl Ives, cette fois-ci confronté au grand Robert Ryan, conduit une troupe de bandits dégénérés, des borgnes et autres éclopés avides de violence et n'obéissant qu'à leur maître - un même mâle dominant et physiquement imposant - avec déférence. Dans les trois films il s'agit d'un duel, ou d'un duo, qui se joue entre un héros intègre et un chef de meute excessif à tous points de vue, résolu à évoluer et à demeurer dans la marge, considérant le monde comme un danger à dompter. Les rapports entre les deux adversaires sont, chez Ray, De Toth et Coppola, ambigus, conjuguant combat de coqs et vues contradictoires avec une amitié virile et une forme troublante de séduction.




Cela donne, dans La Forêt interdite, la plus belle scène du film, où Cottonmouth défie Murdock à un jeu d'alcool toute la nuit durant : les deux hommes finissent complètement ivres au milieu des gueules cassées de la bande du braconnier, échangent quelques plaisanteries et une série de regards rivalisant de bleu clair perçant, débattent enfin de leurs idées respectives dans un mélange de respect et de mépris, naviguant entre une camaraderie rigolarde et un duel à mort absolument fascinant. La séquence se termine dehors, sous la tempête, dans un drôle de manège où les deux hommes se tournent autour, chopes d'alcool sur le coude et vissées à la gueule, dans une ronde qui tient autant de la danse macabre que de la parade amoureuse. C'est le point d'orgue d'un film que Serge Daney nomma à George Cukor lors d'une entrevue de 64 comme faisant partie selon lui des plus beaux films américains. Le critique se vit retourner un rire moqueur de la part d'un cinéaste peu surpris qu'un Français aille lui dénicher ce film que Jack Warner lui-même daigna à peine sortir, un authentique film maudit, ou "film malade", selon la fameuse expression de Truffaut. On aimerait simplement que tous les films hollywoodiens d'aujourd'hui soient aussi malades que celui-ci...


La Forêt interdite de Nicholas Ray avec Christopher Plummer, Burl Ives, Chana Eden et Peter Falk (1959)

3 commentaires:

  1. Votre critique me donne très envie de voir ce film. J'espère que la boutique de vidéo répertoire de ma ville l'aura.

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    1. C'est tout-à-fait possible puisque Wild Side l'a réédité il y a deux ans dans sa superbe collection "Classics confidential" (au même titre que l'indispensable "La chevauchée des bannis", dont je parle dans la critique). Bonne chance !

      http://www.wildside.fr/aventure/la-foret-interdite-252.html

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  2. Ca donne très envie oui.

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