Pages

6 janvier 2013

Go Go Tales

Go Go Tales c'est Cosmopolis avant l'heure (le film n'est sorti en France qu'en février mais date en réalité de 2007) et en mieux. On y retrouve un bel homme charismatique, maître en son domaine, un huis-clos sombre, artificiellement éclairé et sur-coloré. Notre patron est isolé dans cette bulle parsemée de mille écrans de contrôle, entouré à sa guise de femmes sublimes et de conseillers divers, en proie à une névrose, confronté à la mécanique marchande des corps, et il affronte directement la crise économique en bon emblème de la société américaine capitaliste. Or Ferrara fait non seulement preuve d'un raffinement esthétique extrême, à base de mouvements de caméra fluides et presque aquatiques, de plans séquences coulant les uns dans les autres et de cadrages sublimes, mais il excelle en prime à filmer un collectif certes marginal et parfois étrange mais d'une vraisemblance à toute épreuve, il capte sans forcer une infinité de mouvements de corps et de matières, s'empare d'une énergie concrète et saisit la présence de personnages vivants et attachants, qu'il semble aimer vraiment.




Le film consiste plus ou moins en une immersion dans un microcosme en fin de cycle (Ray Ruby, le héros du film et patron de la boîte, ainsi que ses sbires, n'arrêtent pas de répéter qu'un club de striptease fonctionne par cycles), où les numéros de lap-dance s'enchaînent tandis que le taulier essaie de maintenir de l'ordre dans une affaire menacée de toutes parts, par une propriétaire réclamant quatre mois de loyer, un frère pourvoyeur de fonds lassé par l'échec financier de la boîte, ou des filles qui parlent de faire grève si elles ne sont pas payées. Et dans la même journée, Ray attend que son fidèle assistant retrouve le billet de loterie truqué et gagnant qui leur permettra de remporter 18 millions de dollars.




Aux deux extrémités de cette plongée anxieuse dans un univers en déliquescence, deux séquences absolument magistrales. D'abord une courte introduction d'une grande beauté : un premier plan remonte le long du corps allongé de Willem Dafoe jusqu'à se placer au-dessus de ses beaux cheveux brillants tandis qu'il regarde une bague à son doigt ; Ferrara raccorde sur l'image vacillante des pieds d'une fille assise en tenue de danseuse classique, et grimpe lentement jusqu'à son beau visage avant de redescendre vers ses jambes ; retour au premier plan sur la tête de Willem Dafoe et retour, là encore, à la position première de la caméra, qui parcourt à nouveau et en sens inverse le corps de l'acteur. L'image tremblante, fragile, imprécise de cette danseuse en tutu au milieu d'un cabaret est une image mentale mystérieuse. Mais il ne sera pas question d'une histoire d'amour perdu ni d'une quelconque passion contrariée avec une employée (comme dans Tournée de Mathieu Amalric, sorti il y a deux ans, auquel on pense beaucoup, comme on pense forcément à la référence commune de ces deux films, le Meurtre d'un bookmaker chinois de John Cassavetes), et d'ailleurs Ferrara évite tous les passages obligés du film de genre : pas de mafieux à l'horizon, pas d'intervention de gorilles pour tabasser le héros endetté, pas de vrai problème avec les clients ni avec les filles. L'image désirée dans le prologue est un rêve pur et simple, le rêve d'une vie, celui de créer une communauté artistique et de voir des êtres s'épanouir. Ray Ruby aime ses filles et ne prend de plaisir qu'à les présenter au public dans l'exercice de leur passion, sauf à chanter lui-même sur scène une ritournelle sentimentale inappropriée à son commerce. D'où ces fameux jeudis soirs où il fout ses clients à la porte pour laisser à ses employés, hommes ou femmes, une chance de s'exprimer librement en tant qu'artistes devant quelques éventuels producteurs, à l'image de la danseuse étoile du rêve initial que l'on retrouve alors dans un numéro de pointes émouvant.




Ferrara dénonce un monde contemporain (et un cinéma américain contemporain, que la boîte de spectacle refermée sur elle-même symbolise, avec cette omniprésence d'écrans et ces danseuses qui rêvent de faire l'actrice à Hollywood) où il faut se prostituer pour espérer pouvoir s'exprimer de temps en temps, et où le manque de financement désintéressé brime la liberté (à ce titre les figures de producteurs, bien que délestées de tout cynisme pesant, font froid dans le dos, de la vieille propriétaire gueularde au frère coiffeur putanier et artiste raté incarné par Matthew Modine). Mais Ferrara n'est pas un doux ange et, comme son double Ray Ruby, il ne rechigne pas totalement à cette concession qui consiste à déshabiller des filles (même s'il le fait sans aucun voyeurisme, au contraire même, avec beaucoup de respect), d'où le vice assumé (celui du jeu) avec un sourire malsain par Ray Ruby à la fin du film, dans un monologue où Willem Dafoe fascine une fois de plus.




Dans cette dernière séquence, où le personnage est au fond du gouffre et avoue son échec, la faillite de son rêve de communauté artistique unie et solidaire, Ferrara a la géniale idée de ce gag quand Ray retrouve le billet gagnant dans la poche intérieure de sa veste porte-bonheur. Par cette pirouette, Ferrara évite un final trop écrasant après une longue et violente chute libre, il termine sur une note positive et sauve ses personnages en liesse en même temps qu'il enfonce le clou sans lourdeur quant à la perversité et l'illusion du système capitaliste, qui pousse ses membres au vice, le cinéaste remettant un jeton sur l'inévitable système cyclique de la crise, qui rattrapera bien vite le millionnaire Paradise de Ray Ruby. Cette fin permet aussi à Ferrara de conclure sur le sourire de détraqué légendaire de ce cher Williem Dafoe, et ça, ça n'a pas de prix.


Go Go Tales d'Abel Ferrara avec Willem Dafoe, Matthew Modine, Asia Argento et Bob Hoskins (2012)

21 commentaires:

  1. La fin du monde n'aura pas lieu06 janvier, 2013 15:33

    Très beau film oui, pour toutes les raisons que tu relèves.
    C'est très agréable, et surprenant, de voir Ferrara dans ce registre vers lequel il devrait se tourner plus souvent tant la fantaisie lui va bien.

    RépondreSupprimer
  2. Un putain de grand film. Je ne sais plus pourquoi il lui aura fallu 5 ans à sortir mais ce retard est une preuve flagrante de connerie et d'injustice. C'est mon film de l'année 2007 !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Globalement Ferrara a de plus en plus de mal à monter ses films financièrement... En tous cas ça lui permet, un peu à l'instar de Coppola, de trousser des films de plus en plus intimes et personnels, et son cinéma gagne beaucoup dans cette économie de moyens je trouve.

      Supprimer
    2. Complètement. D'autant qu'il gère si bien cette économie de moyens que l'on ne songe même pas à la minceur de son budget en regardant ces films.

      Supprimer
    3. "ce retard est une preuve flagrante de connerie et d'injustice".
      Easy man ! T'es remonté ou quoi ?

      Supprimer
  3. Super film, j'ai beaucoup aimé aussi ! :D

    RépondreSupprimer
  4. Ce n'est pas franchement un grand film, non.
    Tous les personnages font de la peine, et encore plus celui de W.Dafoe.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Quelle argumentation Lesont Frima. C'est décourageant.

      Supprimer
  5. C'est surement pas un grand film vu que même l'affiche est floue.

    RépondreSupprimer
  6. Lesson de Frime31 janvier, 2013 14:10

    Faut pas déconner, il est loin d'être folichon ce film. Ça rappelle un peu Meurtre d'un Bookmaker Chinois mais le génie de Cassavetes manque cruellement à l'appel. L'indigence de la mise en scène et le scénario peu inspiré ont vite raison de notre patience: c'est marrant de voir des pin-up danser et une grosse blonde de 75 ans proférer des "fuck" jusqu'à plus soif pendant 20 minutes mais après, on se dit quand même que ça va passer à la vitesse supérieure. Eh ben non. Malgré Dafoe, malgré Modine, malgré Hoskins, malgré Ferrara qui essaie de rendre tout ce petit monde attachant, Go Go Tales tourne salement en rond et manque singulièrement de vie. Il y a bien ce vidage de sac final de Dafoe devant tous ses employés qui est assez touchant mais ça ne suffit pas à rattraper un ensemble affreusement morne. J'espère que 4:44 est un peu mieux.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Au vu de ta réception de Go Go Tales je doute que tu l'apprécies davantage...

      Supprimer
    2. Joli pseudo en tout cas :D

      Supprimer
  7. Lesson de Frime31 janvier, 2013 19:27

    C'est en référence au pseudo du commentateur plus haut ^^

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. ... qui, lui-même, ferait fichtrement penser au mien...?
      Parano, suis-je, may be ? Bah...
      En tout cas j'ai pas vu le film et la chronique donne super envie.
      Et puis, je l'ai toujours kiffé grave mon Willem.
      (Et plus encore quand il fait de la peine, Lesont Frima. Conclusion : ton argumentation, mince comme une carte de voeux vue de profil, est donc extrêmement et inopinément utile)
      Lisa Fremont.

      Supprimer
    2. Tu le kiffes grave physiquement ? Tu en ferais ton époux?

      Supprimer
    3. Ma devise : Le mariage pour personne.
      Lisa Fremont

      Supprimer
    4. Arrête de signer toutes tes interventions, crée toi un blaze, et mets le dans "nom/URL". Je peux t'en filer un : "Frodon".

      Supprimer
  8. Si seulement je savais faire, my good man...
    Mais ça change quoi, Vincent, que je mette mon pseudo en bas du commentaire au lieu d'en haut...?
    Parce que c'est bien un pseudo. Qu'évidemment, en bon cinéphile, tu as reconnu.
    Frodon...? C'est super. Tu devrais le prendre pour toi.
    Lisa Fremont

    RépondreSupprimer