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6 juin 2012

Le Fantôme de la liberté

Il faut aller du côté de chez Buñuel pour se trouver devant une telle affiche. La série des posters de Ferracci pour Buñuel n'est pas forcément ce qui se fait de plus ravissant en termes d'esthétique mais il faut avouer que ça interpelle, et que ça a de la gueule, surtout si on compare ça au marasme des affiches de films d'aujourd'hui, toutes bâties sur le même défilé de façades d'acteurs et d'actrices mal superposées sous Photoshop. Visez-moi un peu cet admirable cul en lieu et place de l'effigie féminine de la statue de la liberté. Il en faut, de la liberté, pour se permettre d'en fustiger l'étendard avec une telle trivialité et pour en faire l'affiche d'une œuvre cinématographique. Dans ce film génial, l'avant-dernier de sa carrière, écrit comme beaucoup d'autres avec Jean-Claude Carrière, Buñuel, fort de son ironie habituelle, fustige bien des castes, des institutions et autres formes d'autorité, comme il l'a toujours fait, quoiqu'avec ici plus qu'ailleurs une forme d'absolue légèreté et beaucoup de distance. L’Église Catholique est moins violemment chargée que dans un film comme Viridiana mais elle en prend quand même pour son grade dans la séquence de l'hôtel où des moines en toges surpris par l'orage et reclus dans un hôtel de campagne se laissent aller à taper le carton de poker avec une infirmière et d'autres inconnus, tout en fumant et en buvant à foison. Comme si la situation n'était pas déjà assez tordue, assez cocasse, Buñuel en rajoute une couche quand Michel Lonsdale, autre pensionnaire de l'auberge, invite la compagnie à poursuivre leur petite sauterie dans sa chambre. La scène se conclut quand le même Lonsdale ressort de la salle de bain attenante à sa loge avec son immense compagne brune toute vêtue de cuir, portant lui-même un pantalon troué au niveau des fesses, pour se faire fouetter par celle qu'il nomme sa "rombière" en gueulant des insanités ("Fouette-moi ! Je suis pourri ! Je suis lépreux !") devant l'assemblée qui quitte rapidement les lieux, et Lonsdale de les supplier de rester : "Attendez, ne partez pas ! Que les moines restent au moins !".




La scène est très drôle et le surplus d'incongruité amené par l'apothéose du couple sado-maso se fouettant devant leurs invités rend la situation première, qui ne l'était pas jusque là, parfaitement anodine. Si bien que l'amoncellement d'absurdités toujours plus improbables aboutit à une forme étonnante de crédibilité. C'est un bon exemple des scènes qui composent l’œuvre, un film à sketches pour ainsi dire, reliés les uns aux autres par un ou plusieurs personnages abandonnés au fur et à mesure de la non-intrigue pour en introduire de nouveaux. De sorte que sous les apparences d'un grand n'importe quoi le film est cousu, tissé avec logique et presque avec organisation. Le génie de Buñuel c'est de raccorder les éléments disparates et hétérogènes de son film, gouvernés par le hasard comme dans un cadavre exquis surréaliste mais néanmoins très écrits, sans qu'ils n'aient le moindre rapport les uns avec les autres. Et comme toujours avec cet immense cinéaste, on est constamment surpris, voire abasourdis, incapables de prévoir ce qui va suivre, un nouveau grain de sable enrayant toujours la machine réaliste pour permettre le règne d'une liberté qui pour Buñuel est au cœur du cinéma et en fin de compte de l'art tout entier.




Le film commence comme un document historique, au début du XIXème siècle, avec une reconstitution du célèbre Tres de Mayo de Goya tout à fait convaincante, à ceci près qu'un espagnol insurgé s'écrie "A bas la liberté !" avant d'être fusillé avec les siens par les troupes napoléoniennes. Après l'événement, un officier de Napoléon (Bernard Verley) va embrasser la statue d'une reine et reçoit un coup de poing de la statue voisine, celle du roi défunt, manifestement jaloux. La tête bandée et décidé à se venger, le capitaine des dragons décide de déterrer le cadavre de la reine pour lui faire l'amour. Une narratrice raconte cet épisode en voix off et nous la découvrons soudain sur le banc d'un jardin parisien, en pleine époque contemporaine, en train de lire un livre sur les guerres napoléoniennes et de discuter avec une autre dame. Les enfants dont ces deux femmes ont la garde, deux petites filles à vélo, s'éloignent un peu pour faire du toboggan, observées par un pervers qui leur montre et leur offre des photos indécentes. Les parents des deux gamines, Jean-Claude Brialy et Monica Vitti, trouvent les photos, les confisquent, et les admirent ensemble, choqués par tant d'obscénité, quand un contrechamp finit par nous montrer les clichés : des cartes postales de monuments historiques, dont le plus dégueulasse aux yeux du couple semble être le Sacré-cœur. Le soir même, Brialy n'arrive pas à dormir et voit défiler dans sa chambre des animaux et un facteur qui lui jette son courrier sur les genoux.




Parmi les épisodes les plus mémorables on retiendra la classe de policiers auxquels un professeur, sans cesse interrompu par des alertes et autres exercices de tir, enseigne les variétés de mœurs d'un pays à l'autre sur un sujet tel que la polygamie, ou cet épisode où des bourgeois se retrouvent pour un dîner, assis autour d'une grande table de réception, non pas sur des chaises mais sur des cabinets, faisant leurs besoins tous ensemble et ne mangeant qu'un par un dans une petite pièce reculée où ils s'enferment à clé… Des correspondances s'établissent entre les sketches puisqu'à l'insurgé espagnol s'écriant "A bas la liberté !" avant d'être fusillé répond un tueur condamné à mort et libéré aussitôt comme si de rien n'était, ou, plus loin, quand à la reine que l'officier de Napoléon déterre pour lui faire l'amour répond la sœur (Adriana Asti) assez incestueuse du préfet de police qui, bien que décédée, lui téléphone depuis son caveau pour lui donner rendez-vous. Tout le film repose sur un sens aigu et maîtrisé de l'absurde pur et dur, de l'abolition des impossibles, du mariage des contraires, comme quand le préfet de police devient tout d'un coup deux personnages (Julien Bertheau et Michel Piccoli), buvant un scotch avec lui-même, ou quand la fille de Jean Rochefort est recherchée par la police alors qu'elle est bien présente, idée qui donne libre cours à des dialogues savoureux, le commissaire (Claude Piéplu) chargé de l'enquête affirmant : "Nous allons commencer par établir une fiche de disparition. Vous avez bien fait de l'emmener, ça va drôlement nous faciliter les choses…", puis, s'adressant à un subalterne : "Fouillez tout Paris pour retrouver cette petite fille. - Très bien, nous ne pouvons pas l'emmener avec nous ? - Non non, regardez-la bien pour la reconnaître et commencez immédiatement".




Quand on lui demandait d'où venait le titre de son film, Buñuel répondait : « D'une collaboration entre Marx et moi. La première ligne du manifeste du parti communiste dit : "Un fantôme parcourt l'Europe…", etc. Pour ma part, je vois la liberté comme un fantôme que nous essayons d'attraper et… nous étreignons une forme brumeuse qui ne nous laisse qu'un peu d'humidité dans les mains. (…) Dans mon film, le titre a surgi de façon irrationnelle, comme celui d'Un chien andalou, et pourtant, je pense qu'aucun titre n'est plus adéquat, dans un cas comme dans l'autre, à l'esprit du film ». Et quel film... drôle, vivifiant et qui en prime soulève de nombreuses réflexions sur la réalité, sur les possibilités qui se trouvent derrière chaque porte, et sur la liberté elle-même, bien entendu. Ce fut l'avant-dernier de la longue et admirable carrière de Buñuel. Moins magistral sans doute que les deux œuvres qui l'encadrent, Le Charme discret de la bourgeoisie et Cet Obscur objet du désir, c'est un film plein de surprises et très euphorisant, qui porte définitivement bien son titre, peut-être plus aujourd'hui que jamais. Procédant d'un bout à l'autre d'une latitude absolue et d'une invention presque invraisemblable, il est le fantôme d'une liberté artistique que nous peinons désormais à croire possible et qu'il fait bon revisiter de temps à autres pour se laisser hanter à nouveau par cet esprit ludique excessif qui a su ériger le hasard et l'imagination en maîtres.


Le Fantôme de la liberté de Luis Buñuel avec Bernard Verley, Jean-Claude Brialy, Monica Vitti, Jean Rochefort, Claude Piéplu, Michel Piccoli, Jean Bertheau et Adriana Asti (1974)

26 commentaires:

  1. Film génial du coquinou Bunuel que j'adore, ça me fait plaisir de le trouver présenté ici, Rémi ;) On n'en entend jamais parler.

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    1. C'est cool que ça te plaise (le film et l'article !). C'est vrai qu'on ne parle pas assez souvent de ce film pourtant si bon.

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    2. Le coup de l'inceste est grandiose : il m'a fait hurler de rire. Et j'aime l'idée d'inverser les valeurs (manger en secret comme on va aux toilettes), le sketch sur la petite fille que son père recherche est truculent et le tireur ... J'adore cette composition géniale, oui j'ai bien dit géniale, du film à sketchs. Enfin, du grand art ! plutôt que du lard et du saucisson pour remplir l'assiette. Viva Bunuel !

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    3. Ah marrant, moi le coup de l'inceste arrive à me foutre presque mal à l'aise tel qu'il est filmé :) Et c'est pas évident de me mettre mal à l'aise sur un tel sujet. Enfin, je dis mal à l'aise mais in a good way hein ! Ca m'interpelle vachement et me met en porte-à-faux quoi.

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    4. Inceste : C'est le côté libertaire pris en défaut par une autre liberté sexuelle (les sados-masos) qui me fait marrer.

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  2. C'est pas pour copier, mais c'est vrai que c'est chouette d'entendre parler de ce film souvent ignoré, et chapeau car il est pas évident à traiter. Ça donne envie de le revoir!

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  3. Ca donne envie de le voir!
    C'est pas une paire de couilles plutôt sur l'affiche? Pour moi c'est une paire de couilles!

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    1. J'y ai toujours vu un cul, mais c'est vrai que ça peut ressembler à des bourses, aux grosses cojones de Bunuel.

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    2. C'est peut-être aussi le plan sur le cul de Lonsdale dans son pantalon découpé qui me fait voir un séant sur l'affiche. Quand on regarde les deux images coup sur coup c'est flagrant :)

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  4. Ca a l'air super ! Dire que je n'ai jamais vu aucun film de Buniuielle. Hormis quelques plans du Chien.

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    1. Je commence à en avoir vu pas mal et c'est vraiment un immense cinéaste. Tu devrais regarder en vrac : Los Olvidados, L'ange exterminateur, Viridiana, Le charme discret de la bourgeoisie, Cet obscur objet du désir, Belle de jour et Le Journal d'une femme de chambre, les meilleurs de ce que j'ai vu jusqu'à présent.

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    2. Vois "EL". Envoûtant. Un de ceux que je préfère.
      Bunuel es un genio, si senor.
      Quand on lui parlait de ses rapports avec la religion, il répondait: "dieu merci, je suis athée!"
      Le genre de truc qui me fait rigoler pendant un mois.

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  5. +1 avec Arnaud et Zorro, film génial, super article.

    Vincent matte-le, tu vas kiffer. De façon générale je pense que Bunuel c'est pour toi. Je t'en filerai (celui-là et/ou Le Charme discret de la bourgeoisie et/ou L'Ange exterinateur) quand tu viendras à la casa !

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  6. Pas très fan des derniers Buñuel avec Jean-Claude Carrière au scénario. Ça a passablement vieilli...

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    1. Pas d'accord. Et je prends même un plaisir croissant à les revoir !

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    2. Pas d'accord non plus.
      Au contraire. Je trouve que le temps lui donne une actualité aiguë.
      Je suppose que c'est ça, être visionnaire.

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  7. Mon préféré de Bunnuel est "Le journal d'une femme de ce chambre", sinon j'adore Michel Lonsdale, et un film qui m'avait frappé était une "Sale Histoire" ou "Le trou" en plan fixe sur sa tête ;)

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    1. J'adorerais voir l'adaptation du roman de Mirbeau par Renoir, ressortie au cinéma l'an passé je crois (peut-être qu'une sortie dvd verra bientôt le jour ? Espérons-le..). Surtout quand on sait combien Buñuel a pu citer le grand Renoir dans son adaptation à lui du "Journal d'une femme de chambre", avec notamment la scène du repas des servants braillards, où le cocher s'en prend aux métèques comme le faisaient les valets dans La Règle du jeu. (A moins que cette scène du Buñuel ne vienne directement du roman de Mirbeau ? A vérifier).

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  8. J'ai vu que le livre était en ligne, je vais m'y tenter...

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  9. Mon petit chouchou de Bunuel : Simon du désert :D

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    1. Pas encore vu celui-ci mais il est sur ma liste imminente !

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    2. La verve comique de Bunuel que tu apprécies sur Le fantôme de la liberté est présente dans Simon du désert. Ça devrait te plaire.

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    3. Tu ne fais que précipiter mon envie :)

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    4. Ah yes ! Encore un sommet de l'improbable... et vraiment super bidonnant!
      Et puis, Claudio Brook qui passe de "Coplan" à "Simon du désert"... Croquignolet.

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  10. je viens de voir le film. merci de ton article qui m'ai aide eclaircir qqe scenes et symboles

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