Les amateurs de récits de survie connaissent pour la plupart Joe
Simpson, cet alpiniste britannique dont la terrible mésaventure, sur les
pentes d'un sommet de la Cordillère des Andes, relatée dans son livre
Touching the Void, a été très largement popularisée par un documentaire
du même nom, réalisé par Kevin MacDonald en 2003. Sorti chez nous sous
le charmant titre La Mort suspendue, il s'agissait en effet d'un
véritable survival à l'efficacité indéniable qui marqua fort logiquement
les esprits et je dois bien avouer que j'en garde moi-même un souvenir
assez glaçant. Je lui préfère toutefois le plus relax mais néanmoins
saisissant The Beckoning Silence, diffusé quatre ans plus tard par la
chaîne de télévision britannique Channel 4, qui est une autre adaptation
d'un bouquin de Joe Simpson. Ce documentaire met en parallèle la propre
expérience de l'auteur-grimpeur avec l'histoire tragique de la
tentative d'ascension du Mont Eiger via sa redoutable face nord, en
juillet 1936, par l'allemand Toni Kurz et ses trois compagnons.
C'est
à Louise Osmond, une cinéaste anglaise spécialisée dans les
documentaires aux étagères garnies d'Emmy Awards, que l'on doit ce film,
et l'on sent un savoir-faire évident transparaître de la construction
solide et rigoureuse des 75 minutes qui constituent The Reckoning
Silence et défilent très rapidement. L'essentiel est là. Tous les
éléments de base sont réunis pour offrir à l'amateur de film de
montagnes ce qu'il espère systématiquement quand il s'enfonce dans son
sofa, les doigts de pieds en éventail, et appuie sur play. Un récit
limpide et précis des événements qui nous permet de comprendre tous les
enjeux et le contexte particulier de cette ascension, une reconstitution
soignée et d'un réalisme indiscutable où les acteurs s'en sortent avec
les honneurs, un narrateur appliqué, présent juste ce qu'il faut, dont
la voix et la diction confèrent au film une ambiance singulière et,
surtout, un seul intervenant, et le bon, plutôt qu'une multitude,
impliqué à fond, passionné, et toujours agréable à écouter, en la
personne de Joe Simpson himself.
Ce Joe
Simpson m'a décidément l'air sympathique. On ne lui en veut même pas
quand, à la toute fin du film, il jette un mégot dans la neige, tel un
cowboy des alpages, avant de s'éloigner vers des lendemains moins
escarpés. S'il peut encore mieux faire écologiquement parlant, il atteste en
tout cas d'une certaine éloquence à l'oral. Sans jamais en faire des
caisses, en dégageant simplement une belle sincérité et en choisissant
les mots justes, il partage sans pudeur sa passion pour les hauteurs, sa
fascination pour la destinée cruelle de Toni Kurz (il faut dire qu'il
n'est pas passé loin de la vivre aussi !), et il nous permet
parfaitement de saisir ce lent cheminement qui l'a amené à
définitivement abandonner le piolet pour la plume. En l'écoutant, nous
ne doutons pas que ses romans doivent également être captivants. C'est
une photographie de Toni Kurz, tout sourire avant d'attaquer un sommet,
éclatant de vie et de jeunesse, qui a motivé Joe Simpson à devenir
alpiniste. C'est le roman tiré de cette tentative d'ascension du Mont
Eiger, The White Spider de Heinrich Harrer, qui l'a profondément marqué
et intimement lié à cet homme, Toni Kurz, et peut-être permis, quelques
années plus tard, de trouver les ressources nécessaires pour lutter, quatre jours durant, pour sa vie, au fin fond d'une crevasse, perdant un tiers
de son poids, la jambe cassée, parvenant à ramper miraculeusement
jusqu'au camp où l'attendait son acolyte, celui-là même qui avait dû
couper sa corde pour se sauver lui.
The
Reckoning Silence parvient ainsi à mêler deux destins, deux
trajectoires, l'une brutalement interrompue, l'autre miraculée, qui se
reflètent dans la glace d'une paroi rocheuse impossible. Il relie le
présent intime de Joe Simpson à l'histoire quasi légendaire du Mont
Eiger, peut-être le plus mythique sommet des Alpes, dont la situation
atypique fait de lui le théâtre de tous les dangers offert aux
observateurs, nichés sur le balcon de la station de ski en contrebas.
L'alpiniste et survivant de l'impossible devenu écrivain à temps plein
revient sur les lieux, quitte à affronter ses propres démons, pour nous
expliquer méthodiquement chaque étape qui a mené ce petit groupe
d'allemands, fringants et brillants grimpeurs, vers une mort inévitable.
La fascination de Joe Simpson est contagieuse bien que son expression
soit des plus posées, presque didactique. Il s'avère être un excellent
storyteller quand il nous raconte les événements de 1936, et il se
montre humble et authentique quand il se livre à nous face à la caméra
et évoque ce que recherche un alpiniste quand il se lance dans une telle
entreprise, ce qui pousse un homme vers ces folies verticales pour
l'extase unique du sommet.
Si le récit de l'échec mortel de Toni Kurz et sa bande permet le
développement d'un suspense particulièrement opérant, il n'y a rien qui
met mal à l'aise à cela, tant The Reckoning Silence se présente avant
tout comme un film qui honore la mémoire des disparus et donne
l'impression qu'il ne triche jamais, grâce à la simplicité et à la
franchise de Joe Simpson, une personnalité attachante que révèle avec
sobriété Louise Osmond. Tout cela fait de ce documentaire une vraie et
notable réussite du genre, qui vous captive du début à la fin et finit
même par vous scotcher à votre fauteuil, vous laissant un peu KO,
meurtri par le sort cruel de Toni Kurz. Une œuvre infiniment plus
recommandable que le film très moyen réalisé par Philipp Stölzl en 2008
que l'histoire du grimpeur allemand a aussi inspiré (en étant pour
l'occasion quelque peu modifiée, à des fins dramatiques discutables et,
comme le prouvent Simpson et Osmond, tout à fait dispensables).
RIP TONI
KURZ, ANDREAS HINTERSTOISSER, WILLY ANGERER ET EDUARD RAINER à jamais
dans nos cœurs.
The Beckoning Silence de Louise Osmond avec Joe Simpson, Roger Schäli, Simon Anthamatten, Andreas Abegglen et Cyrille Berthod (2007)
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