Un viol, trois versions : celles de Jean de Carrouges (Matt Damon),
Jacques le Gris (Adam Driver) et Marguerite de Thibouville (Jodie
Comer). Comme moi, Ridley Scott a découvert Rashomon sur le tard. Il
nous propose donc un film divisé en trois parties : trois flashbacks
successifs qui nous proposent la vérité selon les différents
personnages impliqués. Le premier, un chevalier vaillant au combat,
marié à la victime, avide de prestige et de reconnaissance, veut sauver
son nom et son honneur. Le deuxième, un écuyer roublard et libidineux,
favori du comte, cherche à glorifier sa virilité en ces temps où les
mœurs n'étaient pas tout à fait les mêmes qu'aujourd'hui. Quant à la
troisième, une femme qui va donc souffrir de sa douceur et de sa beauté,
toute entourée qu'elle est de rustres et d'éclopés du ciboulot, elle
est déterminée à faire éclater la vérité en parlant pour celles qui se
taisent. Ces différents points de vue, présentés les uns après les autres, forment un récit parfois assez monotone mais globalement divertissant
et de plus en plus prenant à mesure qu'il avance. On finit par
reconnaître l'art du storytelling que l'on croyait perdu d'un Ridley
Scott plutôt en forme qui donne un certain souffle à un scénario dans
l'air du temps et plutôt malin, écrit à trois mains (Ben Affleck, Matt
Damon et Nicole Holofcener). Si son film paraît d'abord un poil long, il
remplit au final aisément son objectif. Sa construction lui donne même
un côté ludique malgré le caractère répugnant de l'histoire contée.
Admettons
cependant que tout ça n'est pas d'une grande finesse, ce qui n'a
d'ailleurs jamais été le signe distinctif du réalisateur de Gladiator.
Le Dernier duel pèse de tout son poids par sa photographie grisâtre,
soignée mais terriblement banale pour un tel film, et sa
peinture de l'époque à si gros traits. Le cinéaste anglais alimente en
effet une vision décadente et outrancière du Moyen Âge tardif, qui a
presque ici quelque chose de burlesque. Les Monty Pythons sont pas loin !
Les acteurs, en tout cas, semblent avoir pris du plaisir à jouer leurs
partitions, même un étonnant Ben Affleck en comte débauché, que je suis
pourtant d'ordinaire le premier à pointer du doigt. Matt Damon n'a pas
rechigné à s'enlaidir, lui que les années n'épargnent déjà pas, et
s'avère très crédible dans le rôle : on oublie l'acteur derrière les
cicatrices et la coupe de cheveux immonde. Face à lui, Adam Driver joue
parfaitement de sa large carrure et de son visage si particulier, je
le qualifierai de reptilien et, plus exactement, de vipérin, ce qui est
en outre raccord avec son propre anaconda qu'il ne parvient guère à
maîtriser. Quant à Jodie Comer, elle est irréprochable et le choix de
cette actrice habituée aux séries paraît très judicieux. Pour ce qui est
du duel promis par le titre, que l'on obtient à la toute fin, il n'est
en rien décevant malgré toute l'attente savamment entretenue par le
réalisateur. Brutal à souhait et d'une longueur raisonnable, il vaut
vraiment le coup d’œil : les amateurs d'action seront satisfaits. À 84
ans, Ridley Scott prouve qu'il n'a pas tout à fait perdu la main et qu'il peut
encore nous faire profiter de ce savoir-faire qui lui a valu tant de
succès depuis des décennies. Enfin, j'ai relevé un étonnant petit moment
de grâce, peut-être fortuit, caché au beau milieu de ces 152 minutes
de bobine : lors de cette scène, dans sa première version, où Marguerite
de Thibouville, pour savoir qui vient, ouvre le judas de la porte
cochère de sa demeure. Une jolie mèche blonde délicatement bouclée de
l'actrice, soufflée par le vent, passe alors par l'ouverture,
entretenant l’ambiguïté de la situation et contribuant, malgré elle, à
attirer le prédateur chez elle.
Le Dernier duel de Ridley Scott avec Jodie Comer, Matt Damon, Adam Driver et Ben Affleck (2021)
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