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21 décembre 2020

Suburbicon

Personne ne s'étonnera de voir apparaître au générique de fin, sous la mention "Scénario torché par...", les noms des frères Coen, Jamel et Ethan Coen. On reconnaît bien leur griffe tout au long de Suburbiencon, signé George Clooney, qui se veut une farce satirique, un véritable brûlot grinçant, cruel, cinglant, contre l'american way of life des années 50, les WASPs détraqués, le simulacre du rêve amérindien, le miroir aux alouettes de la middle class blanche propre sur elle, les quartiers résidentiels conformistes de l'Amérique profonde ségrégationniste raciste, etc. Vous connaissez la rengaine. Le seul problème, au-delà du fait qu'on commence à la connaître, l'histoire, c'est que les frères Coen et sieur Clooney oublient de nous faire rire, quitte à rire putain de jaune pisse, et que la couleur jaune est plutôt passée dans le stabylo avec lequel ils ont surligné jusqu'à la trame leurs trois idées.





De quoi s'agit-il ? Le personnage principal, Gardner Lodge (Matt Damon), est une sorte de copie 2.0 du Jerry Lundegaard (William H. Macy) du Fargo des frères Coen. Je dis 2.0 parce que c'est une expression merdique que j'utilise rarement, donc pour changer un peu, et aussi parce que le Gardner Lodge de Suburbicon est tout aussi crétin que son homologue d'il y a vingt ans, mais beaucoup moins innocent. Leurs trajectoires sont assez semblables (petits bureaucrates minables, pères de famille foireux, pris à la gorge par leur partenariat avec des malfrats et enchaînant les bévues jusqu'au bain de sang, pour résumer), mais on a moins de pitié pour le personnage interprété par Matt Damon, qui se révèle assez détestable à tous les étages, et notamment avec son fils. Le contraste n'en est que plus grand entre ce cocon familial blanc comme neige en apparence, où rien ne dépasse et ne détonne (Julianne Moore, en blonde à la peau d'albâtre, incarne à la fois l'épouse et la belle-sœur de Gardner), mais pourri jusqu'à la moelle (adultère, meurtre avec préméditation, arnaque aux assurances, et même ! rendez-vous compte, sado-masochisme, ici on aime à se fouetter le cul avec des raquettes de ping-pong dans le sous-sol, quelle horreur...), et la maison voisine. 





Car tout le propos du film est là. De nouveaux voisins débarquent au début du film, et ils sont noirs. Aussitôt, l'ensemble du quartier se ligue contre ces nouveaux arrivants, demande à les expulser, fait ériger une clôture autour de leur maison, campe toute la nuit devant leur porte pour les pousser à partir et ainsi de suite. Cette haine raciste contre d'innocents citoyens américains est doublement aveugle puisque c'est elle qui permet au foyer de Gardner Lodge d'abriter (plus ou moins discrètement) toutes les pires saloperies sans que personne s'en aperçoive. On a bien compris l'idée. Et si elle n'est pas inintéressante au début du film, quand le film tombe tout à coup dans le sordide (deux hommes envahissent la maison et s'en prennent à ses habitants), dans un mélange des genres cher aux frères Coen, elle devient rapidement très lourde, tout le film reposant sur ce montage alterné entre le cauchemar qui se déroule en silence sous le toit de la famille blanche et le boucan que fait la meute des citoyens racistes devant la demeure assiégée de la famille noire. Et le film de se conclure sur les deux petits garçons, l'un blanc, l'autre noir, dont les maisons sont détruites (l'une de l'intérieur, l'autre de l'extérieur), jouant ensemble à se lancer une balle de base-ball par-dessus une clôture dans un beau message d'espoir. Tout un symbole. Officiellement la balle de base-ball la plus lourde du monde.


Suburbicon de George Clooney avec Matt Damon, Julianne Moore, Noah Jupe et Oscar Isaac (2017)

19 décembre 2020

Hachiko

Remaké, américanisé et popularisé en 2009 par le yes-man en chef venu de Suède Lasse Hallström et sa star Richard Gere, Hachiko Monogatari est initialement un film japonais sorti en 1987, mis en scène par Seijirō Kōyama. Il nous dépeint la réelle histoire d'amitié, voire d'amour, entre un chien pure race Akita, à la loyauté sans limite, et son maître, un vieux prof aux abords austères mais, au fond, très chaleureux, incarné par Tatsuya Nakadai. Alors qu'il n'était au départ pas très enthousiaste à l'idée d'accueillir ce clébard, le prof va peu à peu se mettre à l'aimer follement, allant jusqu'à traiter un peu par dessus la jambe sa vraie famille, à commencer par sa femme. C'est quasiment une histoire d'amour zoophile, crédible et sans les scènes crados (quoique...) que filme avec une application évidente Seijirō Kōyama. C'est aussi une histoire très populaire au Japon, où Hachiko, devenu symbole de fidélité et d'amitié, a sa statue, chaque jour admirée et saluée par des milliers de touristes qui espèrent croiser la star de Pretty Woman.



Vers le milieu du film, c'est le drame : le maître du clebs meure soudainement. Et le iench se retrouve alors complètement esseulé, déboussolé, sans but, sans rien. Il se met alors à errer dans les quartiers de la ville à la recherche de son maître disparu. Il continue à se rendre tous les soirs à la gare pour attendre son retour du boulot, comme il le faisait habituellement. Puis rôde autour de sa maison, comme une âme en peine, malgré le départ de la famille. On croit pratiquement revivre la dernière partie terrible d'Allemagne Année Zéro mais avec un chien à la place du pauvre gosse. Et à travers cette histoire, le film nous dépeint les conséquences que peut avoir la disparition soudaine d'un être, ce qu'il reste de lui et ceux qu'il laisse derrière lui ; et c'est plutôt pas mal, ça donne matière à penser (food for thoughts). Cette dernière partie est assez culottée et poignante, on imagine aisément les torrents de larmes qui ont été versés face à ce si triste spectacle depuis la sortie de ce film devenu culte.




Le plus gros souci de l’œuvre de Kōyama vient de la particularité principale de cette race de clebs. Si vous avez eu la curiosité de cliquer sur mon premier lien, vous avez pu constater avec horreur que ces chiens-là on la queue totalement retournée, en permanence relevée contre leur dos dans un angle diabolique à 180°. Or, notre ami à quatre pattes est très souvent filmé de dos. Le film de Seijirō Kōyama devient ainsi un véritable témoignage sans faille de l'état de santé du trou de balle de ce chien pendant toute la période qu'a duré le tournage. Et c'est littéralement à nous glacer le sang, car dieu sait que cet animal gourmand n'a pas toujours eu une digestion idyllique, peut-être trop gavé par les techniciens et les autres acteurs en présence, ravis de lui faire plaisir et ignorant l'effroyable conséquence de leurs actes. Si la loyauté du chien est irréprochable, sa propreté l'est nettement moins.




Quand on est l'heureux propriétaire d'un animal domestique, que ça soit un clebs, un chat ou autre, on essaie toujours d'éviter ces moments où notre bestiole préférée nous tourne le dos, parfois tout près de nos mirettes, comme pour mieux nous montrer en maxi-format sa grande étoile noire pas toujours bien dessinée. Hachiko Monogatari est une compilation sordide de tous ces moments particulièrement dégueulasses de nos vies, de toutes ces trop longues secondes où l'on a été confrontés aux trous des culs immondes de nos animaux domestiques. C'est rude.




Malgré cela, Hachiko Monogatari est plutôt un joli film, à l'origine d'un vif regain d'intérêt pour la race Akita en dépit de son infâme signe particulier. Elle est désormais celle que l'on croise le plus souvent aux abords de nos aires d'autoroute. On devine aussi quelques aspects sans doute très spécifiques à la culture nippone à travers cette histoire de clebs, et c'est l'un des trucs qui rendent cette merde intéressante.


Hachiko (aka ハチ公物語, Hachikō Monogatari) de Seijirō Kōyama avec Tatsuya Nakadai (1987)

15 décembre 2020

Enragé

Selon l'Office québécois de la langue française, la rage au volant est l'agressivité excessive de certains conducteurs qui, à la suite d'une altercation, tentent de blesser ou de tuer un piéton, un autre conducteur ou un des passagers. Enragé nous narre un cas classique de rage au volant. Tu klaxonnes un type qui tarde à redémarrer quand le feu passe au vert et ça se termine en un véritable bain de sang, avec meurtre de sang froid devant une foule de spectateurs médusés, prise en otage de toute ta famille et pas mal de cadavres laissés en chemin, sans compter toute la taule froissée... Bon, admettons qu'on tient là un cas assez extrême de rage au volant, mais le film de Derrick Borte a au moins le mérite de nous sensibiliser sur ce sujet brûlant. Les termes de "road rage" sont employés au moins dix fois dans les dialogues, et il faut voir le générique d'ouverture, véritable spot de prévention de la Sécurité routière, qui nous propose une petite compilation d'épisodes de rage au volant tout bonnement édifiante. C'est à vous dissuader de prendre la route...


 
 
L'attraction du film se nomme évidemment Russell Crowe. L'acteur néo-zélandais est impressionnant là-dedans. Dans le premier sens du terme. Pas vraiment pour son jeu, mais pour son physique. On dirait un énorme ours mal luné. Il fout les j'tons. On ne sait pas s'il a pris du poids exprès pour le rôle ou s'il s'est juste laissé aller depuis quelques temps... Il paraît loin le temps où Maximus faisait chavirer les cœurs et récoltait les Oscars coup sur coup. Peut-être aussi que la mise en scène de Derrick Borte (définitivement pas un nom de star) fait tout son possible pour rendre le comédien plus imposant qu'il ne l'est en réalité, tire partie de sa corpulence nouvelle. On peut en tout cas regretter que le réalisateur n'exploite pas assez sa voix, sa grosse voix de contrebasse. Ce n'est pas un chat qu'il a dans la gorge ce type-là, c'est tout l'effectif du Chat va mieux, le bar à greffiers tendance qui vient d'ouvrir dans mon quartier (timing parfait). Mais les scènes de dialogues sont trop rares pour en profiter. Le fan de Crowe a de quoi se sentir un peu frustré.
 


 
Face au monstre, une de ses compatriotes, Caren Pistorius, une actrice bien choisie, au charme tout à fait banal mais bien réel, crédible en mère de famille débordée et en plein divorce. Il fallait bien une jolie dame gracile et ordinaire pour contrebalancer le colossal et effrayant Russell Crowe. Pour tout le reste, Derrick Borte ne fait pas dans la dentelle. Il n'y a là strictement aucun mystère, toute forme de suspense est évacuée dès la première scène, qui nous montre un Russell Crowe remonté comme une pendule défoncer une porte d'entrée à coups de marteaux puis commettre un gros carnage à l'aide du même outil avant de répandre un bidon d'essence sur le sol de ce qu'on suppose être la nouvelle maison de son ex-femme et de laisser tout un quartier en feu derrière lui. Car le gros Russell, qui nous rappelle un peu le Michael Douglas de Chute Libre, campe un homme qui a tout perdu suite à son divorce. Le film cherche manifestement aussi à nous sensibiliser là-dessus, à la cause des hommes aux abois, abandonnés et ruinés par leurs femmes. Il y a la détresse du personnage campé par Crowe mais aussi celle, hors champ, de l'ex-mari de l'héroïne, qui n'est pas dépeinte comme irréprochable (n'a-t-elle pas créé un monstre, elle aussi, en préférant s'acoquiner avec son avocat ?). On ne sait pas trop comment interpréter ce versant-là de cette œuvre décidément très engagée et ambiguë...



 
Avec son scénario de malheur où les forces de l'ordre sont étonnamment absentes ou incompétentes et où les personnages finissent par reproduire connement une stratégie ayant fait ses preuves à Fortnite mais qui s'avère moins efficace IRL (véridique !), Derrick Borte joue à fond la carte du thriller horrifique, simple, direct, bas de plafond. Vous pouvez laisser vos neurones en veilleuse pendant 90 petites minutes, rien à craindre. Horrifique aussi car le film est d'une violence assez surprenante. On ne s'attend pas à ça. Russell Crowe campe un psychopathe pur jus qui ne dénoterait pas en boogeyman inarrêtable dans un slasher lambda. Ses explosions de violence sont aussi sanglantes et inventives que soudaines et presque déplacées... Pour l'anéantir, il faut bien sûr être capable de la même fureur, sans oublier de placer une petite phrase qui tue avant de l'achever, une punchline qui nous conforte dans l'impression bizarre de mater un vieux truc ricain venu des années 80-90 (curieusement, le scénar s'avère aussi très proche du Red Eye de Wes Craven). Si l'on creuse assez loin, par amitié pour Russell, nous pourrions dire que le côté très primaire assumé du film constitue à la fois son petit charme et sa grosse limite. C'est très très bête mais certains pourront peut-être éprouver un plaisir régressif devant ça. Jamais autant cependant qu'à dû en ressentir l'ancienne vedette du Colisée en prêtant ses traits fatigués à ce sociopathe XXL.
 
 
Enragé de Derrick Borte avec Caren Pistorius, Russell Crowe et Gabriel Bateman (2020)

12 décembre 2020

A Good Woman is Hard to Find

Faute de grives, on mange des merles, et on finit devant une petite série b ma foi pas déplaisante, sortie directement en VOD au beau milieu du mois d'août. A Good Woman (is hard to find, dans son titre original intégral) est le deuxième long métrage du cinéaste britannique Abner Pastoll, qui s'était déjà fait remarquer par quelques amateurs en 2015 avec Road Games, autre thriller tendu qui se déroulait en partie sur les routes du sud de la France et dont je ne garde qu'un très vague souvenir négatif. Peut-être n'étais-je pas dans un bon soir, allez savoir... Le fait est que son deuxième film est beaucoup mieux passé. J'avais envie d'un truc vite accrocheur, tendu, j'en ai eu pour mon comptant. A Good woman is hard to find aurait même pu être beaucoup mieux que ça si son scénario ne finissait pas par compiler les rebondissements faciles faisant perdre de la crédibilité à son personnage principal sur lequel repose tout le film. 

 


Sarah, petite blonde menue, la trentaine, est la chic fille du titre : elle vit seule avec ses deux enfants depuis la mort de son mari, sans doute impliqué dans les trafics de stupéfiants qui plombent son quartier malfamé de Lisburn (Irlande du Nord). Alors qu'elle mène une existence assez morne, n'ayant pas encore fait le deuil de son compagnon et entretenant des rapports conflictuels avec sa mère, son quotidien se voit chamboulé lorsqu'un petit dealer de pacotille débarque chez elle en pleine nuit pour planquer un important stock de drogue qu'il vient de dérober au ponte de la mafia locale. Le dénommé Tito, un peu débile mais loyal, propose à Sarah de partager le butin de la revente pour s'assurer sa bonne coopération. Leur collaboration se déroule plutôt bien, permettant notamment à la petite famille de mettre du beurre dans ses épinards, jusqu'à ce que tout bascule le soir où un Tito sous influence se montre un peu trop entreprenant envers la jeune maman esseulée... 
 


 
Avec son héroïne courageuse, cernée et poussée dans ses derniers retranchements par des tocards de tous poils, bas du front et libidineux, le film d'Abner Pastoll s'inscrit tout à fait dans l'air du temps. Il y a peut-être là derrière un brin d'opportunisme, mais je ne m'aventurerai pas davantage sur ce terrain glissant et n'oserai guère qualifier cette œuvre somme toute très modeste de "féministe". Le fait est toutefois que le personnage campé avec conviction par Sarah Bolger, dont l'interprétation sérieuse rehausse tout l'ensemble, est le point fort du film et que les scènes où celui-ci affirme sa féminité, se révolte, quitte à en refroidir certains, sont les meilleures du lot. On prend immédiatement partie pour la jeune femme et on a très naturellement envie que le scénario de malheur signé Ronan Blaney lui lâche un peu la grappe, qu'elle puisse mener une vie tranquille avec sa marmaille et rencontrer un type plus recommandable que cet idiot de Tito. 
 
 
 
 
Il y a d'abord ce moment aussi amusant que tendu où la jeune maman se lance à la recherche de piles dans toutes les pièces de sa maison, fouillant les placards, ouvrant tiroirs après tiroirs, avant de se faufiler, en toute discrétion et en désespoir de cause, dans la chambre à coucher de ses deux enfants endormis pour récupérer celles d'un de leurs jouets électroniques. Ledit jouet menaçant de s'allumer et de réveiller les gosses, le suspense est à son comble, tandis que nous ignorons alors les motivations de leur mère (même si l'on peut déjà avoir notre petite idée...). Une fois sa mission accomplie, la jeune femme retourne sur son lit et enfile les sacrosaintes piles dans son vibromasseur, soulagée de le voir réagir sur commande, pour s'offrir un moment de détente bien mérité. Quelques temps plus tard, le même vibromasseur jouera un rôle déterminant puisqu'il fera office d'arme salvatrice contre Tito lors d'une tentative de viol qui se terminera dans le sang...
 
 

 
Cette scène d'agression sexuelle tant redoutée (dès l'apparition du personnage de Tito, on craint qu'il ne passe à l'acte, son hôte ayant un certain charme et lui environ 2 de QI) est le point de bascule du film. Suite à cela, le scénario prend une tournure de moins en moins crédible et tombe progressivement dans la surenchère. C'est amusant et toujours plutôt prenant, certes, mais c'est un peu dommage, car tout cela est bien trop attendu et facile. L'héroïne doit se débarrasser d'un corps bien encombrant, choisit la méthode dite du "découpage en petits morceaux", et le film s'enfonce alors dans son statut de thriller de seconde zone, efficace et vaguement sympathique, mais surtout outrancier et prévisible. Je dois avouer malgré tout avoir passé un bon petit moment là-devant... Abner Pastoll va droit au but et ne nous ennuie pas une minute. On ressent également une certaine satisfaction devant le spectacle de cette femme qui s'affranchit totalement de la domination masculine et gagne en assurance tout le long du film. Aussi, j'ai depuis ajouté Lisburn à la liste des destinations à éviter. En plus d'être assez moche, ça a l'air sacrément craignos là-bas ! 


A Good Woman is Hard to Find d'Abner Pastoll avec Sarah Bolger, Edward Hogg, Andrew Simpson et Jane Brennan (2020)

7 décembre 2020

Le Bouton de nacre

Poursuivant, à rebours, la découverte des œuvres de Patricio Guzman, je rembobine le fil de sa filmographie vers Le Bouton de nacre, sorti en 2015, quatre avant son dernier en date, La Cordillère des songes. On y retrouve la poésie visuelle et sonore du cinéaste, qui file ici la métaphore aquatique. Partant d'une bulle d'eau prisonnière d'un bloc de quartz, simple goutte renfermant l'intégralité du cosmos qu'elle engendra, et du postulat que l'eau, au fondement de tous les mondes, a une mémoire, Patricio Guzmán convoque la sienne, à travers le souvenir d'un ami d'enfance avalé par la mer entre deux rochers, et plus largement celle de son pays, qu'il déroule sous nos yeux (sous la forme d'une carte géante, infini rouleau de parchemin, peau momifiée, corps de côtes longues de 4000 km que seule une salle gigantesque permet d'étaler entièrement), et dont il remonte les origines : ces peuples autochtones de Patagonie (mot né du racisme des conquérants, qui appelèrent ces terres "pattes longues" par métonymie avec ses habitants, considérés comme des créatures inhumaines), ces peuples de l'eau aux noms si beaux, les Kawésqar, les Tehuelches, les Selknam, les Mánekenk, les Yagan. 

 



Ces nomades vivaient sur l'eau, dans des barques, naviguant parmi les mille méandres de la côte sud du Chili, que Guzmán filme dans des plans aériens d'une douceur planante et nomme "l'archipel de pluie". Belle métaphore, dite par le cinéaste de cette voix lente, calme et grave, qui laisse déguster chaque syllabe de la langue espagnole et qui n'est pas pour rien dans la poésie de ses films. Le travail sur le son et la poétique vocale du film s'amplifient dans une séquence où un homme chante, psalmodie, dans de longs souffles, la voix de l'eau, et Guzmán ralentit ce chant au montage pour le faire entendre dans toute sa justesse. Sans parler des autres voix, celle d'un poète notamment, mais surtout celles d'une poignée de survivants que Patricio Guzmán filme et invite à creuser leur mémoire en quête de quelques mots de leur langue perdue. Leurs ancêtres, liés au cosmos par leurs croyances aux étoiles, furent décimés par les maladies importées par les conquérants, puis chassés comme des bêtes sauvage, massacrés pour le sport et, pour les rares survivants, parqués dans des camps, comme sur l'île Dawson, ces mêmes camps qui reprirent du service dans les années de plomb, sous la dictature de Pinochet, après qu'Allende avait tenté de renouer le lien avec ces peuples oubliés.

 



Et ce lien, le film s'attache à le tisser, entre peuples des eaux disparus, dont le génocide fut passé sous silence, et victimes de la dictature, torturées, éliminées, effacées par le régime entre 1973 et 1990. Dans une séquence de reconstitution glaçante, d'autant plus qu'elle rompt soudainement, par sa froideur et sa sécheresse, avec le régime esthétique jusqu'alors en vigueur dans le film, construit sur un montage fluide et de belles images, des historiens mettent en scène face à la caméra de Guzmán l'une des techniques d'effacement des dissidents : enveloppés dans des sacs et fixés à des morceaux de rail de chemin de fer puis largués en mer par hélicoptères. L'eau, et sa mémoire, toujours, puisque des plongeurs exhument ces tronçons de rails, aux contours redessinés par les organismes de la vie marine, mais nus en même temps, les corps qui leur étaient attachés ayant totalement disparu. Or c'est là que le lien tangible entre les peuples engloutis, avec leur représentant, le fameux Jemmy Button, dont une séquence raconte l'histoire, et les victimes de la dictature se matérialise brusquement, sous la forme de deux petits boutons, que le cinéaste a probablement tort de rapprocher un rien lourdement en split-screen, car on n'a pas oublié le premier bouton de nacre quand le second apparaît, loin s'en faut, mais c'est bien le seul véritable reproche que l'on fera à Patricio Guzmán.

 

Le Bouton de nacre de Patricio Guzmán (2015)

5 décembre 2020

I'm thinking of ending things

Je vous préviens, je n'ajouterai pas à mon top annuel le nouveau film de Charlie Kaufman sorti en septembre sur Netflix, I'm thinking of ending things, même si je sais que nombreux sont ceux (en dehors de notre rédaction, bien entendu) qui le feront figurer en bonne place, en cette si maigre année 2020, d'abord pour se féliciter eux-mêmes d'en être venu à bout, de l'avoir vu et compris, et pour ainsi se démarquer des autres, qui ne l'auraient pas vu ou n'auraient pas su l'apprécier. Il y a des choses intéressantes, c'est intrigant à souhait et parfois presque beau. Je suis moi-même content de l'avoir regardé, de savoir de quoi il en retourne. Ma curiosité est satisfaite. C'est d'ailleurs surtout pour cela que je poste ici cet article, pour vous signaler que j'ai vu le film de Charlie Kaufman, du début à la fin, sans en perdre une miette, en repassant même certains dialogues ou monologues intérieurs (c'est qu'il y en a beaucoup) pour m'assurer d'en saisir toutes les subtilités, toute la complexité. Je cherchais à garder la tête hors de l'eau, je ne voulais pas être noyé par ce flot de références érudites ("Have you ever read Guy Deboaar ?"), ni largué par sa construction traître et tarabiscotée. J'ai vu I'm thinking of ending things et cet article est écrit et publié dans le simple but de le dire au plus grand nombre. Lorsque, courant 2021, notre très attendu top bi-annuel sera enfin dévoilé (nous avions vu venir la crise sanitaire et avons choisi de rattacher 2019 à 2020), vous, fidèles lecteurs, pourrez ainsi être sûrs qu'il ne s'agit pas d'un oubli, puisque nous aurons effectivement vu le film de Charlie Kaufman. Nous l'aurons bien pris en considération et nous aurons jugé qu'il n'a aucunement sa place dans notre top, malgré tous les efforts déployés par Mr Kaufman et malgré mon espèce d'étrange fierté d'en être venu à bout, sans tricher, et mon envie de le répéter encore. Car cette envie sera encore là, j'en suis sûr, elle me suivra jusqu'au bout, je ne l'aurai jamais assez dit, que j'ai vu le film de Charlie Kaufman, et regardé sérieusement, jusqu'à la dernière image post-générique de fin, dans l'attente d'une dernière clé de lecture, d'un ultime indice placé par l'auteur, dans sa grande malice, à la toute fin de la bobine. J'ai donc vu ce film mais je ne vous le rappellerai pas sous la forme d'une citation dans un top. Ah ça non. Faut pas pousser. Cela ne sera de toute façon pas utile parce que j'aurai déjà consacré un article entier, cet article, à le dire et à le redire, à ne faire que ça, juste assez pour me soulager un temps (j'espère jusqu'à Noël...). I'm thinking of ending things, moi aussi. N'empêche que j'ai maté le film, moi. Et ça n'est pas quelque chose que l'on veut garder pour soi, croyez-moi. Ce texte-là est suffisamment long, pesant et tordu, comme le film, je vous épargne une Toni Collette qui en fait des caisses et je n'insiste pas davantage. J'ai à peu près tout dit, finalement. Je pense donc en finir là. 
 
 
 
 
I'm thinking of ending things (Je veux juste en finir) de Charlie Kaufman avec Jessie Buckley, Jesse Plemons, Tonie Collette et David Thewlis (2020)

1 décembre 2020

Calm with horses

Calm with horses est la confirmation des débuts très encourageants de Nick Rowland derrière la caméra, lui qui avait déjà signé auparavant des courts métrages assez remarquables (visibles sur sa page Vimeo). Ce film de gangsters irlandais nous empoigne dès ses premières images par son ambiance forte et son style soigné, plein d'assurance, bien nourri par les nappes sonores électroniques de Blanck Mass. Pour son premier long, Nick Rowland a choisi d'adapter une nouvelle signée Colin Barrett et, à la vue de son film et sans en avoir lu une seule ligne, on est convaincu qu'il a dû savoir en capturer l'essence ou en tout cas en exploiter parfaitement le potentiel. Calm with horses s'ouvre par quelques mots prononcés en off par son personnage principal, Douglas, alias Arm, un ex-boxeur devenu homme de main pour la famille de truands qui tient la région. C'est lui que l'on envoie foutre des roustes pour régler quelques problèmes et faire le sale boulot. Il est un peu simple et c'est là une façon comme une autre de se servir de ses muscles, alors il s'exécute, machinalement. Jusqu'au jour où on lui demande carrément d'évincer un pauvre type... Ça, il ne peut pas, il n'y arrive pas, car, au fond, Douglas n'est pas un mauvais bougre, loin de là, il préfèrerait se remettre dans le droit chemin, se rabibocher avec son ex et pouvoir s'occuper de leur gamin.





Calm with horses nous plonge en douceur dans l'Irlande profonde et rurale, avec ces reliefs verts et boisés, ces villages un peu crados, ces quelques maisons isolées et ces barres d'immeubles curieusement paumées là, vétustes, giflées par une petite bruine permanente et écrasées par des nuages gris massifs, omniprésents. Malgré ce décor a priori plombant, Nick Rowland ne tombe pas dans la grisaille facile et n'en fait pas des caisses sur la misère qui frapperait les lieux et ses habitants, on sent plutôt qu'il doit aimer la région : les paysages sont magnifiques et les bâtisses joliment filmées. Également habile quand il s'agit de filmer la tension et l'action, avec notamment une courte poursuite en voiture aussi simple qu'efficace, Rowland réussit aussi à dresser une petite galerie de gangsters très crédibles, aux tronches plus ou moins ravagées par l'alcool ou autres drogues. Sans en faire trop, en quelques coups de pinceaux, il nous fait croire en ces types-là et peut s'appuyer sur des acteurs au diapason. Déjà croisé dans Dunkerque et La Mise à mort du cerf sacré, Barry Keoghan propose de nouveau une prestation intéressante, très nuancée. Il campe ici le petit frère du personnage principal, plus mauvais et retors, c'est lui qui le mène par le bout du nez et lui fait commettre des saloperies.





Surtout, le réalisateur britannique parvient très vite à nous rendre intéressant son personnage principal, dès ses premiers mots, que l'on imagine directement empruntés à l'auteur de la nouvelle, où notre homme s'interroge sur l'origine de sa violence. "I can hurt people but there's no hate in any of it now. Don't go thinking all violence is the work of hateful men. Sometimes... it's just the way a fella makes sense of his world." Par sa trajectoire narrative et sa façon de nous lier si fermement au destin d'un pauv' type que l'on aimerait malgré tout voir s'en sortir, s'affranchir pour de bon de son milieu dominé par des gangsters camés, Calm with horses peut rappeler le deuxième volet, le plus réussi, de la trilogie Pusher de Nicolas Winding Refn. Et si ce film acte la naissance d'un réalisateur doué, il est aussi la révélation d'un acteur étonnant, comme Pusher II révélait Mads Mikkelsen, un acteur à la tronche fascinante déjà entraperçue dans Lady Macbeth, le dénommé Cosmo Jarvis. Il impressionne par son allure totalement crédible pour ce rôle : une carrure très large, un intimidant bloc de force brute, et un visage insaisissable, légèrement dissymétrique. Il est tour à tour très beau et disgracieux, dans tous les cas charismatique, et même magnétique pourrait-on quasiment dire, tant l'acteur dégage quelque chose de spécial, parfaitement saisie par le cinéaste. Les dernières minutes sont entièrement consacrées à ce visage tourmentée et en souffrance, centre de gravité d'un premier film réussi qui constitue une belle promesse pour l'avenir, porté par un acteur et un réalisateur dont on garde les noms dans un coin de la tête. 
 
 
Calm with horses de Nick Rowland avec Cosmo Jarvis et Barry Keoghan (2020)