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21 août 2018

Seconds

Seconds comme cette seconde chance à laquelle nous sommes tous supposés avoir droit. Arthur Hamilton n'a rien fait de mal et n'a pas particulièrement raté sa vie mais la promesse étrange d'un vieil ami qu'il croyait disparu va éveiller chez lui un fol espoir et lui faire croire en l'impossible, en cette seconde chance, justement. Change de nom, de visage, de vie ! C'est à sa portée, à condition qu'il se rende à cette curieuse adresse griffonnée sur un bout de papier qu'un inconnu lui a glissé à la hâte à la gare, puis qu'il accepte de tout abandonner, strictement tout, lors de cette opération diabolique, celle qui va transformer ce banquier d'une cinquantaine d'années, fatigué et bedonnant, en un bel homme en pleine possession de ses moyens, peintre établi, demeurant dans une grande villa de Floride...




Voici le point de départ de Seconds aka L'Opération diabolique, de John Frankenheimer. Un film fou et inclassable sorti en 1966 et repris dans nos salles en 2014 pour une seconde chance salutaire. Ce titre marque l'apogée d'un réalisateur charnière, génie éphémère du cinéma américain des années 60 ayant participé à ouvrir la voie au Nouvel Hollywood. Seconds est le troisième volet d'une trilogie admirable, préfiguratrice des nombreux films de complot à venir, de ces thrillers paranoïaques qui fleuriront pendant les seventies (A Cause d'un assassinat, Conversation secrète, Les Trois jours du Condor, etc). Ce triptyque glaçant signé John Frankenheimer se constitue d'Un Crime dans la tête, de Sept Jours en Mai et de Seconds, dont on préférera largement le titre original, étant donné que la version française le cantonne sous des allures de série b qui ne lui siéent guère.




Thriller paranoïaque teinté de science-fiction dystopique, louchant également vers l'horreur pure et le film noir, Seconds est avant tout un drame existentiel étonnant qui parvient à nous faire pleinement ressentir la crise que traverse son personnage principal (successivement incarné par John Randolph puis Rock Hudson), un homme plongé dans un mal être profond difficilement identifiable mais que l'on ressent dès la première image, dès ce générique terrible concocté par le grand Saul Bass, nous proposant des images déformées des parties d'un visage insaisissable, en détresse.




Saul Bass n'est pas le seul invité de marque que l'on retrouve au générique puisque la musique du film est signée par le talentueux compositeur Jerry Goldsmith, ici tout particulièrement inspiré, qu'il s'agisse d'ajouter à l'anxiété étouffante développée par la mise en scène survoltée de John Frankenheimer, à grands renforts de violons ou d'orgues dissonants, ou de se montrer plus délicat quand il est nécessaire d'apporter une touche d'ironie ou de mélodrame, en accompagnant l'image par de plus subtiles mélodies au piano. A cette fine équipe, il faut également ajouter l'expérimenté directeur photo James Wong Howe, célèbre pour avoir collaboré avec Fritz Lang, Michael Curtiz, Josef von Sternberg mais aussi Martin Ritt pour l'excellent Hud. Il participe grandement à donner à Seconds une allure éclatante avec ce noir et blanc contrasté et classieux qui rappelle les plus grandes heures du film noir et qui parvient assez miraculeusement à toujours rester en harmonie avec les directives d'un John Frankenheimer en roues libres.




Bien qu'il appartienne clairement à sa décennie, notamment par sa manière ironique de dépeindre le mouvement hippie lors d'une longue scène de débauche déconcertante, et bien qu'il fasse partie de ces films singuliers, remplis de fulgurances folles, annonciateurs de l'âge d'or du Nouvel Hollywood, Seconds dégage aujourd'hui quelque chose d'intemporel. Déjà, dans sa façon de nous saisir et de nous sidérer régulièrement, de la première à la dernière image. Il faut dire que John Frankenheimer y va franco et déploie une débauche d'effets qui pourraient presque devenir indigestes s'ils n'étaient pas si efficaces et en pleine cohérence avec ce qu'il nous raconte. Film sur la perte de repères, sur le brouillement des rapports avec la réalité et la perception que l'on a de soi et de son environnement, Seconds est un drame existentiel qui dépasse le seul mal être de son personnage principal et la critique du rêve américain pour toucher à quelque chose de plus universel. Son extravagance formelle fait ainsi totalement sens, d'autant plus que John Frankenheimer sait aussi se poser lors de scènes qui en deviennent tout aussi troublantes et émouvantes (on pense par exemple aux retrouvailles avec la femme que le personnage a délaissée, très simplement filmée en champ/contre-champ).




Ce qu'il y a d'étonnant est que John Frankenheimer ne nous laisse pas la possibilité de douter du scénario absurde qu'il met en image, nous croyons en l'existence de cette organisation secrète et à son pouvoir de changer du tout au tout un individu désireux de passer à une autre vie, tout comme nous ne doutons pas une seule seconde que le personnage principal, d'abord incarné par un John Randolph tout suintant, puisse ensuite prendre les traits avantageux et très clean d'un Rock Hudson au faîte de son charisme viril. Le cinéaste prend là un risque de taille, il peut perdre le spectateur avec ce choix si radical, et ce fut le cas en 1966 où Seconds fut un échec public et critique cinglant, mais ce changement d'acteur cristallise bien toute l'énorme bizarrerie du film et s'avère plus judicieux et significatif que d'autres solutions a priori plus simples qui étaient également envisageables (Frankenheimer pensait d'abord embaucher Kirk Douglas, qu'il avait déjà dirigé pour Sept Jours en Mai, en jouant sur son maquillage et sa posture, avant et après l'opération). Le réalisateur parvient également avec un talent rare à nous faire traverser tout un spectre d'émotions, de pur ressenti de spectateur, nous sommes tour à tour dérangé, haletant, déconcerté, interrogateur, perdu, ému et tétanisé face aux images, à l'histoire, bref, à l’œuvre étonnante qu'il nous propose ici.




Les 45 premières minutes sont d'une efficacité redoutable. Des passages de délires oniriques sont d'une inventivité formelle encore fascinante aujourd'hui. La scène d'ouverture, filature stressante au beau milieu des allées et venues incessantes de la grande gare centrale de New York, nous saisit à la gorge d'entrée de jeu, à l'image des acteurs, littéralement saisis eux aussi par le procédé de Snorricam utilisé à bon escient par un John Frankenheimer toujours friand d'expérimentations. On adore ensuite tous les passage au sein de l'Organisation, d'un humour noir mordant, la société secrète étant montrée comme s'il s'agissait d'une simple compagnie d'assurance bienveillante, aux arguments implacables, qui promet une nouvelle vie à ses "clients" et dissimule ses activités derrière les lieux les plus banals et triviaux, comme un abattoir ou un pressing. La conclusion s'avère à la hauteur du malaise qui plane tout le long et constitue un ultime sommet dans la psychose identitaire. Plus de 20 ans avant la première adaptation cinématographique de Philip K. Dick, écrivain qui régnera pour le meilleur et pour le pire sur le cinéma de SF, on retrouve aussi quelque chose de très dickien dans les thèmes abordés et les situations dépeintes. Le fantôme du chef-d’œuvre de John Frankenheimer paraît ainsi hanter bon nombre de films de science fiction bien plus récents et qui, souvent, ne lui arrivent pas à la cheville, ce qui participe à cet effet intemporel. Seconds est le point final d'une des meilleures trilogies thématiques qui soient et s'avère être le plus grand film d'un cinéaste qui, s'il avait su maintenir ce niveau-là plus longtemps, serait aujourd'hui considéré tout autrement. Un sacré film.


Seconds (L'Opération diabolique) de John Frankenheimer avec Rock Hudson et John Randolph (1966)

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