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16 mai 2012

Shotgun Stories

En 2008, dans son premier film, avant le récent et extraordinaire Take Shelter (et avant le futur Mud, en compétition à Cannes cette année), Jeff Nichols filmait déjà un bled paumé du sud des États-Unis avec ses trois habitants aux 100 kilomètres carrés, ouvriers à la petite semaine mal fagotés, errant en chaussettes sur leurs perrons, entourés de grands espaces sans frontières et travaillant à ciel ouvert dans les champs ou les rivières. Le personnage qu'interprète ici Michael Shannon (acteur décidément prodigieux) est sensiblement le même, en plus jeune, que celui de Take Shelter. Ouvrier sans histoires, époux d'une femme intègre, père d'un jeune enfant, Son Hayes est en proie à des difficultés financières et obsédé par une idée fixe qui le torture au quotidien : la haine de la famille pour laquelle son père a quitté la sienne. Au début du film, la femme de Son vient de le quitter provisoirement en emmenant leur fils avec elle, lassée par un époux qui s'ingénie à gaspiller le maigre pécule familial au Casino dans le fol espoir de sortir les siens d'une morne condition. Son prend la chance pour une science et tente dieu sait comment de "comprendre" les rouages du hasard afin de gagner autre chose que le strict minimum offert par son salaire, qui lui permet tout juste de vivoter et de payer le loyer.




Aussitôt sa femme partie, Son invite Boy et Kid, ses deux frères quasi-SDF, à habiter la maison familiale avec lui. Deux jours après, la mère frappe à la porte pour apprendre aux frères la mort de leur père, qui semble la laisser indifférente. Son entraîne ses frangins à l'enterrement du paternel, organisé par la deuxième famille de ce dernier, et prend la parole en pleine cérémonie pour dénoncer ce père qui les a abandonnés ses frères et lui avant d'aller fonder une autre famille quelques centaines de mètres plus loin. Du côté des endeuillés, on le laisse dire en serrant les dents, mais quand Son crache sur le cercueil de l'ancêtre, les autres fils du défunt en viennent aux mains et cet incident aura des conséquences dramatiques pour les deux fratries. Son, Kid et Boy, trois garçons, trois fils, trois gamins sans père, trois éternels enfants, éduqués dans la haine de leurs demi-frères, cette autre famille qui leur a pris leur guide, ruminent dans l'oisiveté, tout comme leurs faux-jumeaux éloignés et ennemis jurés dont l'honneur vient d'être bafoué en pleine cérémonie funéraire. Dans chaque fratrie un enfant prend le relai du père et dirige les autres, mais l'absence de paternité, de filiation, de repères, a déjà fait ses ravages et, dans ce monde où rien ne se passe et où rien ne fonctionne, ni la radio ni la climatisation ni l'équipe de basket de Boy (Douglas Ligon), ni le projet de mariage de Kid (Barlow Jacobs), ni le mariage de Son, ni le tracteur des frères ennemis, dans ce monde sans but qui n'offre aucune perspective d'horizon sereine, on en vient à se haïr pour rien et à s'entretuer par ricochets.




C'est le premier film de Jeff Nichols, très jeune cinéaste américain (il n'a que 30 quand il réalise Shotgun Stories), et c'est déjà un sacré grand film. Le talent de Nichols rend profondément heureux. Ça peut avoir l'air idiot dit comme ça mais c'est pourtant vrai, la joie de rencontrer un tel artiste est profonde et bien réelle, comme cet enthousiasme rare qu'on éprouve ici à se trouver en présence d'un homme si fin et intelligent, si doué et si modeste à la fois, faisant preuve d'un respect absolu à l'égard de son propre travail et de ceux à qui il est destiné. Les personnages du film ne sont jamais regardés de haut, jamais méprisés ni méprisables, jamais idiots ou insensés, jamais manipulés avec condescendance par leur créateur dans l'unique but de satisfaire aux thèses de ce dernier. Nichols les respecte et les aime, tous autant qu'ils sont, quels qu'ils soient, même quand il s'agit de grands dadais aux vies apparemment ratées, élevés par une mère revancharde dans la haine de leur géniteur et de l'autre famille de ce dernier, agressifs et maladroits au début, motivés par une soif de vengeance insatiable ensuite. Les protagonistes de Nichols ont beau faire n'importe quoi, être obnubilés par une haine rentrée bien qu'entière et irraisonnée de l'autre, ils ne sont jamais jugés avec mépris par l'auteur, et donc pas davantage par le spectateur.




On pourrait donner mille exemples de scènes où le cinéaste traite ses personnages et son récit avec justesse et grandeur : les deux apparitions de la mère silencieuse, dont l'attitude fermée suffit à dire à quel point elle est restée à jamais coincée dans un ressentiment vif à l'égard de son ex-mari, au point de n'avoir d'empathie ni pour lui ni pour ses propres fils, et ce bloc de vérité passe dans le film sans qu'il n'y ait besoin de le verbaliser dans une scène d'éclat comme on en voit tant ; Les deux retours successifs de l'épouse de Son, d'abord venue récupérer une poêle et expliquer tranquillement à son mari qu'elle ne rentrera pas tant qu'il jouera au Casino, sans hurler sur les deux frères qui squattent la maison, sans faire une de ces crises toujours bien efficaces au cinéma, comme on s'y attendait avec nos mauvaises habitudes de cinéphiles nourris aux scénarios faciles... et puis plus tard dans le film la revoilà, soudain présente après la mort d'un des frères, rentrant la nuit pour se coucher près de son mari sans que l'événement ne soit sur-dramatisé : elle entre dans le cadre puis dans le lit avec une simplicité étonnante, le regard porté par Nichols sur le couple en général, sur ses difficultés et sur sa grande force, étant aussi sage que dans Take Shelter ; les deux jeunes hommes, pères de substitution, qui prennent l'ascendant dans chaque fratrie pour contrôler les passions de leurs cadets, Son d'un côté, Cleaman de l'autre, finissent par flancher du côté de la violence suite à la perte d'un des leurs, sans que leur choix ne nous les rende antipathiques ou condamnables puisqu'ils sont mus par une simple colère et par un besoin de réparation, de justice. A cette fin, la scène où Son va voir Boy pour lui dire qu'il ne peut pas en rester là et qu'il faut en finir suffit à faire éprouver sa détresse et son impérieux besoin de réparer la mort de son frère, quitte à ce que sa méthode soit vouée à l'échec, et sans que le jugement ne s'en mêle immédiatement. L'humanisme du cinéaste et l'humanité de ses personnages impliquent que l'on ne surplombe jamais ces derniers, et qu'on les comprend d'autant plus qu'ils sont nos frères.




L'intelligence du travail de Nichols éclate encore à la fin du film, quand il ne tombe pas dans le bain de sang revanchard que nous attentions malgré nous. Le cinéaste nous rappelle ici qu'un mort dans chaque camp c'est déjà beaucoup, c'est déjà trop, et qu'il n'y a pas besoin d'une tuerie pour que l'on soit allé trop loin et pour que les dégâts soient monumentaux et les cicatrices apparentes. Quand le chien de Boy est tué par un serpent placé là par la fratrie ennemie, Kid réagit en allant immédiatement frapper Stephen Hayes, le plus belliqueux des frères d'en face, avec le manche de la pelle qu'il vient d'utiliser pour trancher la tête du serpent et enterrer le chien mort. Kid part venger son frère quand bien même ce n'est qu'un chien qui a été assassiné, et sa réaction est de mordre aussitôt, sans réfléchir. Frapper, tuer, c'est déjà agir en animal, pas besoin d'un bain de sang barbare pour en arriver là. Le plus beau avec Nichols c'est qu'il ne semble pas s'interdire le bain de sang par calcul ou par posture, pour prendre le contrepied d'un genre quelconque en se donnant le rôle de celui qui vient après, pour surprendre à tout prix le spectateur, pour faire le malin par un refus d'excès qui le placerait dans un minimalisme poseur, il semble le faire tout naturellement, de la même façon que son dessin des personnages n'est pas tel qu'il est pour assurer l'identification du spectateur ou autre, mais bien parce que l'auteur du film porte en lui cette humanité qui rejaillit brillamment à l'écran. En somme Nichols ne se laisse aller à aucune facilité scénaristique ou cinématographique - faisant preuve entre autres d'un talent remarquable de l'ellipse, qu'il s'agisse d'un changement induit dans une relation amoureuse sans sur-lignage aucun, ou des bagarres qui, en passant dans les raccords, n'en sont que plus violentes encore - non parce qu'il ferait l'effort d'être moins lourd que la plupart de ses congénères et forcerait son ingéniosité dans cette visée, mais parce qu'il est naturellement intelligent et que ces facilités-là ne lui effleurent même pas l'esprit, du moins est-ce l'impression qu'il donne et qu'il a confirmée dans son deuxième long métrage. Et c'est justement parce qu'il ne travaille pas par calcul que les films de Jeff Nichols ne sont pas inutilement compliqués ou opaques. Sa sincérité et son intelligence sont telles que son travail est d'une simplicité biblique, à la portée de tous. Ce travail cinématographique est en fin de compte éminemment politique.




Jeff Nichols propose une vision du monde singulière, il brosse des portraits rigoureusement humains et habités avec un respect inouï pour ses personnages et, par conséquent, pour ceux qui vont s'identifier ; il montre à quel point le défaut d'exemple structurant et d'éducation saine doublé d'un enseignement de la haine aboutit au carnage, et qu'un carnage en est déjà un quand seulement deux personnes sont mortes pour rien ; il finit son film en exprimant la nécessité supérieure de mettre un terme à toute violence, de se refuser à toute soif légitime ou non de vengeance, avec cette idée reprise à son père par Camus qu'un homme ça s'empêche. Shotgun Stories n'est pas un film sur la politique, c'est un film politique. Platon, pour donner une première définition du politique, disait que le politique c'est le pasteur des hommes, celui qui prend soin des hommes, et c'est concrètement ce que fait Jeff Nichols à tous les niveaux de son geste artistique, en filmant des êtres humains d'égal à égal, en offrant au spectateur un film particulièrement sain et particulièrement fin, qui n'est pas exceptionnel uniquement par réaction à un mauvais cinéma, grâce à ce qu'il ne fait pas, parce qu'il éviterait les écueils et ratages dans lesquels tant d'autres films se vautrent, mais pour ce qu'il fait de magistral. Nichols nous offre un film très élégant et raffiné, où l'organisation de l'espace impressionne et où la composition des cadres est constamment géniale, comme en témoignent les images choisies pour illustrer cet article, et si on a beaucoup rapproché le film de Malick, parfois à juste titre, je le rapprocherais davantage, pour la profondeur du regard sur l'humain, la peinture brûlante des rapports amoureux et fraternels, d'un Michael Cimino, la grandeur baroque en moins. En psychologie on considère la bienveillance comme le dernier garant de la santé mentale, or la bienveillance de Jeff Nichols, qui œuvre pour rendre le spectateur meilleur en réalisant un film non-violent sur la violence, trouve son corollaire dans ses récits, qui se terminent par le salut in extremis de leurs protagonistes principaux grâce au geste bienveillant d'un des leurs, d'un semblable. Nichols fait du politique en proposant un film aussi formellement beau qu'intelligent, délivrant une sensibilité exacerbée et une conception du social, de la vie avec les autres, aussi pertinente que profonde. C'était le premier film déjà grand de Jeff Nichols, qui a de nouveau excellé et c'est peu de le dire avec Take Shelter, dont la mise en scène, moins réduite au strict et parfait service du récit pour plus de fulgurances et de puissance, laisse augurer une carrière proprement exceptionnelle, que je suivrai avec un intérêt et une impatience non-dissimulés.


Shotgun Stories de Jeff Nichols avec Michael Shannon, Douglas Ligon, Barlow Jacobs, Natalie Canerday, Glenda Pannell, Lynssee Provence et Michael Abbott Jr. (2008)

13 commentaires:

  1. Superbe article, film magnifique, réalisateur très excitant en effet. J'ai eu des échos réservés sur Mud mais ça vient de gens qui n'avaient déjà pas saisi toute la beauté de Shotgun Stories et de Take Shelter, donc ça compte pas.

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    1. Merci ! :D

      J'ai très hâte de découvrir ce fameux Mud...

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  2. Marrant: vous reprochiez justement à Take Shelter son manque de fulgurances, d'envolées cinématographiques ou que sais-je... et vous disiez que ce n'était pas un grand film... je vois qu'on s'est ravisé et qu'on a décidé d'aimer Nichols sans réserve...
    Cool.

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    1. Nous n'avons jamais fait ces reproches à Take Shelter, en tout cas pas en ces termes définitifs. Je m'auto-cite :

      "On pourrait reprocher à Jeff Nichols une mise en scène trop académique ou transparente, un manque patent d'idées visuelles marquantes, il a cependant l'intelligence de se servir subtilement, de manière presque anodine et pourtant très efficace, de procédés cinématographiques simples qui font toujours mouche."

      "Précisons tout de même que le film n'est pas "grandiose" - manifestement ce n'est pas son but -, sa sobriété couplée à un manque de véritables envolées cinématographiques pourrait pousser à le considérer comme un petit film indépendant honnête. Mais la finesse du discours et la qualité des moyens de son expression font de Take Shelter le premier film important de 2012."

      Nous avons donc considéré Take Shelter comme un grand film dès la sortie de la projection. Par ailleurs c'était le premier Jeff Nichols que je voyais et, forcément, en découvrant son autre film et en le trouvant également admirable, cet avis se confirme et se renforce. Il ne s'agissait pas de réserves au départ qui se soudain seraient volatilisées, il s'agit juste d'impressions sur un cinéaste entérinées par la vision de son autre film.

      Et si nous constations un éventuel manque "d'envolées cinématographiques" dans Take Shelter, sans en faire le reproche au cinéaste, c'était avant de connaître avec plus de certitudes la patte de Jeff Nichols, qui procède davantage d'une maîtrise calme de la composition du cadre et de l'organisation du récit que de prodiges formels à proprement parler. Mais en découvrant son premier film, on se rend compte qu'il a progressé avec Take Shelter vers plus de fulgurances justement, et, avec le recul, ce dernier film me paraît encore plus génial qu'au moment de sa découverte.

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    2. Ok d'accord.
      Pas près de reposter par ici moi...

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    3. Je n'ai fait que m'expliquer sur mon rapport à ces deux films. Si tu veux le prendre mal, à ta guise, mais c'est dommage.

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  3. Bel article pour un très beau film :-) J'ai quant à moi vu le personnage de Son filmé comme un héros, et c'est également un geste politique dans le sens où ça montre de l'héroïsme là où les regards ne s'attendent pas à en trouver.

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  4. Tu m'enlumines le film que j'avais apprécié sans pour autant l'aimer assez. Thanx very much, bro !

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  5. Ce gars-la est un Dieu du montage. Il sait parfaitement rythmer ses films et assurer un cohérence et un équilibre sans appels. À l'économie certes, mais Cronenberg n'en a t il pas fait de même ? Et Scorcese ?

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    1. Je suis complètement d'accord sur le montage pour Nichols. Quant à Cronenberg et Scorsese, ils sont parfois doués aussi avec les ciseaux, bien entendu, mais leur travail n'a tellement rien à voir avec celui de Nichols que j'ai du mal à voir le rapport.

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