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18 mai 2024

Le Règne animal

Thomas Cailley l'ignore, car on ne peut vivre l'esprit tranquille en sachant quelque chose comme ça, mais il y a quelque part sur le coin du globe, et pas si loin que ça quand on fait zoom arrière sur google earth, une personne qui veut sa peau, qui se "le ferait" si c'était possible, qui ne manque jamais une occasion de le vouer aux enfers et de le rabaisser plus bas que terre, et qui se présente lui-même comme "son ennemi juré". Cette personne-là nous est proche et a un certain ascendant sur nous, un lien de filiation, pour ne pas parler d'influence, quand bien même on essaie aujourd'hui encore de rompre avec tous ses préceptes et ses combats de soixante-huitard contre toutes les valeurs du monde actuel et passé. Cette personne-là est pour nous dieu le père et un contre-modèle à la fois. Il est l'exemple à ne pas suivre, tous ses moove sont dangereux et ses leçons de vie sont pétries d'anti-matière. Toutes les morales et autres aphorismes qu'il délivre depuis le couvert de sa moustache sont autant de gousses d'ails accrochées autour de la porte du bonheur pour les vampires que nous sommes. Mais on ne peut s'empêcher de prendre en compte ses dires, même quand il débloque et, selon ses propres mots, "part dans tous les sens". Pire, on finit par adopter ses visions méphitiques de collapsologue convaincu et de prédicateur fou. Bien que récemment réduit physiquement par un coup du scorpion mal négocié au ping pong qui a fait de son genou l'équivalent anatomique d'une bouillabaisse (si on regarde sa dernière radio on se demande comment il continue de marcher avec un axoa de veau à la place des croisés), sa hargne morale et métaphysique contre Thomas Cailley est toujours aussi pure et aiguisée. Normalement on s'adoucit avec la maladie, on prend du recul, on pardonne. Mais lui, qui dit souvent être "né de mauvais poil et fatigué", mais qui ne va jamais se coucher de bonne heure par esprit rebelle de black bloc sur le retour, ne pose aucune limite à sa haine, à sa hargne, d'autant plus folle que très réfléchie, posée, consentie. Aucune impulsivité là-dedans, rien que de très conscientisé.




Cette haine a vu le jour lors de la projection en salle du Règne animal, de Thomas Cailley. Depuis ce jour, le godfather n'arrête pas de dire "trèèèèès mauvais film Le Règne animal", à la moindre occasion. Il suffit qu'il entende, lors d'une conversation avec de vieux éleveurs ou tondeurs du cru, le mot "animal", qui revient assez souvent dans son milieu socio-professionnel (l'élevage de moutons), pour qu'il répète encore "Très mauvais, Le Règne animal". Idem quand il ouït le mot "règne", certes plus rare. Ou le mot "le". Et quand il sort du moindre film un peu moins pire à ses yeux que celui de Thomas Cailley, il y revient quand même : "C'est tout de même mieux que Le Règne animal". Avec ses mille et une variantes : "Enfin c'est pas pire que Le Règne Animal". Ce titre est devenu un juron pour lui. Il murmure parfois juste "Le Règne animal...", même tout seul, quand quelque chose lui déplaît, quand il cogne son orteil contre le pied de la table basse, quand il masse le bo bun aux nems qui lui sert de genou, ou qu'il peste contre la vie. Même devant un très mauvais PSG - Lille (0-0), regardé sur une tv 4/3 à Tarbes chez sa fille, il peut se soulager en se relevant du canapé et en massant toujours son genou fumé en charpie, et clamer : "ça reste un meilleur spectacle que Le Règne animal". Mais "très mauvais" restent les deux arguments principaux de l'aïeul contre l’œuvre de Cailley. Si on lui demande de développer, il cite des éléments du film et les qualifie de ces deux mots : "Romain Duris, très mauvais", "le scénario, très mauvais", "la mise en scène, très mauvais...". Il n'a aucune bille contre le film, sinon les différentes façons dont il prononce ces deux mots, avec des variations à la Cyrano : agressif, "Très mauvais !", désespéré : "très mauvais !", agacé : "très mauvais", primesautier : "très mauvais", glacial : "très mauvais", sec : "très mauvais", froid : "très mauvais", la bouche pleine : "très mauvais", en portant un toast : "très mauvais", en éteignant sa lampe de chevet : "très mauvais", et j'en passe.




Peut-être que la bienveillance naturelle et générale à l'égard de ce film certes insipide mais inoffensif et plein de belles et bonnes valeurs (accepter la différence, accepter les bêtes, accepter la tronche du jeune premier, bref, accepter), tel un virus de positivité et d'encouragement à réinvestir les salles de cinéma pour une production française coûteuse, ambitieuse, contenant deux trois effets spéciaux numériques (dinguerie !) a contribué à mettre les nerfs en pelote de l'ancêtre. C'est comme le COVID, certains se le chopaient six fois, d'autres n'en voyaient pas l'ombre et continuaient d'enculer les mouches peinards. Là c'est pareil mais inversé (pas sûr de comprendre nous-mêmes ce qu'on écrit). Quand tout le monde baignait dans l'empathie pour Thomas Cailley, du dernier port-de-boucain en claquettes aux tenanciers d'une chaire à l'Académie des César (ceux-ci qui séparent toujours l'homme de l'artiste quand ça tombe bien pour eux), le paternel broyait du noir, échafaudait les plans les plus machiavéliques et compliqués pour nuire à l'auteur du film, toujours menacé de mort à ce jour. Drôle de paradoxe... Se dire : Je suis cinéaste, je fais des films ouverts et inclusifs, qui aspirent à une humanité meilleure et veulent réconcilier les gens, les réunir au cinéma, leur faire passer un doux moment, je vis pour mon travail, je cotise, je veux plaire aux plus petits comme aux plus grands, je suis un amuseur, un montreur d'images, un marionnettiste, un raconteur d'histoires, un enfant de la balle, un griot, et pourtant un retraité audois armé jusqu'aux dents d'armes blanches létales et de bombes chimiques veut juste me retirer la peau et en faire son paillasson d'entrée, tatoué non pas "Welcome", juste "très mauvais".
 
 
Le Règne animal de Thomas Cailley avec Romain Duris, Paul Kircher et Adèle Exarchopoulos (2023)

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